Denis Diderot, De la poésie dramatique, 1758. Chapitre XI « De l

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Denis Diderot, De la poésie dramatique, 1758. Chapitre XI « De l’intérêt ».
Est-il important de rassembler l’intérêt d’un drame vers sa fin, ce moyen m’y paraît aussi propre
que le moyen contraire. L’ignorance et la perplexité excitent la curiosité du spectateur, et la soutiennent ;
mais ce sont les choses connues et toujours attendues, qui le troublent et qui l’agitent. Cette ressource est
sûre pour tenir la catastrophe toujours présente.
Si, au lieu de se renfermer entre les personnages et de laisser le spectateur devenir ce qu’il voudra,
le poète sort de l’action et descend dans le parterre, il gênera son plan. Il imitera les peintres, qui, au lieu
de s’attacher à la représentation rigoureuse de la nature, la perdent de vue pour s’occuper des ressources
de l’art, et songent, non pas à me la montrer comme elle est et comme ils la voient, mais à en disposer
relativement à des moyens techniques et communs.
Tous les points d’un espace ne sont-ils pas diversement éclairés ? Ne se séparent-ils pas ? Ne fuientils pas dans une plaine aride et déserte, comme dans le paysage le plus varié ? Si vous suivez la routine du
peintre, il en sera de votre drame ainsi que de son tableau. Il a quelques beaux endroits, vous aurez
quelques beaux instants. Mais il ne s’agit pas de cela ; il faut que le tableau soit beau dans toute son
étendue, et votre drame dans toute sa durée.
Et l’acteur, que deviendra-t-il, si vous vous êtes occupé du spectateur ? Croyez-vous qu’il ne sentira
pas que ce que vous avez placé dans cet endroit et dans celui-ci n’a pas été imaginé pour lui ? Vous avez
pensé au spectateur, il s’y adressera. Vous avez voulu qu’on vous applaudît, il voudra qu’on l’applaudisse ;
et je ne sais plus ce que l’illusion deviendra.
J’ai remarqué que l’acteur jouait mal tout ce que le poète avait composé pour le spectateur ; et
que, si le parterre eût fait son rôle, il eût dit au personnage : « A qui en voulez-vous ? Je n’en suis pas. Estce que je me mêle de vos affaires ? Rentrez chez vous. » Et que si l’auteur eût fait le sien, il serait sorti de la
coulisse, et eût répondu au parterre : « Pardon, messieurs, c’est ma faute ; une autre fois je ferai mieux, et
lui aussi. »
Soit donc que vous composiez, soit que vous jouiez, ne pensez non plus au spectateur que s’il
n’existait pas. Imaginez, sur le bord du théâtre, un grand mur qui vous sépare du parterre ; jouez comme si
la toile ne se levait pas.
« Mais l’Avare qui a perdu sa cassette, dit cependant au spectateur : Messieurs, mon voleur n’est-il
pas parmi vous ? »
Eh ! laissez là cet auteur. L’écart d’un homme de génie ne prouve rien contre le sens commun.
Dites-moi seulement s’il est possible que vous vous adressiez un instant au spectateur sans arrêter l’action ;
et si le moindre défaut des détails où vous l’aurez considéré, n’est pas de disperser autant de petits repos
sur toute la durée de votre drame, et de le ralentir ?
Qu’un auteur intelligent fasse entrer dans son ouvrage des traits que le spectateur s’applique, j’y
consens ; qu’il y rappelle des ridicules en vogue, des vices dominants, des événements publics ; qu’il
instruise et qu’il plaise, mais que ce soit sans y penser. Si l’on remarque son but, il le manque ; il cesse de
dialoguer, il prêche.
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Jarry, lettre
8 janvier 1896
Cher Monsieur,
L’acte dont nous avions parlé vous sera porté à la date dite, soit vers le 20. Mais je vous écris
d’avance pour vous demander de réfléchir à un projet que je vous soumets et qui serait peut-être
intéressant. Puisque « Ubu roi » vous a plu et forme un tout, si cela vous convenait, je pourrais le simplifier
un peu, et nous aurions une chose qui serait d’un effet comique sûr, puisque, à une lecture non prévenue,
elle vous avait paru telle.
Il serait curieux, je crois, de pouvoir monter cette chose (sans aucun frais du reste) dans le goût
suivant :
1° Masque pour le personnage principal, Ubu, lequel masque je pourrais vous procurer au besoin.
Et puis je crois que vous vous êtes occupé vous-même de la question des masques.
2° Une tête de cheval en carton qu’il se pendrait au cou, comme dans l’ancien théâtre anglais, pour
les deux seules scènes équestres, tous détails qui étaient dans l’esprit de la pièce, puisque j’ai voulu faire un
« guignol ».
3° Adoption d’un seul décor, ou mieux, d’un fond uni, supprimant les levers et baissers de rideau
pendant l’acte unique. Un personnage correctement vêtu viendrait comme dans les guignols, accrocher
une pancarte signifiant le lieu de la scène. (Notez que je suis certain de la supériorité « suggestive » de la
pancarte écrite sur le décor. Un décor, ni une figuration ne rendrait « l’armée polonaise en marche dans
l’Ukraine ».)
4° Suppression des foules, lesquelles sont souvent mauvaises à la scène et gênent l’intelligence.
Ainsi, un seul soldat dans la scène de la revue, un seul dans la bousculade où Ubu dit : « Quel tas de gens,
quelle fuite, etc ».
5° Adoption d’un « accent » ou mieux d’une « voix » spéciale pour le personnage principal.
6° Costumes aussi peu couleur locale ou chronologiques que possible (ce qui rend mieux l’idée
d’une chose éternelle); modernes de préférence, puisque la satire est moderne; et sordides, parce que le
drame en parait plus misérable et horrifique.
Il n’y a que trois personnages importants ou qui parlent beaucoup, Ubu, Mère Ubu et Bordure.
