John Maynard KEYNES COMMENT PAYER LA GUERRE

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LOGIQUES ECONOMIQUES
John Maynard KEYNES
COMMENT PAYER LA GUERRE
Un programme radical
pour le chancelier de l'Echiquier
A VANT-PROPOS
DE JEAN JOSE QUILES
Traduit de l'anglais par
Claude Fils et Jean José Quiles
L'Harmattan
5-7,rue de l'École Polytechnique
75005 Paris
- FRANCE
L 'Harmattan
Inc.
55, me Saint-Jacques
Montréal (Qc) - CANADA H2Y lK9
Collection "Logiques Economiques"
Dirigée par Gérard Duthil
DJELLAL Faridah, Changement technique et conseil en technologie
de ['information.
DUMEZ Hervé et JEUNEMAITREAlain,
Diriger l'économie: ['Etat des
prix en France (1936-1986).
DU TERTRE Christian, Technologie, flexibilité, emploi: une approche
sectorielle du post-taylorisme.
DUTHIL Gérard, Les entreprises face à l'encadrement du crédit.
DUTHIL Gérard, Les politiques salariales en France, 1960-1992.
GROU Pierre, Les multinationales socialistes.
GUILHON Bernard, Les dimensions actuelles du phénomène technolog ique.
JANY -CA TRICE Florence, Les services aux entreprises dans la problématique du développement.
JULIEN P.-A., LEO P. -Y., PHILIPPEJ. (eds), PME et grands marchés.
PME québécoises et françaises face à l'ALENA et au Marché unique.
LE BOLLOC'H-PUGES
Chantal, La politique industrielle française
dans ['électronique.
MAHIEU François-Régis, Les fondements de la crise économique en
Afrique.
MARCO Luc, La montée des faillites en France.
MA YOUKOU Célestin, Le système des tontines en Afrique. Un systènle
bancaire informel.
MIGNOT -LEFEBVRE Yvonne, LEFEBVRE Michel, La société combinatoire. Réseaux et pouvoir dans une économie en mutation.
PINARD ON François, La rentabilité, une affaire de points de vue.
V ATIN François, L'industrie du lait. Essai d'histoire économique.
WILLARD Claude-Jacques, Aspects actuels de l'économie quantitative.
ZARIFIAN Philippe, PALLOIX Christian, La société post-écononÛque: esquisse d'une société alternative.
ZARIFIAN Philippe, La nouvelle productivité.
WILMOTS A., Crises et turbulences du commerce international
ABDELMALKI Lahsen, COURLET Claude, Les nouvelles logiques du
développement.
P ALLOIX Christian, Société et économie ou les nlarchands et l'industrie.
GALAND Gabriel,GRANDJEAN
Alain, La monnaie dévoilée
A VANT-PROPOS
Le texte que l'on va lire a été publié le 27 février 1940,
sous la .forme d'un petit livre promis à une très large diffusion.
I.Sonprix en était par principe très modique (un shilling I). A ce
jour, une traduction française reste inédite] bien que l'on s'accorde en général tant sur la nouveauté du champ abordé que
sur l'importance théorique et pratique des résultats apportés.
Keynes y maîtrise par.faitement les armes analytiques qu'il s'est
forgé dans son grand livre de 1936 : Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie. Comment payer la guerre en
est l'application directe et il est inutile d'insister sur les perspectives nouvelles de la politique économique, de même que la
place et le rôle de l'analyse économique dans la société. Qui
avant Keynes s'est vraiment soucié d'une gestion économique de
la guerre au bénéfice de la population qui la subit2 ? IJe savoir
économique n'est-il pas, quelles que soient les circonstances, au
service des gens? Faut-il faire autre chose qu'étudier ''le système économique dans lequel nous vivons réellement" ?3
Les réponses à ces questions jettent les principes de la
politique économique d'Après-Guerre, en fonction d'un nouvel
obJ'ectifà savoir l'écart inflationniste.
Dans l'oeuvre de John Maynard Keynes, Comment
payer la guerre occupe une position-clé. C'est le moment, l'opportunité de la Deuxième Guerre Mondiale, où il renoue, après
l'échappée théorique de La réforme monétaire (1923), du Traité
de la monnaie (1930) et de la Théorie générale
... (1936),
avec
les responsabilités administratives pour réendosser, selon la
formule de D.E.Moggridge, l'habit de ''l'homme d'Etat-Econo-
J Une traduction française avait été prévue mais elle n'a jamais vu le jour du
.fait de l'invasion allemande de mai-juin 1940. On peut se reporter à la
~réface rédigée par Keynes dans ce but, reprise ici en fin de volume.
~voir D.E.Moggridge, Economic Policy in the Second World War, in
M,Keynes, Essays on John Maynard Keynes, Cambridge University Press,
1975.
