Extrait de la pièce
Barthélémy (le père) entre soudainement dans le salon. Il surprend Elisabeth (la mère) et Lili (la fille)
en train de regarder un feuilleton à l'eau de rose. Pour la première fois de sa vie, alors que c'est
interdit, Barthélémy décide de raconter à Lili une grande histoire : son histoire...
« BARTHÉLÉMY : En ce temps-là, les hommes vivaient heureux et ne manquaient de rien.
Chaque automne, les pommiers se couvraient de fruits juteux et charnus, chaque hiver, les
greniers étaient remplis de blé, chaque printemps, les prairies se couvraient de fleurs et
l'été, c'était les congés payés. Tout aurait pu aller pour le mieux dans le meilleur des
mondes si l'appât du gain, tel un ver dans le fruit, n'était venu troubler cette quiétude. Il
n'y avait jamais assez de blé, jamais assez de pommes, jamais assez de fleurs dans les
prairies, les hommes se mirent à en vouloir toujours plus. Ils achetèrent de nouvelles
machines pour labourer de plus grands terrains, des engrais chimiques pour obtenir de
plus gros fruits, plus ils en avaient, plus ils en voulaient. Alors, ils s'endettèrent.
LILI : S'endettèrent ?
ELISABETH : Ils claquaient du bling qu'ils n'avaient pas.
BARTHÉLÉMY : Ils étaient fauchés comme les blés ! Pas un radis ! Plus de bling du tout ! Un
seul être avait compris ce qui allait se passer et tout le profit qu'il pourrait en tirer... Cet
être malveillant, cupide...
ELISABETH : Oui, au regard vitreux, au nez crochu, aux ongles acérés... Une sorcière...
BARTHÉLÉMY : Pendant la famine, cette sorcière s'était enrichie. Elle avait stocké dans ses
greniers des monceaux de pommes et de blé...
LILI : Elle avait tout pécho ?
BARTHÉLÉMY : Tout pécho ! Et comme les hommes manquaient de tout, elle n'eut qu'à
tendre la main pour qu'ils viennent manger dedans. Mais tout ce qu'elle leur donnait était
empoisonné. Ainsi, les hommes mangèrent à nouveau à leur faim mais en échange de tout
ce qu'elle leur donnait, la sorcière les obligeait à taffer, et le peu de bling que les hommes
gagnaient, ils le claquaient pour acheter de quoi manger. Et bientôt, le poison fit son effet.
Les hommes se mirent à s'exprimer dans une langue étrange, faite de mots réduits, de plus
en plus courts. Ils avaient perdu l'usage de leur propre langue.
LILI : La shortlangue !
ELISABETH : Et les mots maudits furent bannis...
LILI : La sorcière voulait pas que les gens pensent par eux-mêmes !
BARTHÉLÉMY : T'as tout compris ma Lili !
ELISABETH : C'est bien les histoires, hein, ma puce ? »
Extrait d'Un soir à Babel
de S.Boissière, J.Bucci et M.Némo