Vous avez un acteur extraordinaire pour la silhouette de Bordure contrastant avec l’épaisseur d’Ubu : le
grand qui clamait : « C’est mon droit. »
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Enfin je n’oublie pas que ceci n’est qu’un projet à votre bon plaisir et je ne vous ai parlé d’Ubu roi
que parce qu’il a l’avantage d’être accessible à la majorité du public. D’ailleurs l’autre chose sera prête et
vous verrez qu’elle vaudra mieux. Mais si le projet ci-contre ne vous semblait point absurde, j’aimerais
autant en être informé, pour ne point travailler à quelque chose qui ferait double emploi. L’une comme
l’autre ne dépasseront point trois quarts d’heure de scène, comme nous en étions convenu.
À vous, avec l’assurance de toute ma sympathie pour votre entreprise qui m’a encore donné hier
une belle soirée d’art.
Paul Claudel, Le Soulier de satin (1924).
... Comme après tout il n’y a pas impossibilité complète que la pièce soit jouée un jour ou l’autre
dans, d’ici dix ou vingt ans, totalement ou en partie, autant commencer par quelques directions scéniques.
Il est essentiel que les tableaux se suivent sans la moindre interruption. Dans le fond la toile la plus
négligemment barbouillée, ou aucune, suffit. Les machinistes feront les quelques aménagements
nécessaires sous les yeux mêmes du public pendant que l’action suit son cours. Au besoin rien n’empêchera
les artistes de donner un coup de main. Les acteurs de chaque scène apparaîtront avant que ceux de la
scène précédente aient fini de parler et se livreront aussitôt entre eux à leur petit travail préparatoire. Les
indications de scène, quand on y pensera et que cela ne gênera pas le mouvement, seront ou bien affichées
ou lues par le régisseur ou les acteurs eux-mêmes qui tireront de leur poche ou se passeront de l’un à
l’autre les papiers nécessaires. S’ils se trompent, ça ne fait rien. Un bout de corde qui pend, une toile de
fond mal tirée et laissant apparaître un mur blanc devant lequel passe et repasse le personnel sera du
meilleur effet. Il faut que tout ait l’air provisoire, en marche, bâclé, incohérent, improvisé dans
l’enthousiasme ! Avec des réussites, si possible, de temps en temps, car même dans le désordre il faut
éviter la monotonie.
L’ordre est le plaisir de la raison : mais le désordre est le délice de l’imagination
Je suppose que ma pièce soit jouée par exemple un jour de Mardi-Gras à quatre heures de l'aprèsmidi. Je rêve une grande salle chauffée par un spectacle précédent, que le public envahit et que
remplissent les conversations. Par les portes battantes on entend le tapage sourd d'un orchestre bien
nourri qui fonctionne dans le foyer. Un autre petit orchestre nasillard dans la salle s'amuse à imiter les
bruits du public en les conduisant et en leur donnant peu à peu une espèce de rythme et de figure.
Apparaît sur le proscenium devant le rideau baissé L'ANNONCIER. C'est un solide gaillard barbu et
qui a emprunté aux plus attendus Velasquez ce feutre à plumes, cette canne sous son bras et ce ceinturon
qu'il arrive péniblement à boutonner. Il essaye de parler, mais chaque fois qu'il ouvre la bouche et pendant
que le public se livre à un énorme tumulte préparatoire, il est interrompu par un coup de cymbale, une
clochette niaise, un trille strident du fifre, une réflexion narquoise du basson, une espièglerie d'ocarina, un
rot de saxophone. Peu à peu tout se tasse, le silence se fait. On n’entend plus que la grosse caisse qui fait
patiemment poum poum poum, pareille au doigt résigné de Madame Bartet battant la table en cadence
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pendant qu’elle subit les reproches de Monsieur le Comte. Au-dessous, roulement pianissimo de tambour
avec des forte de temps en temps, jusqu’à ce que le public ait fait à peu près silence.
L'ANNONCIER, un papier à la main, tapant fortement le sol avec sa canne, annonce :
LE SOULIER DE SATIN
ou
LE PIRE N'EST PAS TOUJOURS SÛR
ACTION ESPAGNOLE EN QUATRE JOURNÉES
LE THÉÀTRE ET SES PERSONNAGES
CONFÉRENCE DE LOUIS JOUVET
faite le 6 février 1939.
MESDAMES, MESDEMOISELLES, MESSIEURS,
Je vous l’avoue, ce n’est pas une admiration naturelle, héréditaire ou congénitale qui m’a conduit à
l’étude et à l’amour de Marivaux. L’intérêt que j’ai acquis pour son théâtre m’est venu bien plutôt d’un
sentiment opposé à celui de l’admiration. La lecture ou la représentation de ses œuvres m’a longtemps
procuré une sorte d’irritation ou d’agacement difficilement surmontable. Et le mal dont je souffrais à les
voir représenter n’a pas trouvé de remède dans la lecture des critiques ou des commentateurs qui ont
cherché à pénétrer son œuvre ou à nous l’expliquer.
C’est pour avoir éprouvé de façon persistante cette insatisfaction qu’est née d’abord ma curiosité
pour Marivaux. Oui, je le confesse, c’est à cause de la fadeur qu’il engendre, à cause des mines agaçantes,
des soupirs, des bêlements attendris, des mouches et des éventails dont on le pare, que je me suis mis à
l’étude de son œuvre. Par ce sentiment intérieur de contradiction, se sont développées en moi une
attirance et une prédilection particulières pour cet auteur dont le génie est universellement reconnu, mais
dont les œuvres, il faut bien le dire, sont si singulièrement ignorées ou délaissées. Par une sorte de défi, je
me suis mis à l’étude de Marivaux.
Au début du XVIIIe siècle, Marivaux est, dans le monde dramatique, un tout petit îlot, une toute
petite province. C’est un auteur très spécial. On le représente aujourd’hui rarement, et beaucoup de grands
comédiens, au cours d’une longue et glorieuse carrière, ne rencontrent jamais l’occasion d’interpréter un
seul de ses rôles.
