L’Enseignement Philosophique Éditorial du 8 avril 2002 L’ESPRIT DE L’ENSEIGNEMENT PHILOSOPHIQUE "Le conflit des facultés a pour fin l’influence sur le peuple, et cette influence elles ne peuvent l’acquérir que dans la mesure où chacune peut lui faire accroire que c’est elle qui s’entend le mieux à contribuer à sa félicité, alors que, en ce qui concerne la manière dont elles pensent le réaliser, elles sont absolument opposées l’une à l’autre." Kant, Le conflit des facultés, Vrin, p. 30 Un nouveau conflit des facultés ? Depuis plus de deux ans la querelle des programmes met en scène ce qui pourrait s’apparenter à un nouveau conflit des facultés ou plus justement à un conflit des orientations dans le savoir entre l’orientation pédagogiste et l’orientation critique, entre la visée d’un savoir pragmatique et celle de l’autonomie intellectuelle. La logique du pédagogisme pourrait se résumer ainsi : Son objectif initial est scolaire : arriver à ce que les élèves obtiennent la moyenne aux épreuves du baccalauréat ; mais au-delà, la visée est clairement pragmatique : donner un "billet d’entrée" pour la vie socio-économique. Mais un constat révèle l’inaboutissement de cet objectif : la massification (que l’on confond souvent avec la démocratisation) de l’enseignement a changé le "public" des classes ; l’élève nouveau est incapable de rédiger une dissertation et la faiblesse des notes au baccalauréat témoignerait de l’échec de l’enseignement philosophique. De là, se déduiraient les remèdes : modifier le contenu de l’enseignement philosophique jugé trop élitiste (le terme revient comme un leitmotiv) et la nature des épreuves de l’examen jugées trop difficiles. La solution consisterait à calquer la philosophie sur les autres matières. Le programme devrait énoncer des contenus strictement déterminés qui s’apparenteraient à l’histoire des idées et l’épreuve de l’examen pourrait contrôler l’acquisition des ces connaissances objectives. Enfin, une adaptation de la philosophie à "son époque" permettrait tout à la fois de rompre avec le passéisme d’une corporation qui refuserait le changement et d’"intéresser" les élèves. Le souci louable de l’élève ne doit pas masquer le fait que cette orientation est ruineuse pour l’enseignement philosophique. Celui-ci n’a pas pour fin unique un savoir "professionnalisant". Si l’usage de la raison critique est requis dans l’exercice d’un métier, il est plus fondamentalement le moyen de la formation de soi de l’individu. Le constat de l’échec du baccalauréat est largement faussé. Il n’est pas vrai que la liste des sujets soit infinie ; c’est méconnaître le travail patient et sérieux des commissions de choix des sujets qui n’oublie jamais l’intérêt des élèves. Quant à la légende de la faiblesse des notes de philosophie au baccalauréat, il n’est qu’à consulter les derniers chiffres. Mais surtout, il faut dénoncer le raisonnement spécieux qui fait adapter une discipline à l’examen et non l’inverse. Quant aux remèdes, il ne s’agit pas moins de l’abandon de l’esprit de la philosophie ellemême. D’ailleurs, un des thuriféraires du "renouveau" ne déclarait-il pas au journal Le Monde "qu’il faut cesser de confondre philosophie et enseignement de la philosophie". Naguère, F. Châtelet dénonçait dans ce qu’il nommait la P.S.U (philosophie scolaire et universitaire), mélange d’idéalisme et d’éclectisme, un vernis idéologique consensuel pour les enfants des classes dirigeantes. Je crains que l’orientation pédagogiste nous offre un équivalent pour les masses. Oublier l’intempestivité de la philosophie et vouloir l’adapter à son temps, c’est courir le risque de la voir très vite inadaptée. Un coup d’œil sur de très anciens programmes -1- montre bien cette tentation des pouvoirs de mobiliser idéologiquement la philosophie. Le programme de 1902 recommandait d’insister "tant à propos de la morale personnelle que de la morale sociale, sur les dangers de l’alcoolisme et sur ses effets physiques moraux et sociaux : dégradation morale, affaiblissement de la race, misère, suicide, criminalité" et celui de 1925 incluait les "devoirs des nations colonisatrices." Qu’est-ce qui est demandé à un cours de philosophie ? Non pas d’exposer des contenus de pensée comme des résultats, mais d’exercer l’élève à interroger la pertinence et la légitimité d’énoncés et de pratiques. Repérer et évaluer des principes, confronter les faits et les savoirs à ces principes, apprécier leurs conséquences par une démarche méthodique : voilà bien les règles de l’enseignement philosophique. Ce qu’est tenu d’enseigner le professeur et ce que doit apprendre l’élève, c’est, comme nous l’écrivons P. Osmo et moi-même dans la lettre réponse au journal Le Monde (voir le texte dans ce même numéro), "l’apprentissage et la pratique, moins de doctrines comme telles, que du pouvoir à la fois critique et constructif de la méthode dans la pensée." Les programmes "Fichant" Les projets de programmes, pour les séries générales et pour les séries technologiques, proposés par le groupe d’experts présidé par M. Fichant ont le grand mérite de renouer avec cet esprit de l’enseignement philosophique. La présentation conjoint savoirs, réflexion et critique dans une visée commune. Elle ne s’autorise pas d’une analyse du contexte de l’enseignement philosophique, non pas parce que cet enseignement pourrait être décontextualisé, mais parce qu’une analyse particulière ne saurait s’imposer comme préalable à la réflexion. Le choix des notions obéit à un souci de cohérence sans volonté encyclopédique, et permet au professeur comme à l’élève d’exercer leur capacité de problématisation sans imposer des questions déjà formulées. Certains pourront regretter la présence ou l’absence de telle ou telle notion ; mais en ce domaine, l’unanimité est impossible. L’extension de la liste des auteurs répond à un vœu massif, même si le choix des auteurs "à astérisque" risque d’ouvrir un débat sans fin. Enfin, il faut saluer l’effort pour préciser les exigences de base du travail philosophique des élèves aussi bien à l’écrit -dans la dissertation et l’explication de texte - comme dans les interventions orales. Il serait donc souhaitable, pour l’enseignement philosophique, que le Ministère décide l’adoption de ces programmes dès la rentrée 2002. Le bureau national de l’association a voté une motion en ce sens. Mais il faut se garder de l’illusion de croire que l’adoption d’un programme résoudra les problèmes de l’enseignement philosophique. On a prêté au programme plus de vertu qu’il n’en a. Nécessaire pour définir un cadre commun de l’enseignement, il ne peut résoudre les difficultés de l’exercice même de la pensée et ne remplace pas l’art pédagogique du professeur et son engagement intellectuel comme l’effort patient de l’élève pour acquérir son autonomie de pensée. Le 8 avril 2002 Edouard Aujaleu Président de l’APPEP -2-