3Cette formule est répétée plusieurs fois dans la Théorie générale.
miste't4; retrouvant par là même un rôle qu'il a déjà joué quelques vingt années plus tôt. Le succès considérable des Conséquences économiques de la paix (1919), même si la leçon a été
peu entendue par les responsables politiques, font de lui un expert particulièrement clairvoyant. Il est maintenant impossible
de recommencer les mêmes erreurs; le prix à payer, tant du
point de vue économique que politique, en a été trop élevé. De
plus, comme économiste-théoricien, Keynes est considérablement mieux outillé pour faire face
au problème
"macroéconomique" et financier que représente la guerre.
Grave question: les gouvernements peuvent-ils, comme pour la
Première Guerre Mondiale, s'en remettre au laissez-faire? Depuis 1926, au moins, Keynes admet qu'il n'est plus historiquement la solution5.
Dès le début des hostilités6, deux choses sont parfaitement claires: (1) la guerre est d'abord l'utilisation efficace des
ressources disponibles; (2) l'activité économique ne peut
qu'augmenter. Donc, il faut à tout prix, ne pas voir ces moyens
supplémentaires fondre avec l'inflation comme ce fut le cas dans
la Première Guerre Mondiale. Sa réflexion débute donc par la
recherche d'un programme d'''économies obligatoires"; c'est
l'idée qu'il soumet d'abord à une réunion de la Marshall Society
pour en Lfaire ensuite la matière de deux articles (plus une réponse aux critiques) parus dans le Times en novembre 1939.
Soucieux de voir son projet pris au sérieux, plusieurs exemplaires en sont distribués au Chancelier de l'Echiquier et à de hauts
4D.E.Moggridge, Keynes, Mac Millan, 3° édition 1976, chapitre 6, p.122154.
5 voir Lafin du laissez-faire (1926) in Essais de persuasion (traduction française Gallimard, 1932, p.223-23 1; repris dans Essais sur la monnaie et l'économie, Payot, p.117-126).
6voir aussi C.H.Hession, op.cU., p.376 et sq; ainsi que les deux livres de
D.M.Moggridge déjà cités. Cette partie de la vie de Keynes n'a pas encore fait
l'objet d'une étude en profondeur puisque le monumental travail de
R.Skidelsky s'arrête pour le moment encore à l'année 1937 : R.Skidelsky,
John Maynard Keynes/Hopes Betrayed, 1883-1920, Mac Millan, 1983 et
R.Skidelsky, John Maynard Keynes/The Economist as Savior, 1920-1937,
Penguin Press, 1994.
-8-
fonctionnaires. L'accueil est plutôt favorable. Keynes soutient
que la victoire suppose que l'on gagne d'abord sur le .front de
l'économie domestique. L'inflation, c'est-à-dire le laissez-.faire,
a un coût social beaucoup trop lourd De plukft1,un ..\1implecontrôle de..f,1
prix et des salaires même accompagné d'un rationnement, comme le préconise J.R.Hicks, ne suffit pas. Le problème
économique de la guerre doit être d'abord posé en termes de
flux .monétaires et à une écllelle globale 7.
Des considérations générales sont inutiles si elles ne
s'accompagnent pas d'une évaluation statistique de leurs conséquences. Première leçon pour l'Après-Guerre : la politique économique doit se fixer des obj'ectifs quantitatifi18. Très rapidement, paraît dans l'Economic Journal une étude chiffrée et détaillée sur /e potentiel économique et fiscal de la Grande Bretagne. Quelques éléments en sont repris dans les annexes de
Comment payer la guerre. Cet article déclenche de vives réactions. La réponse de Keynes est d'une vigueur étonnante: multiplication de lettres, de débats, d'interventions radiophoniques
et auprès des autorités politiques et syndicales... etc. (~ela le
convainc surtout de l'exactitude de sa thèse. Sur le plan pratique, le programme d'économies obligatoires attire plutôt la
~ympathie des milieux bancaires et financiers, toujours favorables par principe à une plus forte épargne. C'est l'occasion de
renouer, après une brouille sévère, avec Montagu Norman (haut
resporLyablede la Banque d'Angleterre) et de recevoir, dans sa
démarche, le soutien effectif de Hayek, Robertson et Robbins.
Largement persuadé de la justesse de ses vues, Keynes
met en chantier le texte de Comment payer la guerre qui.paraît
sous la forme d'une brochure. Immédiatement un débat est organisé par Lord Balfour, autour de ces propositions, à la
7Tous les documents autour du débat Comment payer la guerre sont rassemblés dans Ie volume XXII des Collected Writings of John Maynard Keynes,
The Royal Economic Society for Mac Millan and Cambridge University
Press, 1978, p.3-155.
8 De manière plus triviale: "rien n'est plus envoûtant que les chiffres, excepté
le sexe! If;rapporté par B.Marris, Le Monde, 8 novembre 1994 d'après la correspondance privée avec L.Strachey, conservée par R.Harrod.
