MARIVAUX
On a réglé depuis longtemps son compte au Marivaux poudré, badin, marivaudant. Vilar, Planchon, Chereau,
Lassalle, Nichet, entre autres, ont porté au jour la cruauté qui régit les rapports humains dans ce théâtre où la
langue est à la fois masque et révélateur, épée et bouclier, poison et remède. Le jeu amoureux fait la torture
des âmes, et le désir, quand il paraît, n’a de cesse de faire sourir les corps jusqu’à l’aveu, obtenu par tours et
détours, parfois hilarants, parfois tragiques, qui font la comédie.
Je suis sensible à l’histoire de l’interprétation de Marivaux, long et dicile cheminement des metteurs en scène et
des acteurs pour rendre pleinement justice à ce théâtre brûlant.
J’ai joué Marivaux en éprouvant parfois durement les contradictions internes, car il ne s’agit pas de décréter la cruauté
de Marivaux, sa force politique, l’acuité de son scalpel; faut-il encore à chaque phrase fouiller le sens, approfondir les
réactions, les conséquences physiques et psychiques, détailler infiniment le jeu et lui donner ensuite son mouvement,
sa rigueur et sa folie. La théâtralité de Marivaux se conquiert de haute lutte.
Il faut des acteurs en travail. Chéreau dans
la Dispute
, ou dans
la Fausse Suivante
, que j’ai vue, mettait les acteurs
au pied du mur, leur demandait sans cesse de changer d’état, d’oublier ce qui avait précédé, ce qu’ils avaient prévu;
il cassait tout, les lignes, les corps; il fallait détaler, revenir, agresser, tomber, s’épuiser, épuiser le partenaire. Je me
rappelle Jane Birkin aolée, maltraitée, déchirante. Je me rappelle Didier Sandre animal, Laurence Bourdil Chevalier
enfiévré. Une épreuve.
RACINE EN TÊTE
Marivaux voit jouer les acteurs italiens, mais il a Racine en tête. Il s’essaye à la tragédie. Ça ne marche pas. Les
acteurs français empèsent le verbe et tout est mort. Il fourbit de petites comédies fantaisistes, avec des Arlequins et
des Colombines. Ça plait. Il continue mais il a Racine en tête, les passions, leur jeu impitoyable, il veut voir ça, mettre
ça dans la bouche des acteurs et que ça communique à tout le corps, dans une inconscience joyeuse, ouverte, prête
à toutes les folies. Les mots lui viennent aisément, il invente quantité de saillies sans même s’en rendre compte, il
poursuit sa traque. Il regarde de tout près comment agit le désir. D’où ça part, d’où ça monte, comment ça vient aux
lèvres, comment c’est réprimé, comprimé, comment ça se trahit d’une manière ou d’une autre, comment ça éclate. Il
appelle ça le rien, ce petit rien qui fait vaciller le monde. Il regarde ce rien opérer dans la langue elle-même.
C’est par là que Marivaux va peu à peu rejoindre Racine, hors l’alexandrin mais dans une langue pas moins travaillée.
Dans un certain éclat spirituel, apparemment enjoué, il fait sentir l’eroyable rapacité du coeur.
L’homme ou la femme qui aime est un redoutable prédateur, avide du sang aimé. L’amour-propre, la civilisation,
les règles sociales, parviennent un tant soit peu à contenir la bête, mais alors celle-ci se cabre, lutte, se débat et
c’est le langage qui est le champ de bataille, c’est le langage qui la fait enrager en voulant lui donner forme et vie
raisonnable, c’est le langage qui la nourrit et décuple ses forces. L’homme ou la femme qui aime et désire - c’est
la même chose chez Marivaux, puisque c’est la naissance du phénomène qui l’intéresse et pas ses conséquences
pratiques (les couples légitimes ne lui inspirent théâtralement rien) - se transforme en monstre, et ce faisant, séduit
et fait peur, bouleverse, aole, sème le doute, laisse les amants exsangues. Quand à la fin ils se marient, on ne donne
pas cher du couple.
Marivaux ajoute à Racine un scepticisme. Il n’y a pas d’amour heureux : l’amour-propre, l’orgueil humain, l’inconscient,
sont aux commandes du coeur et de l’esprit. Ils sont le coeur et l’esprit. Ils veulent bien jouer la générosité, l’esprit,
rire et faire rire, mais que ceci soit payé de la chair de l’autre.
On comprend que certains grands personnages de Marivaux, soucieux de paix, de bienveillance, de lettres aussi,
renoncent délibérément à l’amour, s’en écartent, fondent une petite société à part de ses dangers et de ses charmes.