Étudier est un bien grand mot, et la façon dont un comédien peut réfléchir ne permet pas de
longues méditations. Au cours de l’exécution de ces pièces modernes, durant l’exercice d’une comédie
classique, par antithèse ou comparaison, dans l’entracte d’une pièce de Molière ou de Giraudoux, à ce
moment où l’imagination du comédien est plus sensible et plus physique que déductive, il m’est arrivé
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souvent de ressentir des impulsions antérieures, comme importées d’un autre domaine. C’était soudain,
suscitées en moi par une équivalence ou un contraste scéniques, une réplique ou une scène de Marivaux
qui m’atteignait. C’est alors que les grâces, la sentimentalité de Marivaux, ce que je prenais dans son œuvre
pour de la mièvrerie m’est apparu tout différemment. C’est par révélation, si je puis dire, que j’ai pressenti
qu’il y avait peut-être chez Marivaux un ton, une signification, un sens dramatique indécelables à la lecture
de ses œuvres : que leur exécution pouvait s’être aujourd’hui légèrement désaxée, décalée, comme cela
s’est produit, d’ailleurs, pour d’autres auteurs, soit par ce que le public actuel est très différent de celui de
l’époque de La Surprise de l’Amour, soit par la suite du jeu des comédiens : enfin qu’une lente tradition
avait gauchi, alangui le sens de ses comédies : et j’ai pensé qu’il y avait peut-être une technique et une
pratique spécifiques de ce théâtre.
Bref, je me suis mis à son étude pour savoir comment les acteurs doivent le jouer et les spectateurs
l’entendre.
(…)
Si j’ai juxtaposé le mensonge de Marivaux et le mensonge du théâtre ; si j’ai voulu voir dans
Marivaux le mensonge, et dans le théâtre l’utilisation du mensonge, je ne m’abuse pas sur ce qu’il y a de
voulu dans ce rapprochement. En substituant à ce mot peu plaisant de mensonge celui plus honnête et plus
séduisant d’illusion ou de fiction, je dirai que la qualité de l’illusion ou de la fiction que nous propose
Marivaux est, sans aucun doute, la plus précieuse, la plus épurée, la plus sublimée qu’aucun auteur ait
jamais proposée.
Il y a dans la convention de Marivaux un degré de perfection et d’abstraction qui justifie et explique
toutes les critiques qu’on lui a faites, toutes les définitions péjoratives de son œuvre : métaphysicien,
abstracteur de quintessence, ou raffineur, fabricant d’élixir, ou peseur d’œufs de mouches.
Le mensonge, la convention, l’illusion habituels du théâtre sont dépassés, surpassés par un
« surmensonge », une « surconvention », une « surréalité », une illusion perfectionnée. Marivaux a rajouté
au système optique du théâtre, une autre lentille grossissante par les procédés et par le thème qu’il
emploie. Par l’utilisation du mensonge, par l’atmosphère dans laquelle il a placé ses personnages,
l’hypocrisie qu’il leur inocule, Marivaux a porté à un point d’excellence jamais atteint jusqu’alors cette
convention raffinée au point d’être dépouillée de tout réalisme, jusqu’à la notion du symbole.
Et l’invraisemblance de ses intrigues, son marivaudage et son écriture, la difficulté qu’on a de
l’écouter et surtout la difficulté qu’on a de le jouer, ne sont que la conséquence de sa perfection
dramatique. Ses pièces, offrant toutes la même intrigue, ne sont presque plus que des schémas où le
personnage devient un spectre du sentiment qu’il veut peindre.
C’est un théâtre pur. (…)
Théâtre d’abstraction et de démonstration, il est la plus haute expression de la convention
théâtrale.
Et le malentendu de Marivaux repose sur un contresens fait de concert entre les comédiens et le
public qui veulent mettre dans ses pièces ce qui n’y est pas : de la sentimentalité et de l’esprit.
Créées pour la première fois par les comédiens italiens, les pièces de Marivaux, issues du geste,
sont des pantomimes où les gestes ont été remplacés par des mots, les attitudes par des répliques, les
expressions corporelles par un langage intense qui expose des états de conscience clairs et précis, des
conflits d’ordre humain et passionnel. Le théâtre de Marivaux prend des gestes et les pousse à bout. C’est
un théâtre d’escrimeur. La première feinte en appelle une seconde et, de riposte en riposte, dans un jeu de
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fleuret dont l’amour propre est le plastron, les personnages mènent tout au long de la pièce un combat que
nous savons sans danger et dont tout le plaisir consiste à apprécier ce qu’il a de virtuel.
Telle est l’idée qu’on peut se faire du théâtre de Marivaux aux premières représentations de ses
œuvres par les Italiens.
(…)
L’idée que nous nous en faisons aujourd’hui est bien différente. Je la résumerai par cette réponse
que me fit, un jour, l’une de mes élèves du Conservatoire :
- Moi, Marivaux, je vois ça joué par des figurines de Saxe avec de la musique de Mozart.
De cette conception aux Fêtes Galantes de Verlaine mises en flonflons, il n’y a qu’un pas : de là à
interpréter Marivaux comme du théâtre d’amour de Musset, de Bataille ou de Porto-Riche, il n’y a pas loin.
Et le public veut écouter une histoire où il cherche vainement à s’attendrir et flatter sa volupté en
s’amourachant de l’actrice, à défaut du personnage.
Et l’acteur veut être galant et tendre.
- Vous allez voir comme je m’émeus, comme je suis sensible, se disent les comédiens, alors qu’il
faut, avant tout, montrer comment le personnage ment.
Avant ou après chaque phrase, on entend des monosyllabes, des exclamations, des petits rires, des
trilles que le comédien égrène autour de son texte, qui veulent iriser le sens de la phrase, la parer, la rendre
sensible. Un temps, un silence, un geste, une intonation, transforment la réplique en trait d’esprit.