-9-
Chambre des Lords. Afin d'aiguiser la discussion, plus d'une
centaine d'exemplaires ont été distribués avant même la publication effective du texte. Il est. important de noter qu'entre les
premières réflexions et ce programme pratiquement élaboré,
son auteur a toujours tenu compte, avec le plus grand soin, des
remarques, critiques parfois violentes et autres suggestions qui
ont pu être formulées. Comment payer la guerre en est largement le résultat -- ce que Keynes reconnaît très honnêtement
dans ses Remerciements placés en annexes -- même si le fond
de la construction reste toujours sa propre initiative. Tout au
long de la maturation du programme, les objectifs se modifient.
L'ordre des priorités se transforment. A u départ il faut empêcher le développement de l'inflation dans une économie où les
conditions de son fonctionnement sont grandement modifiées
par rapport à la Dépression de l'Avant-Guerre. Le problème est
maintenant inverse, c'est plutôt un excès d'activité économique,
l'impulsion liée à la guerre, qu'il faut, au sens anglais du terme,
"contrôler". Comment freiner le développement de la production, la distribution des revenus et le suremploi avec le plus
grand souci de la justice sociale? Dans les articles du Times, le
problème est purement technique et financier (gérer la guerre);
maintenant il s'agit d'une grave question sociale. La charge de
la guerre n'incombe ni totalement aux plus aisés (Les riches
peuvent-ils payer la guerre ?) ni ne doit s'exercer comme un
poids accablant sur la classe ouvrière. Il faut éviter les
"profiteurs ", volontaires et involontaires, quel que soit le barreau de l'échelle sociale. Aucun argument idéologique n'est acceptable; l'analyse économique, si elle est efficace, se doit d'apporter une réponse. Le point de vue keynésien est donné au
grand jour: une politique économique ne se justifie que si elle
se soucie de concilier l'efficacité économique avec la justice
sociale.
Après la publication, Keynes poursuit sa campagne
d'explications par les mêmes moyens: lettres, meetings, interventions ...etc. Son énergie est débordante, parfaitement persuadé qu'il détient la bonne et l'unique solution pour gagner la
guerre sur lefront de l'économie. L'occasion est aussi offerte de
montrer que ses idées novatrices, celles de la Théorie générale
-10-
..., ne sont pas simplement efficaces pour expliquer un chômage
massif et une insuffisance' de l'activité économique mais aussi
performantes pour prendre en compte les nouveaux problèmes,
ceux du plein emploi, de l'économie de guerre, de l'écart inflationniste, de la gestion de l'épargne nationale dans la recherche
de la justice sociale, ...etc. Bref, toutes sortes de questions que
l'économie keynésienne reprendra, avec plus ou moins de succès, dans les années 50à 70. Comment payer la guerre est bien
déjà le premier essai pour organiser ce qui sera, quelques décennies plus tar~ '1e réglage fin de la demande".
Dans un article postérieure, pour le New Republic9,
Keynes reprend son programme de guerre en relation avec les
nouvelles conditions économiques, en particulier aux Etat1-\V
Unis. Les faits sont maintenant inversés par rapport à la Dépression, de la même manière qu'ils le seront avec la fin de la
guerre et le passage à une économie de paix. L'idée reste la
même, malgré toutes les difficultés, quelle que soit la forme par
laquelle elles apparaissent, quelque chose de positif doit en
surgir en termes de bien être économique et de justice sociale.
La science économique n'existe pas si elle n'est qu'un discours
lugubre, conservateur, réducteur; celui de la contrainte, de la
rareté, de la privation volontaire. Keynes y admet, sans cynisme
aucun, que la guerre ressemble à une grande expérience qui devrait lui donner raison, tout autant qu'elle est pour les Etats
lJnis -- la future économie dominante!
-- l'occasion
d'appren-
dre les véritables règles de l'économie contemporaine. On reste
perplexe devant tant d'optimisme et de clairvoyance quand on
sait les obstacles américains auxquels il se heurtera dans les futures conférences monétaires (Bretton Woods), de même que la
difficulté avec laquelle le keynésianisme pénètrera le champ des
économistes d'Outre-Atlantique jusque dans les années 60. Bien
qu'il plaide pour une attitude plutôt "conservatrice" dans cette
période troublée (un programme d'économies obligatoires, un
paiement différé, un prélèvement sur le capital, ...etc), Keynes
..veconsidère toujours comme un "réformateur" dont la tâche est
9CollectedWritings,
op.cil., p.144-155.
-11-
autant de préserver que d'améliorer. (~'est bien d'une communauté libre dont il est question!
