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SUJET N° 3| IFCS ILE-DE-FRANCE (SAINTE-ANNE),
MARS 2014
 SUJET
Pratique de soin et logique de gestion
Le rôle médiateur des cadres de santé
Dans un contexte où les dépenses de santé sont croissantes, différentes réformes hospitalières
ont mis l’accent sur la nécessité de mettre en œuvre de nouvelles politiques de distribution et d’organisation des ressources de santé. Cela s’est traduit par une nouvelle politique de gouvernance
hospitalière, par l’utilisation de nouveaux outils de gestion (répartition annuelle du budget des
établissements en fonction de leurs activités), par l’apparition de nouvelles pratiques managériales
(encadrement et évaluation des compétences individuelles, etc.), et par de nouvelles contraintes
institutionnelles (regroupements d’établissements pour rationaliser l’offre hospitalière). Ces changements de modalités du fonctionnement hospitalier ne concernent pas uniquement la dimension
économique du soin. A cette volonté d’optimisation des ressources se joint une politique d’harmonisation des pratiques qui s’effectue essentiellement par l’utilisation de référentiels communs.
Or, cet objectif d’optimisation des ressources et de la qualité du soin s’est traduit par l’importation
d’outils et de modèles de fonctionnement directement issus du monde traditionnel de l’entreprise.
Cet objectif d’optimisation de la qualité et des ressources de santé se transforme, de façon croissante, en une obligation d’amélioration des performances économiques des établissements de
santé. Les pratiques, les organisations et les institutions sont de plus en plus pensées selon les
règles et les logiques de rentabilité, de compétitivité et de performance. Le « pouvoir incantatoire1 » du terme de qualité justifie toutes les mobilisations et les réorganisations collectives2. Mais
de quels types de qualité des soins est-il question aujourd’hui ? Quelles valeurs du soin occultet-on en reconfigurant la pratique soignante autour des notions de performance et de rentabilité ?
L’exigence de qualité dans le domaine du soin oscille souvent entre deux logiques bien distinctes.
L’accent peut être mis sur la notion de processus et de services, les résultats n’étant considérés
dès lors que comme des effets de la qualité de la relation3. Mais la notion de qualité peut être
réduite à l’efficience des résultats médicaux4 et se rapporter à une logique de production.
1. S. Fraisse, M. Robelet, D. Vinot D, « La Qualité à l’hôpital : entre incantations managériales et traductions professionnelles », Revue Française de Gestion, n° 146, mai 2003, p. 155-166.
2. M. Setbon, « La Qualité des soins, nouveau paradigme de l’action collective ? », Sociologie du travail, vol. 42, n° 1,
2000, p. 51-68.
3. A.-P. Contandriopoulos, F. Champagne, J.-L. Denis, M.-C. Avargues, « L’Evaluation dans le domaine de la santé :
concepts et méthodes », Revue Epidémiologie et Santé Publique, vol. 48, n° 6, 2000, p.517-539.
4. S. Leatherman, « Utiliser les indicateurs de performance pour améliorer les systèmes de santé », in Mesurer et
améliorer la performance des systèmes de santé dans les pays de l’OCDE, OCDE, 2001, p. 349-365.
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Cette importation du modèle marchand modifie les représentations et le sens de la pratique
soignante. Nous pouvons nous demander si, derrière cette exigence d’une meilleure gestion économique et d’une meilleure qualité des soins, ne se profile pas une autre finalité qui transforme et
appauvrit considérablement la nature du travail soignant.
Vers une transformation de la nature du travail soignant ?
Les contraintes formelles qui pèsent sur l’organisation hospitalière des soins occupent une part
croissante de l’activité des soignants et des cadres de santé. Afin de réduire l’hétérogénéité des
pratiques médicales et infirmières, la construction et l’application de référentiels communs sont
devenues l’une des priorités des différentes réformes hospitalières, depuis la création en 1990 de
l’Agence nationale pour le développement de l’évaluation médicale (ANDEM), puis en 1996 de
l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (ANAES), remplacée en 2004 par la
Haute Autorité de Santé (HAS). Tous les établissements de soins sont ainsi soumis à des procédures d’évaluation externe, et un travail d’innovation, d’évaluation et d’amélioration de la qualité
des soins doit être exercé à l’initiative des établissements en coordination avec différentes
commissions ciblées (Comité de lutte contre la douleur, Comité de lutte contre les infections nosocomiales, Commission de relation avec les usagers, etc.).