Le souci du comédien est de témoigner le sentiment qu’il éprouve.
- Je voudrais marquer à ce moment-là… dit-il, lorsqu’il s’arrête à une réplique de son rôle.
C’est là l’explication du malentendu de Marivaux. Dans une œuvre comme celle-là, de même que
dans toutes les grandes œuvres, le comédien n’a pas à vouloir marquer quelque chose. À ce moment-là, il
agit comme le critique qui met une intention sous chaque phrase.
« Il faut, disait Marivaux lui-même, que les acteurs ne paraissent jamais sentir la valeur de ce qu’ils
disent et qu’en même temps, les spectateurs le sentent et le démêlent à travers l’espèce de nuage dont
l’auteur a dû envelopper leurs discours. Mais, ajoutait-il, j’ai eu beau le répéter aux comédiens, la fureur de
montrer de l’esprit a été plus forte que mes très humbles remontrances et ils ont mieux aimé commettre
dans leur jeu un contresens perpétuel qui flattait leur amour-propre que de ne pas paraître entendre
finesse à leur rôle. »
Le rôle, ici, n’est pas fait pour l’acteur. C'est-à-dire que le comédien n’a pas le droit de rire des rires
ou de pleurer des larmes de son personnage. Il n’a pas le droit de parasiter. Il est chargé d’exprimer pour le
public les sentiments qui atteignent ce personnage, et non de les éprouver à son compte.
Pour jouer Marivaux, il faut jouer qu’on joue.
Il y a dans tout ce théâtre une intellectualité admirable, un crépitement de gestes et des
modulations de voix, un réseau de mouvements et de sons, qui le rendent comparable à une sorte de
danse supérieure, à un jeu mathématique ou géométrique. L’acteur doit se dépersonnaliser, ne plus être
qu’un être mécanisé à qui les joies et les douleurs n’appartiennent plus en propre. Le théâtre de Marivaux
lui impose une vie supérieure, une espèce d’inhumanité qui le rend comparable au premier de tous les
acteurs, à la marionnette.
Louis Jouvet, conférence parue dans Conferencia, 15 juin 1939.
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Comment jouer " Les Bonnes"
Préface de Jean Genet (1963)
Furtif. C'est le mot qui s'impose d'abord. Le jeu théâtral des deux actrices figurant les deux bonnes doit être
furtif. Ce n'est pas que des fenêtres ouvertes ou des cloisons trop minces laisseraient les voisins entendre
des mots qu'on ne prononce que dans une alcôve, ce n'est pas non plus ce qu'il y a d'inavouable dans leurs
propos qui exige ce jeu, révélant une psychologie perturbée: le jeu sera furtif afin qu'une phraséologie trop
pesante s'allège et passe la rampe. Les actrices retiendront leurs gestes, chacun étant comme suspendu, ou
cassé. Chaque geste suspendra les actrices. Il serait bien qu'à certains moments elles marchent sur les
pointes des pieds, après avoir enlevé un ou les deux souliers qu'elles porteront à la main, avec précaution,
qu'elles le posent sur un meuble sans rien cogner – non pour ne pas être entendues des voisins d'en
dessous, mais parce que ce geste est dans le ton. Quelquefois, les voix aussi seront comme suspendues et
cassées.
Ces deux bonnes ne sont pas des garces: elles ont vieilli, elles ont maigri dans la douceur de Madame. Il ne
faut pas qu'elles soient jolies, que leur beauté soit donnée aux spectateurs dès le lever du rideau, mais il
faut que tout au long de la soirée on les voie embellir jusqu'à la dernière seconde. Leur visage, au début, est
donc marqué de rides aussi subtiles que les gestes ou qu'un de leurs cheveux. Elles n'ont ni cul ni seins
provocants : elles pourraient enseigner la piété dans une institution chrétienne. Leur oeil est pur, très pur,
puisque tous les soirs elles se masturbent et déchargent en vrac, l'une dans l'autre, leur haine de Madame.
Elles toucheront aux objets du décor comme on feint de croire qu'une jeune fille cueille une branche fleurie.
Leur teint est pâle, plein de charme. Elles sont donc fanées, mais avec élégance! Elles n'ont pas pourri.
Pourtant, il faudra bien que la pourriture apparaisse : moins quand elles crachent que dans leurs accès de
tendresse.
Les actrices ne doivent pas monter sur scène avec leur érotisme naturel, imiter les dames de cinéma.
L'érotisme individuel, au théâtre, ravale la représentation. Les actrices sont donc priées, comme disent les
Grecs, de ne pas poser leur con sur la table.
Je n'ai pas besoin d'insister sur les passages "joués" et les passages sincères : on saura les repérer, au besoin
les inventer.
Quant aux passages soi-disant "poétiques", ils seront dits comme une évidence, comme lorsqu'un chauffeur
de taxi parisien invente sur-le-champ une métaphore argotique : elle va de soi. Elle s'énonce comme le
résultat d'une opération mathématique: sans chaleur particulière. La dire même un peu plus froidement
que le reste.
L'unité du récit naîtra non de la monotonie du jeu, mais d'une harmonie entre les parties très diverses, très
diversement jouées. Peut-être le metteur en scène devra-t-il laisser apparaître ce qui était en moi alors que
j'écrivais la pièce, ou qui me manquait fort : une certaine bonhomie, car il s'agit d'un conte.
"Madame", il ne faut pas l'outrer dans la caricature. Elle ne sait pas jusqu'à quel point elle est bête, à quel
point elle joue un rôle, mais quelle actrice le sait davantage, même quand elle se torche le cul?