Comment payer la guerre est fondamentalement une
prévision sur la gestion future du conjlit dans la mesure où le
contexte est toujours celui de la Drôle de Guerre. Rapidement,
Keynes est absorbé par des questionA-\.encore plus pratiques,
liées à ses interventions au Trésorl0 bien qu'il n'en soit pas of.ficiellement membre et qu'il n'en reçoive aucune rémunération
pour son activité. Les évènements se précipitent, les Alliés évacuent la Norvège, la défaite française est consommée et les préoccupations deviennent plus directes: le contrôle des changes,
la solde des troupes, ...etc.
Quelle est, en tout état de cause, la leçon de politique
économique donnée par Keynesl] ? Elle est en trois temps: à
quoi doit-on s'attendre; comment les autres y répondent-ils;
quel est le bon choix?
A quoi doit-on s'attendre? I-J'E'Turope,
comme les Etats
iJnis ont dû affronter, Avant-Guerre, une longue période de Dépression liée à une insuffisance de la demande effective. C'est ce
qu'énonce la Théorie générale ... même si tout le livre n'est pas,
bien sûr, dans cette proposition12. Le déclenchement des hostilités provoquera une forte reprise de l'activité économique en
.fonction des besoins nouveaux de la guerre. La tendance vers le
plein emploi, bien qu'elle ne SlJitpas aussi rapide que prévue,
est inéluctable. Jusqu'à quel point doit-on la laisser se développer? L'expérience de la Première Guerre Mondiale a montré
que le libre ajustement des ressources et des emplois en produits, de la monnaie et de l'économie réelle, des dépenses et des
recettes de l'Etat n'avait qu'une issue: l'injlation13, destructrice
de la monnaie et source de graves distorsions sociales. En con-
10Collected Writings, op.cit., p.195-486.
Il P.Delfaud & A.PJanche, Les lois de l'économie de guerre, in Les écrits de
Ke.,vnes(F.Poulon Ed.), Dunod, 1985, chapitre 3, p.66-88.
12 voir notre Economie keynésienne, un projet radical, (en collaboration avec
L.Orio), Nathan, collection Circa, 1993.
13 Keynes a déjà étudié longuement l'inflation dans son livre de 1923 : La réforme moné taire (traduction française, 1924).
-]2-
séquence, une l()ngue période de réorganisation des échanges et
de reconstruction monétaire, surtout sur le plan international, a
été nécessaire. Toutes les difficultés des années 20, qu'elles
soient économiques, monétaires mais aussi politiques, ont
trouvé l'essentiel de leurs origines dans la mauvaise gestion de
la guerre.
Donc, l'emploi et l'activité économique doivent augmenter même ..fi;i,
en février 1940, Keynes reconnaît que le chômage persiste toujours. f)arallèlement, les dépenses de l'Etat ne
feront que croître en fonction de l'effort de guerre nécessairement de plus en plus important. Aussi faut-il prendre en compte
trois contraintes majeures:
(I) Financer l'effort de guerre suppose que des ressources
croissantes soient détournées de la consommation privée vers
celle de l'Etat. A moyen terme, un rationnement est inéluctable
mais cette solution contraignante ne peut qu'aggraver une inflation d'autant plus prévisible qu'il s'agit, pour les gouvernements, d'une solution facile; un impôt invisible et généralisée.
L'économie de marché se chargera donc elle-même de renforcer
le poids du rationnement.
(2) De plus, un effort de guerre soutenu est d'autant plus difficile à obtenir que le conflit s'installe dans la longue durée. Il
implique, d'une façon ou d'une autre, une incitation à la productivité particulièrement difficile à garantir si l'inflation se répand. Ses conséquences négatives, sur le plan social, rendront
rapidement impopulaire le fardeau des dépenses militaires.
Poussées
par l'inflation
et les privations,
leA4}1
revendications
sa-
lariales naîtront et elles seront données comme légitimes par les
syndicats car la richesse produite se développe. L'impératif de
la justice sociale est donc autant une question d'équité qu'un
problème économique lié aux conditions nécessaires de la
bonne répartition d'un revenu national qui progresse.
(3) L'évolution ainsi anticipée doit aussi intégrer le làit -- c'est
l'expérience de la Première Guerre Mondiale -- qu'une brutale
crise de reconversion est à redouter avec la fin des /lostilités.
G.uerre et Après-Guerre sont à gérer dans la continuité.
Comment les autres y répondent-ils? Même si Keynes a
beau jeu d'affirmer que son programme est le seul à être suffi-13-
samment élaboré; il y a quand même des propositions alternatives. Elles sont au nombre de trois mais ont l'inconvénient de ne
pas être affichées de façon aussi catégorique et tranchée:
(1) La solution syndicale (ou travailliste) est simple; "faire
payer les riches". La guerre est une occasion importante pour
redistribuer les revenus par le pouvoir supplémentaire qZI'elle
donne à l'E'ftat.Cette proposition est discutée par Keynes avec
un grand souci d'objectivité. JI y consacre tout un chapitre, ne
s'en tenant qu'aux chiffres; son but étant de convaincre à tout
prix les syndicats qu'il considère comme un acteur très important dans l'effort de guerre. Sa réfutation, statistiques à l'appui,
portent sur les points suivants: une taxation trop lourde découragerait, en grande partie, les riches qui sont en même temps les
dirigeants économiques. JI s'en suivrait un ralentissement du
Revenu National rendant encore plus nécessaire le recours à
l'inflation; en outre, le poid~vde~\V
prélèvements pèserait encore
plus pour ceux qui ont la propension à épargner la plus forte.
