On dispose ainsi de quatre concepts fondamentaux : l’affirmation, la négation, la saisie
de la pensée et son assertion. Par exemple, dans la formule p → ¬q, p est affirmée, q est niée ;
la proposition conditionnelle complexe p → ¬q est assertée, mais les propositions simples qui
la composent p et ¬q sont simplement considérées8. Ces quatre concepts suffisent à rendre
compte du simple et artificiel calcul des propositions, ce sont en quelque sorte les quatre
éléments de la logique standard. Mais ils s’avèrent totalement insuffisants pour appréhender
l’usage plus complexe du discours effectif quotidien.
1.2 L’apport russellien : le cinquième élément
Comme Russell l’avait remarqué dès le début du siècle, la prise en compte de la logique
propre au discours quotidien requiert impérativement de faire place à un cinquième élément,
l’opérateur de dénégation : « Dénier une proposition n’est pas la même chose que d’asserter sa
négation. Le cas de l’assomption rendra ceci clair. Étant donné une proposition p quelconque, il
y a une proposition associée non-p. Chacune de celles-ci peut, comme l’indique Meinong, être
simplement supposée ou assumée. Mais quand nous dénions p, nous ne sommes pas concernés
par une simple assomption, et il n’y a rien qui puisse être fait avec p qui soit logiquement
équivalent à assumer non-p. Et une inspection directe montrera, je crois, que l’état d’esprit par
lequel nous rejetons une proposition n’est pas le même que celui par lequel nous acceptons sa
négation. Ainsi, la loi du tiers exclu peut s’établir sous la forme : Si p est déniée, non-p doit être
assertée ; cette forme, il est vrai, est trop psychologique pour être ultime, mais le point est
qu’elle est signifiante et ne se réduit pas à une simple tautologie. Logiquement, la notion de
dénégation d’une proposition p n’est pas pertinente ; seule la vérité de non-p concerne la
logique. Mais psychologiquement, il semblerait qu’existent deux états d’esprit pouvant avoir p
pour objet, l’un assertant et l’autre déniant ; et deux autres états d’esprit ayant non-p pour objet,
l’un assertant et l’autre déniant »9. Dans le contexte « pré-phénoménologique » meinongien,
Russell est naturellement conduit à distinguer entre : 1° – le vrai et le faux, 2° – une proposition
affirmative et sa négation, 3° – la croyance et l’incroyance (disbelief10), 4° – leur expression par
l’assertion d’une proposition et sa dénégation. Mais, à l’époque, un telle analyse tombait
inéluctablement sous l’accusation de psychologisme et ne pouvait pas ne pas être rejetée du
champ proprement logique11.
Aujourd’hui, l’approche pragmatique qui aborde l’assertion en termes d’acte de
discours permet d’exhumer la distinction russellienne en admettant la dénégation comme forme
négative de l’acte d’assertion lui-même et non de son contenu propositionnel. Alors que la
négation est une fonction sémantique portant sur le contenu propositionnel et inversant sa
valeur de vérité, la dénégation, que nous noterons p,12 constitue un opérateur proprement
pragmatique opposé à l’assertion qui inverse l’engagement du locuteur à l’égard de
3. La manifestation de ce jugement – l’assertion [die Kundgebung dieses Urteils – das Behaupten ]» (original, p. 35).
8. Chez Russell, cette différence entre assertion et considération distingue l’implication (« si, … alors ») de
l’inférence (« donc ») et évite le paradoxe de Lewis Carroll, cf. notre article « Les limites d’un traitement logique de
l’assertion ».
9. « Meinong’s Theory of Complexes and Assomptions », p. 41. Nous soulignons. Dans ce passage, Russell utilise
souvent affirming pour asserter et denial pour négation. Notre traduction clarifie l’expression, mais ne trahit en rien
la conceptualisation sous-jacente. P. Hylton, qui signale incidemment cette opposition entre dénégation et assertion
dans le passage cité, ajoute simplement : « Son nouveau souci [pour les aspects psychologiques] représente le début
d’un changement non pas tant de doctrine que d’intérêt », Russell, Idealism and the Emergence of Analytic Philosophy,
ch. 6, p. 245. Nous croyons qu’il y avait là une intuition féconde que Russell ne pouvait exploiter logiquement.
10. Antony Wall nous a rappelé qu’en anglais le préfixe d’origine latine dis avait une signification forte qui ne se
réduisait pas à la simple négation. Comme nous l’a proposé Christian Brassac, on pourrait au plus près traduire
disbelief par discroyance. évitant ainsi toute connotation religieuse. Nous optons finalement pour incroyance. Outre
le fait que nous évitons de créer un néologisme, le paradigme religieux fournit un exemple clair de fonctionnement de la
dénégation : à la croyance en Dieu : la foi, s’oppose directement l’incroyance correspondant à l’athéisme, les deux se
distinguant de l’agnosticisme qui correspond à un désengagement. À noter que Jean-Louis Gardies utilise dans ses
modèles sémantiques les termes de cru et d’incru, cf. Essai sur la logique des modalités, ch. IV, p. 114. C’est cet usage
technique que nous adoptons ici. Sur le statut de la disbelief cher Russell, cf. notre article : « From belief to disbelief : la
dimension interactionnelle de la croyance ».
11. Ibidem, p. 74.
12. Nous reprenons ici le symbole proposé par Robert Blanché, Introduction à la logique contemporaine, p. 50.