Ces dames – les Bonnes et Madame – déconnent? Comme moi chaque matin devant la glace quand je me
rase, ou la nuit quand je m'emmerde, ou dans un bois quand je me crois seul : c'est un conte, c'està- dire
une forme de récit allégorique qui avait peut-être pour premier but, quand je l'écrivais, de me dégoûter de
moi-même en indiquant et en refusant d'indiquer qui j'étais, le but second d'établir une espèce de malaise
dans la salle… Un conte… Il faut à la fois y croire et refuser d'y croire, mais afin qu'on y puisse croire il faut
que les actrices ne jouent pas selon un mode réaliste.
Sacrées ou non, ces bonnes sont des monstres, comme nous-même quand nous nous rêvons ceci ou cela.
Sans pouvoir dire au juste ce qu'est le théâtre, je sais ce que je lui refuse d'être : la description de gestes
quotidiens vus de l'extérieur : je vais au théâtre afin de me voir, sur la scène (restitué en un seul personnage
ou à l'aide d'un personnage multiple et sous forme de conte), tel que je ne saurais – ou n'oserais – me voir
ou me rêver, et tel pourtant que je me sais être. Les comédiens ont donc pour fonction d'endosser des
gestes et des accoutrements qui leur permettront de me montrer à moi-même, et de me montrer nu, dans
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la solitude et son allégresse.
Une chose doit être écrite : il ne s'agit pas d'un plaidoyer sur le sort des domestiques. Je suppose qu'il existe
un syndicat des gens de maison – cela ne nous regarde pas.
Lors de la création de cette pièce, un critique théâtral faisait la remarque que les bonnes véritables ne
parlent pas comme celles de ma pièce : qu'en savez-vous? Je prétends le contraire, car si j'étais bonne je
parlerais comme elles. Certains soirs.
Car les bonnes ne parlent ainsi que certains soirs : il faut les surprendre, soit dans leur solitude, soit dans
celle de chacun de nous.
Le décor des Bonnes. Il s'agit simplement, de la chambre à coucher d'une dame un peu cocotte et une peu
bourgeoise. Si la pièce est représentée en Frances, le lit sera capitonné – elle a tout de même des
domestiques – mais discrètement. Si la pièce est jouée en Espagne, en Scandinavie, en Russie, la chambre
doit varier. Les robes, pourtant, seront extravagantes, ne relevant d'aucune mode, d'aucune époque. Il est
possible que les deux bonnes déforment, monstrueusement, pour leur jeu, les robes de Madame, en
ajoutant de fausses traînes, de faux jabot; les fleurs seront des fleurs réelles, le lit un vrai lit. Le metteur en
scène doit comprendre, car je ne peux tout de même pas tout expliquer, pourquoi la chambre doit être la
copie à peu près exacte d'une chambre féminine, les fleurs vraies, mais les robes monstrueuses et le jeu des
actrices un peu titubant.
Et si l'on veut représenter cette pièce à Epidaure? Il suffirait qu'avant le début de la pièce les trois actrices
viennent sur la scène et se mettent d'accord, sous les yeux des spectateurs, sur les recoins auxquels elles
donneront les noms de : lit, fenêtre, penderie, porte, coiffeuse, etc. Puis qu'elles disparaissent, pour
réapparaître ensuite selon l'ordre assigné par l'auteur.
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René Scherer, Racine et/ou la cérémonie, © PUF 1982.
En 1678, donc l’année suivant celle de la création de la pièce, le décorateur demandait, au lieu de
l’habituel « palais à volonté » qui suffisait à la plupart des tragédies, un « palais voûté », et cette
indication a été, pour autant que nous sachions, implicitement approuvée par Racine. Pourquoi
voûté ? Il y a là fidélité à un détail du texte, puisque Phèdre dit :
Il me semble déjà que ces murs, que ces voûtes
Vont prendre la parole, et, prêts à m’accuser,
Attendent mon époux pour le désabuser.
(v.854-856)
Mais il ne suffit pas de constater cet accord et de se contenter de ce que le texte prouve le lieu
et le lieu prouve le texte, ce qui ressemble fort à un cercle vicieux. Il faut plutôt observer que la voûte
est un élément de décor tout à fait exceptionnel. Habituellement, le palais tragique n’est couronné ni
par une voûte, ni par un plafond ni par un toit. Il est ouvert et surmonté de toiles représentant des
nuages. Bien que peu satisfaisant pour la vraisemblance, le procédé permet, dans la tragédie à
machines et dans l’opéra, la descente et la remontée de dieux célestes qui viennent participer à
l’action. Racine n’avait nulle intention de faire sauver sa Phèdre par quelque Jupiter. Il a préféré
l’enfermer dans ce qui ne peut paraître au spectateur du XVIIe siècle que comme une prison. Dans le
même palais-prison se débattent Hippolyte exilé et Phèdre en villégiature. Ils n’en sortiront que pour
mourir.
Roland Barthes, Sur Racine, © Seuil 1963.
Les grands lieux tragiques sont des terres arides, resserrées entre la mer et le désert, l’ombre et
le soleil portés à l’état absolu. Il suffit de visiter aujourd’hui la Grèce pour comprendre la violence de
la petitesse, et combien la tragédie racinienne, par sa nature « contrainte », s’accorde à ces lieux que
Racine n’avait jamais vus : Thèbes, Buthrot , Trézène, ces capitales de la tragédie sont des villages.
Trézène, où Phèdre se meurt, est un tertre aride, fortifié de pierrailles. Le soleil fait un extérieur pur,
net, dépeuplé ; la vie est dans l’ombre, qui est à la fois repos, secret, échange et faute. Même hors la
maison, il n’y a pas de vrai souffle : c’est le maquis, le désert, un espace inorganisé. L’habitat racinien
ne connaît qu’un seul rêve de fuite : la mer, les vaisseaux : dans Iphigénie, tout un peuple reste
prisonnier de la tragédie parce que le vent ne se lève pas.
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Jean-Louis Barrault, Mise en scène de Phèdre, 1946.
Trézène est donc, en temps normal, un lieu paisible, aimable, de repos, un lieu de purification.
Thésée y était d’ailleurs venu, quittant la cour d’Athènes, pour se purifier du crime qu’il avait commis
en faisant égorger les Pallantides.