Les établissements de soins doivent donc se doter d’outils homogènes permettant de rendre plus
transparentes ces différentes activités, de permettre une meilleure lisibilité de l’efficacité de telle
ou telle procédure de soin. Cette pression continue concernant le respect des procédures qualité
est présentée comme une évolution indispensable du fait d’une plus grande technicité des soins,
de la nécessité de la satisfaction de patients de plus en plus exigeants, qui se conçoivent graduellement, de leur côté, comme consommateurs de santé. Les établissements de santé doivent ainsi
se plier au maillage toujours plus serré des accréditations et des encadrements en se dotant de
procédures qualité, présentées comme la condition de soins conformes aux exigences d’une médecine fondée sur des preuves validées par la littérature scientifique. Par ailleurs, sous la pression
des tutelles, les cadres de santé doivent mettre en place des outils de gestion qui s’inscrivent dans
une volonté toujours plus grande de mesure quantitative de la qualité (outils de traçabilité de l’activité, outils de traitement de données à visé comparatiste – outils de reporting, de benchmarking,
constitution de league tables, etc.).
Ce souci de formaliser, d’actualiser et d’évaluer les différentes procédures des pratiques de santé
est une exigence qui s’inscrit pleinement dans le mode de rationalité de l’exercice médical. Dans
l’univers du soin, quels que soient sa spécialité et son champ de compétence, il s’agit bien de
participer à la production, à l’actualisation et à la révision des connaissances en matière de santé,
et ce pour se soustraire au poids de l’habitude, pour rationaliser et perfectionner les pratiques.
En ce sens, les outils d’amélioration de la qualité des soins incitent l’ensemble des soignants
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à codifier et à expliciter leurs connaissances informelles pour les communiquer au mieux, et pour
permettre leur intégration dans les pratiques. Mais ces procédures qualité, qui peuvent être autant
d’éléments de contrôle extérieur déterminant l’allocation budgétaire des établissements, peuvent
très rapidement participer à une négation des « règles de métier » ou se substituer à elles5. En
effet, ne sommes-nous pas confrontés à une dérive qui transforme le soignant en opérateur, et les
soins en autant de séries de processus formalisés et décomposables ?
Que ce soit dans l’industrie de production, de transformation ou de service, le travail au quotidien
consiste en une série perpétuelle d’adaptations, d’ajustements locaux, de construction de règles
locales, souvent tacites, qui permettent de trouver une cohérence entre les prescriptions imposées
et les contraintes concrètes de l’action. Travailler, c’est gérer des imprévus, prévenir des accidents,
des dysfonctionnements, des pannes. Les critères de qualité, uniquement conçus comme des
processus de conformité avec des procédures prédéfinies, négligent ce travail d’adaptation effectué par les soignants et les cadres de santé, qui permettent une cohérence et une continuité des
soins. Un travail de gestion des écarts et de contournement des injonctions prescriptives est
réalisé au quotidien. L’habileté, l’intelligence ordinaire au travail6 consiste dans la possibilité de
tricher, de recomposer, de subvertir les normes imposées. Si la « protocolisation » des procédures
de soins vise à une forme de standartisation des pratiques, la diversité des pathologies, la singularité de chaque patient et la variabilité des processus de prise en charge requièrent néanmoins
constamment le discernement et l’autonomie des soignants, qui doivent exercer une gestion
permanente des écarts par rapport aux normes prescrites. La nature de la pratique soignante
appelle des efforts de rationalisation professionnelle et non des rationalisations industrielles7.
L’un des présupposés de la logique normative actuelle est que l’application de procédures
formelles engendre nécessairement de bonnes décisions et de bonnes pratiques. En rendant homogène l’ensemble des procédures du soin, on augmenterait, de facto, la qualité des soins. En appliquant les mêmes outils d’évaluation et de formalisation à l’ensemble des cultures du soin, on
maximiserait et on mutualiserait la qualité des soins. Les items isolés sur lesquels s’effectuent les
contrôles d’accréditation permettraient d’accéder à la qualité et à la réalité d’un système de soin
en sélectionnant et en prélevant des éléments isolés de tout contexte clinique.
