UNIVERSITE DE PARIS XIII - VILLETANEUSE
UFR DE SCIENCES ECONOMIQUES
LE RENOUVEAU DU
PARADIGME ÉVOLUTIONNISTE
À TRAVERS
R.R. NELSON ET S.G. WINTER
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MEMOIRE POUR LE DIPLÔME D'ETUDES APPROFONDIES
« D'ECONOMIE INDUSTRIELLE ET STRATEGIES INTERNATIONALES »
sous la direction de
Mr le Professeur Benjamin CORIAT
présenté et soutenu
par Pierre-André MANGOLTE
Septembre 1992
1
Introduction générale
2
La théorie économique, dans son développement et ses différentes
formulations, a périodiquement subi l'influence de l'essor des autres sciences. Au
XIX° siècle en particulier, la physique newtonienne le dispute en importance à
l'explication biologique de l'évolution, avec l'hypothèse darwinienne de la sélection
naturelle. Les emprunts et les analogies suscitent alors bien des débats et ces
confrontations entre disciplines différentes donnent naissance à un certain nombre
de concepts fondamentaux pour la théorie économique. Ainsi, la théorie néo-
classique, dans sa formulation walrassienne et parétienne est largement, voire
totalement construite sur une analogie physico-mécanique, comme Walras lui-
même le déclare dans ses "Eléments d'économie pure" : "La théorie pure de
l'économie ou théorie des échanges et des valeurs dans l'échange" est simplement
"comme une science physico-mathématique telle la mécanique ou l'hydro-
dynamique".1
Cette volonté de théoriser l'économie à l'image d'une "science exacte", comme
la physique, a aboutit à cette métaphore centrale, organisatrice de toute la pensée
néo-classique, qu'est l'équilibre général. L'équilibre général repose alors sur deux
idées étroitement mêlées :
1) la totale détermination des différents éléments,
2) le fait que chaque relation doit représenter une balance de forces se
neutralisant mutuellement.
Il exige des hypothèses strictes : égalité et rationalité totale (substantielle)
des agents, information parfaite et sans coût, changements instantanés et
réversibles, etc. Il définit un modèle idéal, normatif, l'économie du "Bien-Etre",
modèle auquel la réali doit être comparée. Il conduit à une vision statique de
l'économie, négligeant en particulier le progrès technique, point faible que de
multiples tentatives de dynamiser l'équilibre essayèrent, avec plus ou moins de
bonheur, de surmonter.
Parallèlement, les limites d'une telle approche physico-mécanique de
l'économie et l'influence d'autres modes de réflexion conduisaient périodiquement à
l'introduction, dans la théorie économique, d'approches différentes, s'inspirant plus
ou moins des auteurs classiques ou de Marx, comme pour Schumpeter, ou de
l'évolution par sélection naturelle de la biologie darwinienne, comme pour
1 Cité par N. Clark, in Dosi, 1988, p. 206.
3
Marshall, Veblen et quelques autres. Ainsi Marshall devait déclarer en 1898 que
"la biologie était la Mecque de l'économiste". Mais, malgré quelques métaphores
biologiques explicites, comme une célèbre comparaison directe entre la croissance
des firmes et celle des arbres, Marshall ne devait pas renoncer à la métaphore de
l'équilibre et aux modes de pensée néo-classique.2
Toutes ces controverses et tous ces questionnements sur les analogies à
entretenir et sur leur validité respective, correspondent à deux paradigmes
théoriques différents, c'est-à-dire deux manières différentes de construire une
représentation théorique du monde économique et social. Ces deux paradigmes
signifient un choix différent des phénomènes à étudier, des variables à privilégier,
des schémas explicatifs abstraits utilisables et académiquement admis. Ils
déterminent en grande partie la formation des concepts fondamentaux de la
théorie (équilibre statique ou évolution, etc), le choix des hypothèses de base de
toute formalisation et l'établissement des "frontières" de la discipline (économie
pure, abstraite, a-historique et a-sociale ou évolutionnisme de la société et de
l'économie). Les deux paradigmes sont donc des enjeux importants pour la théorie
économique.