L'épargne volontaire, solution importante de la Première
Guerre Mondiale, serait alors plus difficile à réaliser. Keynes
veut démontrer une proposition très moderne. [Ine bonne intention, que nul ne critique en soi (les riches peuvent payer ,justement parce qu'ils sont riches) conduit, par l'inflation, à alourdir
le poids de la guerre sur les plus pauvres; ce que personne ne
souhaite. En fait, sans vraiment discuter de la J.ustice sociale sur
un plan théorique, Keynes anticipe ici sur ce qu'il est convenu
d'appeler aujourd'hui le critère de Rawls. [!ne redistribution
n'est pas d'autant plus juste qu'elle ,favorise les pauvres au détriment des riches mais qu'elle minimise les conséquences néfastes pour les moins bien lotis. En cela, les riches ne peuvent pas,
et ne doivent pas payer la totalité de la guerre.
(2) La solution libérale, celle préconisée par la campagne de Sir
Robert Kindersley, incite à une plus grande épargne volontaire.
l.1aguerre est l'affaire de tous et chacun est à même de juger de
l'effort qu'il peut faire en contribuant, par une épargne personnelleplus forte, au financement des besoins supplémentaires de
['Etat. De plus, elle n'ajoute aucune contrainte globale nouvelle
et préserve de manière automatique l'équilibre général de l'lJjfre
et de la demande puisque le moteur de l'O;.justementrepose sur
-14-
les libres décisions des individus. L'épargne volontaire, si elle
est possible, n'est pas à rejetter mais peut-elle être suffisante?
Il faut en douter. Les deux arguments de Keynes sont très nets.
D'une part, l'effort d'épargne volontaire maintient l'actuel répartition des revenus. Donc, à quoi bon épargner un peu plus si
de toute façon rien de mieux n'est à e~pérer ? Qui sera, dans ces
c()nditions, cet épargnant vertueux sur qui l'effort de guerre
pourrait compter? L'appel aux rentiers a peu de chances d'être
entendu car l'inflation menace si on laisse faire. La Théorie générale ... donne l'autre partie de la réponse14 :
"L'explication réside essentiellement dans le fait que J'épargne, comme la dépense, est à double face. Bien que le montant de J'épargne d'un individu ait peu de chance d'avoir une
influence sensible sur son propre revenu, les réactions exercées par le monffmt de sa consommation sur les revenus des
autres font qu'il est impossible à tous les individus pris à la
fois d'épargner une somme donnée d'un montant quelconque. "
(3) La solution autoritaire, le rationnement et le contrôle généralisés des prix et des salaires, est préconisée en particulier par
J.R.Hicks et trouve un écho plutôt favorable dans le (~abinet de
Churchill. Elle est considérée comme une éventualité à laquelle
il faudra recourir en cas de besoin. Pour le moment, elle n'est
pas encore utile. Selon ses partisans, son application ne posera
pas de problème particulier puisqu'il s'agit d'une mesure claire,
sincère et qui respecte une stricte égalité. En principe personne
ne sy soustrait. Même si Keynes reconnaît qu'à un moment ou à
un autre le recours au rationnement sera certainement un passage obligé, sans doute faut-il, à l'avance (ex ante) savoir quels
sont ses défauts et comment y parer. Dans une économie que
l'on dira "avancée", la liberté de choix du consommateur est
difficilement encadrée. Il existe un grand nombre de produits
d'où le besoin et l'impossibilité pratique de contrôler tous le..\1
arbitrages possibles. De plus, pour une communauté libre, .face
14 Théorie générale...,
livre II, chapitre 7, traduction
-15-
française Payot, p.104.
à ceq.ue Keynes considère comme le bolchévisme -- mais la remarque vaut pour l'Allemagne nazie -- il Y a presqu'un point
d'honneur à respecter le choix du consommateur. L'essence
même d'une démocratie exige un contrôle limité. A côté de cela,
le rationnement généralisé développe la pénurie et incite au
marché noir. Les produits se font plus rares et le risque est
grand de voir apparaître une liquidité excessive dont l'issue se
résoudra dans l'inflation et qui pourrait agir dans le sens d'un
moindre effort en vue de la guerre.
