ordre contraignant externe : la « rationalité ». Sous
cette appellation, c’est, semble-t-il, à l’extériorité du
savoir, autrement dit, à son « objectivité » qu’est
imputé le déficit de sens. Des prises de position qui
attestent de la persistance de l’irrationalisme français
analysé par Jacques Bouveresse il y a bientôt vingt
ans (2).
Il y aurait d’un côté une institution autoritaire aux
prétentions universalistes et donc dominatrices, se
réclamant d’un savoir préexistant, dont les valeurs
d’objectivité, de logique,seraient celles du calcul
froid, désincarné, impersonnel. Et de l’autre, une plu-
ralité de sujets vivants, dont la liberté, les désirs, les
histoires et les projets ne pourraient pas se recon-
naître dans la « rationalité » de l’institution autoritaire
à l’exception d’une minorité qui n’y parviendrait que
par connivence culturelle, calcul ou dressage. Les
savoirs et les activités scolaires qui prétendent tradi-
tionnellement à l’universalité seraient menacés d’être
les moins signifiants car les plus impersonnels. Cette
image romantique est à l’arrière-plan, de façon dif-
fuse, d’une approche très répandue, quelque peu
éclectique, ou emprunte à la psychanalyse le sens
négatif de la « rationalisation » pour en faire en géné-
ral un processus de falsification masquant les vraies
tendances inconscientes à l’œuvre (les vraies « rai-
sons ») dans une inspiration qui peut être également
spiritualiste ou littéraire, pédagogique ou anti-péda-
gogique, sans qu’on puisse distinguer les sources
lacaniennes, girardiennes ou tout simplement bibliques.
Le sens serait dans le champ éducatif, l’interdit de la
violence, le rapport à la Loi, la Loi du père, à sa lettre
ou à ses Tables.
Cette opposition entre sens, subjectivité, désir, d’un
côté, et rationalité, calcul, domination, de l’autre,
doublée de celle de la violence et de la loi, se situe
àun niveau très général et fonctionne dans une série
de clivages plus ou moins imbriqués : les traditions
culturelles et en particulier religieuses étant opposées
à la rationalité scientifique et technique, mais aussi la
littérature aux sciences humaines et enfin les conte-
nus disciplinaires à la pédagogie et celle-ci à la
didactique. Un dernier clivage opposerait les péda-
gogues centrés sur l’élève et les didacticiens suppo-
sés se centrer exclusivement sur les objets de savoir.
La rationalité subit ainsi un procès bien particulier :
à la fois celui d’être du côté de la domination, de l’ex-
clusion (et donc de la violence dite symbolique) et du
côté du déficit de signification, les deux reproches se
trouvant cumulés dans la dénonciation de l’ethnocen-
trisme occidental refoulant en dehors d’une école
rigidement rationaliste et individualiste les vraies
significations, subjectives et plurielles (et l’on pense
bien sûr à la pluralité des valeurs religieuses qui
seraient beaucoup plus à même de donner un sens à
la vie). Comme contribution du sujet, expression de
soi à la fois privée et communautaire, le sens se situe-
rait au-delà la froide rationalité, tenue pour insigni-
fiante dans son universalité synonyme de déperson-
nalisation, de dépossession de soi-même.
On dénonce l’échec de l’école rationaliste dans la
tâche qu’elle s’était pourtant assignée comme essen-
tielle, la lutte pour les valeurs de la civilisation contre
la « barbarie », coupable de n’avoir pas su empêcher
la Shoah. Mais certains en viennent à dénoncer non
plus tant la faiblesse de cette école face à ce
paroxysme de la barbarie que, à l’instar d’Heidegger
ou de Charles Taylor (3), la collusion, voire la confu-
sion des deux ; la froide rationalité passerait insensi-
blement par degrés, à travers ses dérives techni-
cistes, de la déjà trop rationnelle didactique aux
formes extrêmes de la déshumanisation (4).
«NON-SENS » ET RÉIFICATION DU SENS
Opposer ainsi sens et rationalité peut-il avoir un
sens ? N’est-ce pas littéralement contradictoire au
plus haut point, absurde par définition ? Ceux qui
opposent la subjectivité du sens à une rationalité imper-
sonnelle récuseront justement un examen conceptuel
dont la logique même serait le signe de la fermeture.
On peut dans cette affaire jouer sur les mots à perte
de vue dans un interminable dialogue de sourds.
En ce qui concerne la rationalité, Raymond Bou-
don, qu’on pourrait facilement tenir pour un cham-
pion de celle-ci, loin de prétendre qu’en dehors de la
rationalité, il n’y aurait que non-sens, conteste l’op-
position qu’il est censé incarner : « La notion de ratio-
nalité peut-elle elle-même désigner autre chose que
l’ensemble des comportements fondés sur des rai-
sons ? » (5). Estimant que « le succès de la définition
étroite (rationalité = rationalité instrumentale) provient
de ce qu’elle est la plus rigide et la plus simple »
(p. 541), il fait remarquer que « dans le même temps
où l’économie se cristallisait autour de cette défini-
tion, les autres sciences humaines passaient le plus
clair de leur temps à « découvrir » le caractère « irra-
tionnel » de l’action humaine » (p. 532), une réparti-
tion des rôles caricaturale alors que « l’homme n’est ni
rationnel ni irrationnel ». « Seuls des comportements
particuliers, des actions particulières, des croyances
32 Revue Française de Pédagogie, n° 143, avril-mai-juin 2003