Autour du palais, d’une part, les bois abritent sous leur fraîcheur : gibier, arcs et javelots ;
d’autre part, sur la grève d’où s’élève une chaude buée sous le soleil brûlant, la mer, dans son
sommeil, se roule régulièrement. Souvent, toujours en temps normal, les chevaux écumants
bondissent, les chars scintillent, la poussière se soulève, tandis que contre les « coursiers de Neptune
» ancrés dans le port, le clapotis des vagues, « comme un bruit de baisers, un chuchotement discret
des lèvres » émet une étrange musique.
Mais aujourd’hui, il règne sur Trézène une atmosphère lourdement insolite. Les bois, la mer, la
grève, tout est silencieux. Le SILENCE pèse sur Trézène.
Le roi est parti depuis plus de six mois et il ne revient pas. Phèdre, de son côté, atteinte d’un
mal qu’elle s’obstine à taire n’est plus qu’une femme mourante et qui cherche à mourir. Hippolyte
lui-même, le sauvage, orgueilleux et pur Hippolyte périt aussi d’un mal qu’il dissimule ; chargés d’un
feu secret, (ses) yeux s’appesantissent.
Dans cet air généralement pur et serein, on suffoque. On étouffe à Trézène.
Et ce n’est pas la jeune Aricie, retenue comme esclave sur ordre de Thésée, qui illuminera ce
séjour !
Trézène est devenu un lieu irrespirable.
À Trézène règne le contraste ; règne le clair-obscur.
Deux éléments contrastants doivent donc former le décor :
- d’une part : la lumière, le soleil, l’air marin ;
- d’autre part : des coins sombres donnés par les murs et les voûtes.
À l’exhalaison salée de varechs s’oppose l’opacité âcre des chambres où s’enferment les
personnages et que ceux-ci remplissent de leurs insomnies et de leurs obsessions.
Dans ce pays de lumière, on cherche l’ombre ; on s’y cache.
Les nuits sont blanches. Le sommeil a fui ; et dans le jour les hommes errent comme des
somnambules.
Il y a du cauchemar à Trézène.
La tâche du décorateur réside donc dans une savante répartition des ombres et des lumières.
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Les lumières. On doit sentir constamment la présence du soleil. L’action commence à l’aube et
se termine après le coucher du soleil. Le soleil manifestera d’autant plus intensément sa présence
que la scène sera traversée de rayons. Jamais ce qu’on appelle un « plein-feu » de théâtre ne
donnera autant l’impression brûlante du soleil que si celui-ci perce l’atmosphère par des faisceaux
lumineux serrés. La présence du soleil se manifeste avec plus de force à travers les fentes d’une
persienne qu’en plein milieu d’une plaine où tout, baigné par lui, est aplati.
Que les projecteurs soient « saignants ». il suffit de fissures justement disposées dans les murs,
et à travers lesquelles le soleil s’infiltrera, pour donner une impression de grande luminosité.
Les ombres. Les ombres, elles, doivent avoir des tonalités chaudes. Ce sont elles qui
envelopperont la déclaration de Phèdre, ses invocations à Vénus, l’affolement des deux femmes à la
scène 3 de l’acte IIII, le délire de Phèdre au IVe acte, etc…
Si les coins d’ombre et les points de lumière sont bien répartis, le décor est sauvé. Un bout de
ciel, néanmoins, doit être réservé. Les personnages sont « enfermés », psychologiquement
enveloppés, envoûtés par leurs passions ; il nous faut donc devant les yeux un point lointain mais
lumineux d’une sortie possible. Un coin de ciel comme un désir permanent.
LES VOIES DE LA CRÉATION THÉÂTRALE, 1978. Denise Biscos, « Antoine Vitez à la rencontre
du texte.»
Les acteurs et l’espace sont investis de signes. L’action est située et datée. Les personnages
pourraient être des courtisans du Roi-Soleil, le lieu un salon versaillais il ne s’agit pas d’ « illustrer » le
texte de Racine. Tout au plus pourrait-on parler de reconstitution mythique, en « pointillé » (pour
l’espace, quelques signes choisis, discontinus). Reconstitution nécessaire au propos de Vitez.
L’espace et le costume fonctionnent dans le spectacle pour matérialiser l’ordre et le désordre,
dénoncer l’absolutisme du pouvoir royal, le désir et la répression, les contraintes, l’aliénation.
Un parquet de couleur sombre, à assemblage complexe : signe de luxe. Long rectangle aux
coins arrondis, entre les gradins de spectateurs (théâtre en couloir). À une extrémité, l’épinette et la
chaise de l’instrumentiste. À l’extrémité opposée, une chaise d’époque, haut dossier raide et pieds
chantournés. Luxueuse elle aussi, dans sa sévérité ; les clous de cuivre et les reliefs du cuir repoussé
accrochent le lumière. Entièrement vide à l’exception de ces trois éléments, le parquet luit
vaguement et reflète les images – floues, incertaines – les double et les trouble. Un parquet, c’est
également le signe minimum de l’intérieur ; ici, un intérieur contradictoirement ouvert puisqu’on
joue aussi dans la zone extérieure, tant dans les étroits passages ménagés entre le plateau et le
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public que dans les espaces situés de part et d’autre des pôles. On y voit d’autres objets : placés
latéralement, la chaise où Panope sera assise, en position marginale, pendant presque toute la durée
du spectacle, faisant face à une partie du public, tournant le dos à l’autre. À chaque extrémité de la
salle une table, l’une supportant un candélabre, l’autre un bassin de cuivre rempli d’eau. La zone
extérieure est indéterminée, son fonctionnement est mixte. Utilisée pour le jeu (Oenone s’y tient en
retrait pendant l’aveu de Phèdre à Hippolyte, ou encore essaie d’y entraîner Hippolyte et lui bouche
les oreilles ; la figure de la course plusieurs fois répétée – par des personnages différents – décrit tout
le théâtre, d’un mur à l’autre). Elle est aussi le lieu des apparitions « hors texte » : Thésée (donné
pour prisonnier en Épire, aux Enfers, ou pour mort) y rôde. Transgression à l’envers (de l’extérieur
vers l’intérieur) : Thésée – toujours absent – pénètre sur le plateau, il tient le chandelier et éclaire le
visage de Phèdre sur le point de se trahir pour la première fois. La zone extérieure enfin est aussi une
coulisse à vue : les deux objets accessoires y ont été remisés pour dégager la zone centrale ; un
acteur entrant va parfois jusqu’au bassin rempli d’eau, y puise des larmes qu’il applique sur ses yeux
comme un maquillage. Le lieu central et le lieu périphérique communiquent dans une ambiguïté
voulue.
