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Présentation
Exposant au début dun ouvrage célèbre les diverses raisons
qui le conduisirent à séloigner de la philosophie, Claude Lévi-
Strauss évoque dans les termes suivants les années où il étudia
cette discipline, dabord au lycée, puis à la Sorbonne : « Là, j’ai
commencé à apprendre que tout problème, grave ou futile, peut
être liquidé par lapplication dune méthode, toujours identique,
qui consiste à opposer deux vues traditionnelles de la question ; à
introduire la première par les justi cations du sens commun, puis
à les détruire au moyen de la seconde ; enfi n à les renvoyer dos à
dos grâce à une troisième qui révèle le caractère également partiel
des deux autres, ramenées par des arti ces de vocabulaire aux
aspects complémentaires dune même réalité
1
». On admettra
sans peine quune telle gymnastique puisse exercer l’intelligence
tout en desséchant la pensée et en appauvrissant son objet : « Non
seulement la méthode fournit un passe-partout, mais elle incite à
napercevoir dans la richesse des thèmes de réfl exion quune forme
unique, toujours semblable2… ».
Formalisme de la méthode, verbalisme, indi érence au vrai,
réduction de la dialectique à une rhétorique inconsistante : sans
doute y a-t-il là une caricature de l’activité philosophique. Il importe
peu ici de savoir si cest la description qui est caricaturale ou si cest
lobjet décrit, la philosophie s’étant alors trahie elle-même dans les
1. Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Plon, 1955, Press Pocket, p. 52.
2. Ibid., p. 53.
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Pratique de la dissertation et de l’explication de texte en philosophie
formes scolaires et universitaires où elle sexerce. Il peut être plus
utile et plus fécond de prendre appui sur la critique de l’ethnologue
pour réfl échir aux di cultés inhérentes à l’idée dune méthode de
la dissertation philosophique.
Une méthode est en eff et un chemin tracé à lavance qui permet
darriver à un certain résultat. Dans son Vocabulaire technique et
critique de la philosophie, Lalande indique que ladjectif méthodique
et ladverbe méthodiquement impliquent presque toujours « une
préconception ré échie du plan à suivre
1
». Dans le même sens, Jean
Largeault écrit que « dans lacception la plus stricte, une méthode
est un algorithme défi ni préalablement aux questions dune classe
donnée, et qui, à toute question de la classe, fournit, au bout d’un
nombre ni détapes, une solution soit par une réponse a rmative
ou négative, soit par le calcul dune valeur numérique
2
». Ainsi
lalgèbre, comme ensemble de règles opératoires gouvernant la
transformation de symboles abstraction faite de ce quils symbolisent,
serait le paradigme de la méthode.
Le formalisme semble ainsi inrent à la méthode et la question se
pose alors de savoir si, en dehors du domaine des sciences formelles,
des règles de la méthode peuvent être formulées préalablement ou
déterminées a priori, indépendamment de leur application à une
matière donnée. Ce problème concerne évidemment les sciences
expérimentales où lon peut douter quil soit possible de connaître la
manière de connaître un objet avant de connaître lobjet lui-même.
Ce nest pas que la connaissance se réduise à un pur empirisme :
c’est plutôt que l’objet impose en retour sa loi à l’esprit qui cherche
à le connaître. S’apprêtant à critiquer l’épistémologie cartésienne,
Bachelard écrit : « La méthode fait corps avec son application3. »
Cela ne veut évidemment pas dire quil ny a pas de méthode : cela
1. André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie article « Méthode »,
PUF, 1976, p. 624.
2. Jean Largeault article « thode » in Encyclopaedia universalis, 1992 vol. 15, p. 220.
3. Bachelard, Le nouvel esprit scientifi que, PUF, collection Quadrige, p. 140.
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Présentation
veut dire que, bien souvent, lapplication de la méthode conduit
à transformer la méthode elle-même. Du reste, en conservant
invariablement la même méthode, ne s’exposerait-on pas à retrouver
toujours les mêmes objets ?
Ce qui est vrai de la méthode dans les sciences lest aussi en
philosophie parce que la philosophie a, elle aussi, a aire au réel,
et non à de pures formes. S’il ny a pas en philosophie de méthode
qui pourrait sappliquer indiff éremment à nimporte quel objet
et résoudre nimporte quel problème, cest parce que la forme
n’est jamais indi érente à la matière quelle informe : procéder
méthodiquement, cest disposer des raisons selon un ordre quimpose
progressivement à lesprit la spéci cité de chaque objet de ré exion,
ordre qui ne peut par conséquent être donné antérieurement
à la réfl exion qui permet de le découvrir. Toute méthode est
donc mauvaise qui, se voulant antérieure à son objet, lui reste
inévitablement extérieure. C’est justement cette extériorité que Hegel
reproche à la fois à linterprétation sceptique et à linterprétation
kantienne de la dialectique : « Le dialectique, si l’entendement le
prend séparé pour lui-même, constitue, surtout lorsquil est mis
en lumière dans des concepts scientifi ques, le scepticisme […]. L’on
considère habituellement le dialectique comme un art extérieur qui
produit arbitrairement une confusion dans des concepts déterminés
et une simple apparence de contradictions en eux []. Souvent aussi
la dialectique ne dépasse pas un système subjectif de balancement,
le va-et-vient d’une ratiocination manquant de toute teneur et qui
dissimule son vide sous la subtilité quelle engendre1. »
C’est à cette même extériorité quest imputable lin rmité de la
méthode que Lévi-Strauss tourne en dérision dans Tristes tropiques.