En quoi ces trois solutions sont-elles inefficaces? Du
point de vue de Keynes, elles sont partielles. Un seul aspect du
problème est pris en compte, s'appuyant par là même pour obtenir toute la solution sur des mécanismes de marché auxquels il
est fait entièrement confiance: on prélève plus ou on épargne
plus ou on rationne plus et le reste, l'effort de guerre, est donné
de surcroît. C'est faire une belle confiance à des automatismes
dont on sait qu'ils ne fonctionnent qu'imparfaitement en temps
de paix. Comment en serait-il autrement avec la guerre?
Quel est le bon choix? Nous laissons au lecteur le soin
de découvrir et d'apprécier toute la solution de Keynes. Pour le
moment, seuls quelques repères seront donnés partant de l'idée
qu'il faut un programme d'ensemble ("radical ''). C'est bien là la
clé du problème, le point de vue est celui de l'Economie Nationale. Il faut presque réaliser la quadrature du cercle économique: payer l'effort de guerre en maintenant la liberté des décisions individuelles, accroître l'incitation et la cohésion sociale
par une politique de redistribution efficace, réussir le passage à
l'Après-Guerre et éviter les errements du passé. La Théorie générale ... a montré la nécessité de raisonner dans le cadre d'un
circuit monétaire global. Elle permet aussi de dire ce qu'est
l'équilibre économique en temps de guerre15. La production et
l'emploi doivent augmenter, donc ilfaut d'abord calculer un Revenu National (et une Dépense Nationale) comme référence essentielle.La guerre accroît les besoins de l'Etat, on doit donc
15 voir la démonstration de A.Planche in Les Ecrits de keynes, op.cit., p.8288.
-16-
organiser le détournement d'une partie de ce Revenu vers les
besoins de l'effort de guerre. Le prélèvement ne peut être laissé
au hasard -- celui du marché -- mais précisément calculé (ou
anticipé) à partir du moment où l'on admet un certain souci de
la justice sociale au sens déjà remarqué: préserver les intérêts
des plus défavorisés. Cette attitude est déjà celle que Keynes a
adopté à propos de la question des réparations allemandes
après la Première Guerre Mondiale: quel montant maximum
peut-on transférer sans nuire irrémédiablement au niveau de vie
de la population? On connaît la suite, les Conséquences économiques de la Paix donne la leçon. Aujourd'hui, quels instruments utiliser? Le .raisonnement de Keynes est en deux temps.
Les articles du Times se réfèrent plutôt à une théorie des prix
monétaires, celle du Traité de la monnaie. Cela le conduit à
préconiser des augmentations de prix, des prélèvements obligatoires et l'instauration d'un emprunt forcé. Comment payer la
guerre est bien ancré dans le jeu d'une économie monétaire de
production et se fonde, non plus sur des prix mais bien sur des
flux monétaires. Le soubassement est maintenant en propre la
Théorie générale ...l-les propositions sont alors, pour la plus novatrice, l'organisation d'un paiement différé (un prélèvement à
la source immédiat à redistribuer après la guerre), une refonte
des allocations familiales et la fixation des prix d'un panier de
biens de première nécessité pour soutenir l'effort des plus démunis, et enfin la mise en place d'un impôt sur le capital après
la guerre afin de rembourser le paiement différé et moduler les
variations de l'activité économique liées à la fin des hostilités.
C:ettedernière mesure est préconisée sous l'influence de Hayek
lequel se déclare pleinement en accord avec Keynes quand il
s'agit d"'économie de rareté,,16.
f'orce est de constater, cinquante cinq ans plus tard, que
le programme radical de Keynes, son plan pour des économies
obligatoires, n'a eu qu'un écho limité auprès du gouvernement
britannique. En réalité, il n'a pas été adopté. Les vaillants calculs de ['écart inflationniste n'ont guère contribué aux décisions
161ettre du 9 mars 1940 in Collected Writings, vol.XXII, op.cit., p.106.
-17-
du Cabinet de Churchill. Le revenu, ou paiement différé, par lequel Keynes escomptait largement prévenir l'inflation et obtenir
l'essentiel du financement de la guerre, n'aura jamais le rendement prévu. Keynes en attendait £550 millions par an, seuls
£121 millions en moyenne en proviendront17. Des "crédits
d'Après-Guerre" seront proposés, un peu sur le modèle de
Keynes. Par contre le programme d'allocations familiales sera
largement développé. La méthode de Keynes sera principalement reprise et utilisée dans la construction de la politique économique d'Après-Guerre, à un moment où, sous l'influence
d'économistes qui lui ont été proches (J.Meade et R.Stone), la
Comptabilité Nationale aura fait des progrès irréversibles. Il est
vrai qu'entre temps la question sociale a été placée dans une
nouvelle perspective; le plan Beveridge (1942) faisant son oeuvre.
JEAN JOSE Q[JILE~';
Professeur de Chaire Supérieure
au Lycée Michel Montaigne de Bordeaux
17 Les chimes sont ceux donnés par C.H.Hession, op.cit., p.380; voir aussi
D.M.Moggridge in M.Keynes, op.cit.