Pendant tout le début du spectacle, la chaise, à laquelle son isolement sur le plateau nu confère
une importance particulière, est fixe : c’est le trône. Les apparitions de Thésée se situent toujours
derrière la chaise, et c’est de ce côté aussi qu’il fera son entrée « officielle ».
Marguerite DURAS, Texte inséré à la fin de Savannah Bay (1982)
On peut imaginer que le rôle de Madeleine dans Savannah Bay puisse être attribué à deux
comédiennes en même temps, que l’une, déléguée, dirait le texte du rôle et que l’autre, en titre,
jouerait ce rôle sans le dire. Par exemple, dans la scène de l’essayage de la robe fleurie, la
comédienne en titre essaierait la robe et tournerait sur elle-même en se regardant dans le miroir,
tandis que la comédienne déléguée dirait le texte correspondant à la scène.
Il faut retenir que la comédienne déléguée ne s’adresserait pas au public, ni à la Jeune
Femme, mais uniquement à celle qui se tait, la comédienne en titre.
Il faut retenir aussi que la Jeune Femme, de même, ne s’adresserait qu’à cette
comédienne en titre de Savannah Bay, madeleine, et qu’elle ne regarderait qu’elle —qui se tait—
alors que ce serait la comédienne déléguée qui parlerait.
La comédienne déléguée devrait évidemment être plus âgée que la Jeune Femme.
Dans le cas de cette option, le texte ne pourrait jamais être partagé entre la
comédienne en titre et la comédienne déléguée.
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Brigitte Jaques. Extrait tiré de : « Un dieu est toujours plus grand que son
champ », L’Art du théâtre, n°6, Arles, Actes Sud, 1987.
J’ai souvent pensé ces dernières années que les véritables auteurs de théâtre étaient aujourd’hui les
metteurs en scène, ou du moins que leurs œuvres pouvaient se mesurer à celles des grands écrivains
de théâtre. La cause semble entendue pour des artistes tels que Grotowski, Kantor ou Bob Wilson,
mais pour ceux qui travaillent essentiellement sur des textes, cette pensée est difficile à défendre,
car elle est encore neuve et remet en cause les privilèges de l’écrivain de théâtre. Ainsi, l’on dit
souvent que le metteur en scène doit se mettre au service du texte et qu’il outrepasse ses droits
lorsqu’il ne le fait pas. Je crois la question mal posée. En effet, le texte est d’abord au service du
théâtre, et le théâtre est plus grand que le texte, plus grand que la mise en scène, plus grand que
l’acteur. Il se trouve que depuis quelques décennies, le metteur en scène a mieux servi le théâtre et
que les écrivains de théâtre, les écrivains qui ont le plus compté pour le théâtre – je pense
immédiatement à Genet, Beckett ou plus près de nous, Heiner Müller, Botho Strauss, Peter Handke
ou Bernard-Marie Koltès – ont intégré dans leurs œuvres une réflexion sur l’art de la mise en scène
et sur le jeu de l’acteur ; l’émergence de leurs œuvres s’est faite conjointement à celles de metteurs
en scène tels que Blin, Grüber, Stein, Régy ou Chéreau. Les bons écrivains de théâtre écrivent moins
pour le théâtre qu’à partir de lui.
Il en est de même pour les textes anciens. Il y a une contemporanéité dans la vaste
bibliothèque du monde entre Shakespeare, Beckett, Molière, Genet, Heiner Müller, Sophocle, etc.
L’énigme que pose le texte au metteur en scène est la même, le texte se lit, se déchiffre et
s’interprète de la même façon, l’acte de mise en scène n’est pas différent ; que l’écrivain soit vivant
ou mort, il a disparu de son œuvre. C’est cette œuvre que le metteur en scène explore et à travers
laquelle, dans un double mouvement de mise à jour, il se déchiffre lui-même et construit son œuvre
propre.
La pièce de théâtre n’existe pas tant qu’elle n’est pas « mise en scène », elle reste sourde,
aveugle, quelque chose de son sens ne parvient pas. Elle attend, pour que son sens universel
apparaisse, la rencontre d’un
Metteur en scène. C’est là le paradoxe, on peut le méditer : quiconque a vu La Dispute de Marivaux,
mise en scène par Chéreau ou Il Campiello de Goldoni, mis en scène par Strehler, sait de quoi je
parle: il a découvert Marivaux et Goldoni pour toute sa vie et ce qu’il y avait de plus grand, de plus
mystérieux dans les œuvres apparut grâce à l’engagement le plus personnel, le plus risqué de ces
deux metteurs en scène. Ce faisant et redonnant au monde Marivaux et Goldoni, Chéreau et Strehler
engendraient un nouveau théâtre et devenaient, absolument, des auteurs de théâtre…
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Michel Vinaver. Extrait tiré de : « La mise en trop », Théâtre/ Public n°82-83,
Genevilliers 1988, repris dans Écrits sur le théâtre, t. II, 1998 L’Arche Éditeur
[Quel] est le profil générique des metteurs en scène d’aujourd’hui ? Je parle des metteurs en
scène consacrés ou en passe de l’être, des metteurs en scène occupant le terrain. Eh bien, ils ont
acquis leur réputation en tant qu’auteurs de spectacles sortant de l’ordinaire, en tant que créateurs
d’objets scéniques originaux, en tant que compositeurs d’images inédites, en tant que fabricants de
visions novatrices s’incarnant sur un plateau, en tant que grands accoucheurs d’acteurs. Ce qui a valu
à la plupart d’entre eux d’accéder à des positions de pouvoir à la tête des principales institutions
théâtrales.