On aura sans peine reconnu en elle la fameuse triade « thèse-
antithèse-synthèse », aussi fréquemment quabsurdement attribuée,
sous le nom de dialectique, à Hegel. C’est dabord oublier que,
pour cet auteur, la dialectique nest pas une méthode que lesprit
1. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, § 81.
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Pratique de la dissertation et de l’explication de texte en philosophie
appliquerait a priori à la réalité pour la comprendre, mais, tout à
linverse, le processus ou le mouvement même de la réalité qui se
réfl échit dans lesprit et quil s’agit de recueillir conceptuellement.
C’est oublier ensuite que la dialectique — ou plus précisément le
dialectique — nest que le négativement rationnel, le mouvement qui
transporte dun terme au terme opposé, sans conciliation, et qui ne
vaut quen tant quil conduit, comme un moment nécessaire, à la
raison spéculative, seule positivement rationnelle parce que, saisissant
les opposés dans leur unité, elle est pleinement réconciliatrice et
concrète. C’est oublier en n que, si l’on tient absolument à lui
imposer une détermination quantitative, le mouvement dialectique
nest pas nécessairement ternaire : « On a souvent identifi é la
méthode hégélienne à un rythme ternaire passe-partout, selon
le schème chtéen de synthèse des contradictoires. Abordant sa
méthode dans une réfl exion terminale de la Logique, Hegel rejette
une fois de plus cette intrusion du nombre. Il ajoute que, si l’on
tient à compter, la forme abstraite de la méthode est quadruple et
non triple. En eff et, selon le mouvement de la réfl exion circulaire,
le moment négatif est double, altérité et retour à soi. Il faut donc
distinguer : position, négation, négation de la négation et résultat,
quoique le quatrme puisse être identi é au nouveau point de
départ1. »
Mais il nimporte évidemment pas de compter : la qualité dun
discours philosophique — et la dissertation, si elle est philosophique,
se doit d’en être un — nest pas suspendue au nombre de ses « parties ».
Sans doute la dissertation philosophique est-elle une dissertation,
c’est-à-dire un exercice scolaire, espèce du genre rhétorique, qui,
comme tel, comporte une part dartifi ce : « arti ce » est dailleurs
lun des sens du mot méthode (ἡ μέθοδος) en grec. Encore faut-il
que les arti ces rhétoriques nen viennent pas à supplanter et abolir
1. Claude Bruaire, Logique et religion chrétienne dans la philosophie de Hegel, Seuil,
1964, p. 84 note, cf. également, La dialectique, PUF, 1985, p. 69-70 et Éric Weil
« La dialectique hégélienne » in Philosophie et réalité Beauchesne, 1982, pp. 116-118.
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Présentation
lexigence philosophique elle-même. « Le savoir-faire remplaçait
le goût de la véri1 », raconte Lévi-Strauss. De même, Descartes
dit à Burnan à propos de la dialectique que, nous apprenant à
discourir de tout, elle « nous détourne de la chose même2 ». Dans
la caricature scolastique de la dialectique aristotélicienne comme
dans la caricature scolaire de la dialectique hégélienne, cest le
même formalisme qui est à lœuvre et qui contredit à l’exigence
essentielle du discours philosophique : le souci du vrai, ou, si lon
préfère, lattention à la chose même.
La dissertation philosophique, parce quelle est philosophique,
répugne à tout formalisme, celui de la rhétorique comme celui
des contrefaçons de la dialectique. Ce qu’elle ne doit pas être et ce
quelle doit être, nous pouvons le tirer assez aisément de la lecture
du Phèdre. Au début de ce dialogue, le personnage éponyme,
ébloui par un discours de Lysias quil vient dentendre, brûle de
le réciter à Socrate. Largument en est le suivant : il vaut mieux
céder aux avances de celui qui ne vous aime pas qu’à celles de
celui qui vous aime. Proposition paradoxale qui est le prétexte
idéal à un exercice de pure virtuosité rhétorique et à laquelle
font écho, d’une certaine manière, les souvenirs de Lévi-Strauss :
« Pour préparer le concours et cette suprême épreuve, la leçon
[], mes camarades et moi nous proposions les sujets les plus
extravagants. Je me faisais fort de mettre en dix minutes sur pied
une conférence dune heure, à solide charpente dialectique, sur la
supériorité respective des autobus et des tramways3. » La futili
de la thèse de Lysias est ce qui fait l’objet de la première critique
de Socrate : « le mérite du fond a échappé à mon incapacité
4
».
Plus tard Aristote, tout en dé nissant la thèse dialectique comme
le jugement contraire à lopinion commune, ajoutera quil ne faut
1. Op. cit., p. 54.
2. Descartes, Entretiens avec Burnan, in Œuvres et lettres, Pléiade, p. 1397.
3. Claude Lévi-Strauss, op. cit., p. 53.
4. Platon, Phèdre, 235 a.
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