NOTE DES TRADUCTEURS
D'une façon générale, les textes de Keynes, qu'ils soient
théoriques ou écrits dans une perspective plus directe (articles
de presse, commentaires, pamphlets), sont toujours empreints
d'un certain souci littéraire. Keynes était un habitué des milieux
artistiques, Bloomsbury et les écrivains comme Virginia Woolf,
Lytton Strachey, E.Mf'orster.
Cela étant, ce souci littéraire conduit vers un style plutôt
sophistiqué, parfois étonnant de la part de quelqu'un qui cherche à expliquer et à convaincre. Mais c'est la règle du jeu! Elle
est d'ailleurs toujours la même des Conséquences économiques
de la Paix à la Théorie générale ... en passant par les Essais de
persuasiOn.
Keynes n'hésite pas à multiplier les répétitions ou choisir à dessein le même mot, parfois une expression, plusieurs
fois. Pour renforcer la logique de la démonstration, nombreuses
sont les phrases commençant délibérément par "car"; ce qui
n'est pas tout àfait l'usage habituel. Cela a été gardé autant que
possible, tout en cherchant à rapprocher cette traduction d'autres livres de Keynes précédemment publiés enfrançais.
Cette traduction a utilisé la brochure originale de février 1940 et a scrupuleusement respecté la présentation du
texte original.
Enfin, le titre a été rendu par "Comment payer la
guerre" plutôt que "Comment financer la guerre". La première
forme est plus directe, moins technique, et plus conforme à l'esprit d'une brochure s'adressant par principe à un vaste public
(le point de vue du citoyen), soucieux de conséquences sociales,
pour qui le problème de la guerre est quelque chose de plus
concret qu'une obscure question de technique financière. La
même raison justifie l'expression "rationnement à bon marché"
de préférence à "panier de biens de première nécessité plus
précise mais beaucoup moins claire pour le public.
ft,
Claude PLLS & Jean José QUILES
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(Extrait de la Première Lettre du Drapier, 1724)3
1 Dans son édition originale, le /ivre de Keynes ne coutait qu'un shilling!
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Le farthing équivalait à un quart de penny (N.d T.).
3 The Drapier's Letters: célèbre pamphlet où Swift prenait la défense des
Irlandais (N.dT.)
PREFACE
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Ce qui suit est une discussion sur la meilleure façon de
concilier les exigences de la Guerre avec les besoins légitimes
de la consommation privée.
Par trois articles publiés dans le Times en novembre
dernier, j'ai présenté une première série de propositions sous le
titre "Des économies obligatoires". Il ne fallait pas s'attendre à
ce qu'un nouveau programme de cette nature fût reçu avec enthousiasme. Mais il ne fut pas rejeté, ni par les experts ni par le
public. Personne n'a rien suggéré de mieux. Que l'opinion publique ne fût pas encore prête à accepter de telles idées fut la critique la plus souvent faite. Et c'était bien évidemment vrai. Quoiqu'il en soit, le moment viendra où il faudra prendre conscience
des nécessités d'une économie de guerre; et il y a tout lieu de
croire que le public n'en est pas si éloigné que cela.
Parmi les multiples commentaires formulés, il y eut
quelques suggestions valables. Dans le programme révisé présenté ci-après, j'en ai tiré profit. Dans la première version, je me
préoccupais essentiellement de mécanismes financiers et je n'ai
pas appréhendé tout ce que ces mécanismes pouvaient apporter
à la justice sociale. Par conséquent, dans cette nouvelle version
j'ai tenté de tirer des améliorations sociales positives des exigences de la guerre. Le programme que je propose maintenant,
qui comprend des allocations familiales pour tous, l'accumulation d'une richesse supplémentaire pour la classe ouvrière et
sous son contrôle, un rationnement à bon marché des produits
de première nécessité et un prélèvement (ou un impôt) sur le
capital après la guerre, marque un bien plus grand progrès vers
l'égalité économique que toute autre récente proposition. Il n'y a
aucun paradoxe là dedans. Les sacrifices qu'exige la guerre obligent à veiller, bien davantage qu'auparavant, à ne pas alourdir le
fardeau de ceux qui ont le plus de mal à le porter.
Un tel programme ne saurait être honnêtement jugé sans
une quelconque comparaison. Mais il n'y a pas eu, à ce jour, la
moindre suggestion alternative. Le Chancelier de l'Echiquier a
récemment expliqué à la Chambre des Communes qu'il cherche
actuellement à éviter une hausse des salaires en subventionnant
le coût de la vie. En tant qu'élément constitutif d'un programme
d'ensemble, c'est une sage proposition; quelque chose de semblable est conseillé dans ce qui suit. En tant que disposition de
secours pour gagner du temps, c'est une mesure de prudence.
Mais, considéré en soi, c'est tout le contraire d'une solution. En
permettant l'inflation monétaire, cela rend plus difficile la recherche d'un équilibre entre le pouvoir d'achat de ce que les gens
ont en poche et ce qui peut être mis sur le marché.