Pour autant que l’un d’eux soit séduit par une œuvre dramatique contemporaine dont
l’auteur est avant tout un écrivain, j’en reviens à la question : que se passe-t-il ?
Eh bien, ce qui se passe, c’est tout simplement que le metteur en scène en fera trop. Il ne
peut pas ne pas en faire trop. Toute sa culture, toute son histoire, l’attente qu’il suscite et
l’environnement compétitif dans lequel il baigne, le pouvoir qu’il détient et la dynamique du pouvoir
qui le conduit à sans cesse renforcer celui-ci, l’obligent à ajouter de la valeur, à ajouter de l’intérêt au
texte dont il s’est saisi, à le gonfler, à y injecter tout ce qui a fait de lui ce qu’il est en tant que
créateur à part entière.
La pratique de ces metteurs en scène est parfaitement adaptée à la réalisation de spectacles
qu’ils conçoivent entièrement et dans lesquels le texte a la fonction d’un accessoire. Elle convient
parfaitement, également, à la reprise de grands textes du passé qu’ils ont l’ambition de réactualiser
et de faire revivre sous une forme nouvelle et avec des enjeux nouveaux, car ces textes existent dans
la mémoire collective : ancrés dans le patrimoine culturel, ils ont la capacité de subir toutes sortes de
mutations sans pour autant se dissoudre (on peut d’ailleurs se demander si, dans le cas de la reprise
d’un grand classique, le texte n’a pas souvent aussi le statut d’un accessoire – mais c’est sans autre
gravité : la représentation passe, le texte demeure…). Cette pratique, en revanche, ne convient à un
texte contemporain nouveau répondant à la définition que je donnais tout à l’heure, celle d’un objet
littéraire accompli en tant que tel, ayant une existence autonome.
Dans ce cas particulier, il y a, sinon conflit, du moins chevauchement de deux visées qui se
contrarient. Le texte n’a besoin que d’une chose : se faire entendre le plus distinctement possible sur
une scène. Le metteur en scène, lui, a besoin, au travers de ce texte, d’aller plus loin, toujours plus
loin, dans la recherche de sa vision propre. Rien n’y fait. Il ne peut pas s’empêcher d’aller jusqu’au
bout de son pouvoir, de ses pouvoirs. Ille fait en toute bonne foi, c'est-à-dire qu’il n’a pas de peine à
se convaincre que, ce faisant, il sert la pièce au maximum. Le résultat est, cependant, que la pièce
s’efface sous l’excès des moyens.
La souveraineté des metteurs en scène est un phénomène historique qui a eu un
commencement et qui va peut-être vers sa fin. Ce règne montre des signes de déclin. Il connaît
actuellement une usure, en raison de sa démesure même. Dans les rangs du public, saturé
d’exploits, le niveau de fascination baisse, tandis que monte celui de l’oppression. La fatigue gagne. Il
y a de l’impatience dans l’air. On peut supposer qu’il s’agit d’un cycle qui se referme, et que le
pouvoir tendra à nouveau à se diversifier, auquel cas il est permis d’espérer que les pièces
contemporaines nouvelles ne seront plus vouées à être montées avec l’excès de moyens qui
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aujourd’hui tend à les étouffer. Faisons le pari d’un retour vers plus de modestie et de légèreté, vers
moins d’art et plus d’artisanat. Mais gardons-nous de croire à une mutation rapide, parce que les
résistances sont grandes à ce qui apparaîtra aux yeux de beaucoup comme une régression
inconcevable. Ce qui pourrait, plus efficacement que tout, favoriser cette évolution, c’est le retour de
la population des écrivains au domaine théâtral, c’est une augmentation de la production de textes
dramatiques ayant une existence autonome, c’est le comblement du fossé entre littérature et
théâtre.
.
Claude Régy, extrait de « Au-delà de l’écriture », Théâtre/Public n°66, 1985.
[L’]essentiel, bien sûr, c’est le travail sur l’écriture, sur la manière de délivrer le texte. Et ce
travail aboutit à une révolution invisible : la représentation ne se déroule plus sur le plateau ; c'est-àdire que ni la mise en scène, ni l’acteur, ne doivent jamais penser qu’ils sont l’objet de la
représentation. Ce qui m’importe, c’est de retrouver la masse souterraine qui a, en fait, suscité
l’écriture – et c’est par des sondes à travers les mots que j’essaye de retrouver cette préexistence à
l’écriture et d’entendre en écho l’au-delà de l’écrit. Et cette nappe qui a précédé l’écriture, on essaye
tout simplement qu’elle puisse se répandre dans l’imaginaire des spectateurs, dans leur sensibilité,
pour que ce soit eux, en fait, qui fassent le spectacle… Ça, c’est très important pour moi, en finir avec
l’idée que nous sommes des fabricants de représentation, des fabricants de spectacle pour une salle
de voyeurs qui regarderaient un objet fini, un objet terminé considéré comme « beau » et proposé à
leur admiration. En fait, l’acteur intervient exactement comme un créateur. Il faut l’amener à se
retrouver devant la situation de la « page blanche », il faut l’amener à avoir non seulement une
assimilation du texte, mais aussi de ce matériau dont est issu le texte et auquel le texte nous renvoie,
de façon à ce qu’il le recrée complètement – et ça d’ailleurs chaque jour, il n’y a jamais rien d’acquis,
il faut perpétuellement que ça soit un travail d’écriture dans l’instant où ça se fait.
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