A une époque plus récente, deux économistes américains, Richard Nelson et
Sidney Winter ont dans deux livres, "An evolutionary theory of economic change"
(1982) et "Understanding technical change as an evolutionary process" (1987), et de
nombreux articles, entrepris de reformuler théoriquement la micro-économie en
termes "évolutionnistes". Leur projet accorde une place centrale au changement
économique et technologique et se réclame sur ce point de Schumpeter. Nelson et
Winter se réfèrent explicitement au paradigme biologique d'évolution par sélection
naturelle et rejettent les hypothèses de base de la micro-économie traditionnelle,
en particulier la rationalité substantielle et la maximisation des taux de profit. La
nouvelle théorie évolutionniste est issue de toute une série de recherches et de
réflexions menées à partir des années 60; le livre de 1982 a demandé, en
particulier, presque dix ans de travail. Il regroupe et synthétise les recherches
antérieures de Nelson sur le progrès technique et le changement à long terme, et
2 "A business firm grows and attains greater strength, and afterwards perhaps stagnates and
decays; and at the turning point there is a balancing or equilibrium of the forces of life and
decay..." (Marshall). But although such balances appear dynamic, Marshall did not abandon
the Cartesian-Newtonian world-view." (Clark, op. cit., 1988, p. 204)
4
celles de Winter sur le paradigme biologique et les limites de l'argument de
sélection comme support des vues néo-classiques standards.
Le champ des analyses de Nelson et Winter s'étend de la théorie de la firme à
l'économie du progrès technique et de l'innovation. Leurs propositions ont éveillé
un écho certain chez d'autres économistes, suscitant d'autres recherches, d'autres
écrits, d'autres conceptualisations, se réclamant peu ou prou du même paradigme
et de la même façon d'aborder l'analyse de l'économie, à tel point qu'on parle
aujourd'hui, en économie du progrès technique et de l'innovation, d'une "école
évolutionniste".3
L'objet de ce mémoire est l'étude critique de l'approche évolutionniste en
économie à travers (essentiellement) cette théorisation de Nelson et Winter. Nous
cherchons donc, d'une certaine manière, par l'analyse critique de leurs théories, à
comprendre et tester la validité générale d'une application à l'économie d'un
paradigme bio-évolutionniste. Précisons de suite ce que nous entendons par là. Il
s'agit d'un schéma général d'explication du monde, ou plutôt de sa transformation
en termes "évolutionnistes"; le mot évolution renvoyant ici à la théorie
(darwinienne) de l'évolution des espèces par sélection naturelle. Il s'agit donc
d'expliquer la firme, le changement économique et technologique, etc, au moyen de
trois points clefs :
- un facteur de permanence, ou d'hérédité (les gènes),
- un facteur de variation (les mutations),
- un mécanisme bien identifié de sélection naturelle, agissant donc sur les
gènes et les mutations. Nous le verrons, c'est ce schéma général que Nelson et
Winter utilisent et avec lequel ils construisent, dans une correspondance point par
point, leur théorie du changement économique et technologique.4
Dans un premier temps, on s'attachera à montrer comment s'est constituée
cette nouvelle théorie, sur quels concepts fondamentaux elle repose et en quoi elle
se différencie de la théorie néo-classique standard. L'approche évolutionniste
3 Le livre "Technical change and economic theory", 1988, édité par G. Dosi et alii, témoigne de
l'existence de "l'école évolutionniste", et de son unité dans le rejet par exemple des approches
"orthodoxes" en micro-économie, ce qui n'exclut pas dans d'autres domaines, une grande
diversité.
4 D'autres analogies biologiques sont "possibles" en économie. Ainsi Edith Penrose, dans son
article de 1952, en identifiait (à l'époque) trois : la théorie du "cycle de vie" appliquée à la
firme, l'analogie de la "sélection naturelle", "l'homeostasis". Nelson et Winter s'appuient
exclusivement sur "l'évolution par sélection naturelle". ils en donnent une interprétation
particulière; là aussi, d'autres interprétations sont possibles, on y reviendra dans le
chapitre 3.
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