Le Chancelier a exprimé son accord avec cette conclusion. J'espère qu'il considèrera avec sympathie une tentative
pour intégrer sa politique dans un ensemble conséquent. J'ai
consulté de nombreux milieux sur ces propositions et j'ai reçu
des avis de tous bords. Je suis fermement convaincu que, présentées avec autorité, elles ne seraient pas impopulaires. Personne ne s'attend à s'en tirer indemme. Ce que l'on peut reprocher à mon programme, ce n'est pas d'en trop demander mais
l'inverse; et il se peut que, d'ici un an, il paraisse s'attaquer trop
mollement à une si lourde tâche.
Etant donné qu'on ne peut écarter la possibilité d'une
dérive ou qu'on adopte des demi-mesures, je me hasarderai à en
prédire les conséquences. J'examine plus loin le mécanisme de
l'inflation; et c'est, je suppose, ce que prévoient la plupart si
nous nous dérobons. Mais à moins d'un rythme lent de l'activité,
ce qui serait la deuxième phase de détérioration, ce n'est pas à
quoi je m'attends d'abord. Il y a un passage du "Rameau d'Or"l
dans lequel la propension de l'homme primitif à généraliser à
partir d'un nombre limité d'expériences est illustrée de façon
amusante. Les hommes, tout comme les chiens, ne sont que trop
facilement "conditionnés" et s'attendent toujours à ce que, lorsque la sonnerie retentit, ils aient la même expérience que la fois
précédente. Mais nous ne sommes pas aujourd'hui devant la
psychologie qui provoqua les précédentes inflations de prix. Ce
1 Les douze volumes du "Rameau d'Or" furent publiés de 1890 à 1915. Ils
constituent l'oeuvre majeure de J.G.Frazer (1854-1941), professeur à
Cambridge et considéré comme l'un des pères fondateurs de l'anthropologie
moderne.
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n'est pas du tout une tendance naturelle que d'augmenter les prix
en réponse à une demande non satisfaite; les fabricants et les
détaillants rechignent d'autant plus à augmenter leurs prix, sauf
pour répondre à une réelle augmentation des coûts, que c'est le
public qui doit les payer. Ils n'ont aucune envie d'aller à l'encontrede l'opinion publique et ce qui paraît être l'intention des autorités. Ils ne savent pas très bien où ils en sont quant à la Loi
contre l'Mfairisme. Avec la Taxe sur les Profits Excessifs, ils
sont encore moins portés que d'habitude à voir leurs gains s'accroître. En bref, cela libère leur conscience, leur évite des ennuis, et ne leur coûte même pas beaucoup, de débarrasser leurs
rayons et de laisser le client suivant insatisfait, plutôt que
d'augmenter leurs prix jusqu'au niveau qui équilibrerait l'offre et
la demande.
Ainsi donc, selon moi, la première phase sera celle d'un
manque d'approvisionnement plutôt qu'un dérapage du niveau
des prix. Ce sera une façon particulièrement injuste, inefficace
et irritante de restreindre la consommation. Et si cela provoque,
comme ce sera probablement le cas, un rationnement plus
étendu, le gâchis et l'inefficacité seront aggravés pour les raisons
que j'expose ci-après, dues à la diversité des besoins et des goûts
humains. Ce qu'il faut faire, c'est limiter le pouvoir d'achat à un
seuil convenable et laisser ensuite le consommateur aussi libre
que possible ,de choisir sa façon de l'utiliser. Alors, graduellement la pression du pouvoir d'achat amènera la marée de l'inflation qui est le remède naturel et la seule vraie alternative.
Mais une autre conséquence est également probable et
encore moins satisfaisante. Une pénurie des approvisionnements
par rapport au pouvoir d'achat des consommateurs exercera une
pression défavorable sur notre balance commerciale. Car des
biens seront détournés de l'exportation et cela incitera à utiliser,
pour la consommation courante, des produits d'importation ainsi
que des produits domestiques qui, autrement, auraient été utilisés pour la guerre. Nous serons de cette manière, empêchés de
développer pleinement notre effort de guerre et nous épuiserons
nos réserves de change à une rapidité bien imprudente.
Ce serait faire preuve de lâcheté que de refuser d'envisager notre tâche dans toute son ampleur et de ne pas l'accomplir.
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Car par ailleurs, tel n'est pas l'état d'esprit de la nation qui ne
demande qu'on lui dise ce qu'elle doit faire. Ce serait aussi faire
preuve de bêtise. Car la victoire peut dépendre de notre aptitude
à prouver que nous sommes capables d'organiser notre puissance
économique de telle sorte qu'un ennemi impénitent reste indéfi..
niment exclu du commerce et de la société du monde.
J.M.KEYNES
King's CollegeCambridge
février, 1940
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