5. M. Raveyre, P. Ughetto, « Le Travail, part oubliée des restructurations hospitalières », « Recomposer l’offre hospitalière », Revue Française des Affaires Sociales, n° 3, juillet-septembre 2003, p.97-119.
6. C. Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Le Seuil, 1998.
7. J. Gadrey, « La Modernisation des services professionnels. Rationalisation industrielle ou rationalisation professionnelle », Revue Française de Sociologie, vol. 35, 1994, p. 163-195.
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L’accent est mis aujourd’hui sur la notion de performance et non de compétence ou de savoir-faire.
Pourtant, il n’existe jamais de compétence en dehors d’un contexte particulier. Il n’existe pas de
compétence désincarnée. Issus des filières professionnelles de la santé, les cadres de santé ont
une expérience de ce travail d’ajustement et sont d’autant plus conscients de la part oubliée de
ces remaniements hospitaliers. Une habileté professionnelle repose tout autant sur une connaissance corporelle et intime que sur une capacité d’oraliser et de formaliser la nature de son travail.
L’intelligence du travail est aussi guidée par une intimité et une écoute du corps. Il existe beaucoup d’informulés dans une compétence, de non-communicable, d’implicite, d’intuitif, de tacite.
Cet aspect semble d’autant plus important que les infirmiers travaillent d’abord sur un « corps
incarné », « habité par un sujet ». Cette dimension corporelle, intuitive et vivante du travail explique
l’impossibilité d’une « visibilité intégrale du travail réel ». De ce fait, il existe une relative absurdité – ou tout du moins une méprise – à n’évaluer le travail que par rapport à des mesures de
performances quantitatives. Comme l’écrit Christophe Dejours, « la mesure de la performance
n’est pas l’évaluation du travail parce qu’il n’y a aucune proportionnalité entre performance
et travail8 ».
Concevoir l’action de soin en termes de performance semble être l’expression d’une dérive gestionnaire de plus en plus « au service d’une occultation du réel, de ce qui résiste aux savoirs et aux
savoir-faire9 ». Si la notion de compétence renvoie aux capacités des personnes d’adapter leurs
actions en fonction des situations, de transformer ou d’inventer des normes pour coller à la
complexité de la réalité, une performance s’effectue toujours dans un cadre où les règles de
production sont prédéterminées, où les marges d’invention et de création des acteurs sont limitées. Une performance ne se juge qu’à l’orée d’une grille quantitative qui la définit. Dans ce
contexte, les acteurs disparaissent progressivement derrière leur tâche productive et seul le
processus de production devient visible.
Par ailleurs, les réorganisations successives du travail ont abandonné la notion de charge de
travail, c’est-à-dire ce qui désigne les résultats matériels de l’effort en termes de production. Cette
focalisation sur les résultats productifs et les performances des acteurs du soin occulte l’ensemble du travail réel et invisible des soignants10. Ce dispositif normatif tend à réduire le soin aux
actes. Le risque est grand de décomposer et de réduire le travail soignant en autant de séries
d’opérations, de procédures figées
8. C. Dejours, L’Evaluation du travail à l’épreuve du réel, Paris, INRA Editions, 2003, p.30.
9. D. Lhuilier, « L’Invisibilité du travail réel et l’opacité des liens santé-travail », Sciences Sociales et Santé, vol. 28,
n° 2, juin 2010.
10. F. Acker, Configurations et reconfigurations du travail infirmier à l’hôpital, Rapport DREES-MiRe « Les dynamiques
professionnelles dans le champ de la santé », CERMES, 2004.
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La volonté d’optimiser les comportements des professionnels de la santé semble bien aujourd’hui
une façon de penser leurs compétences sous la dimension de la production et de la performance.
Les notions issues de discours de management, comme les critères d’évaluation du travail
soignant, s’intègrent dans une démarche de quantification des pratiques et des gestes. La rationalisation et l’organisation du travail soignant fractionnent le soin en autant d’actions thérapeutiques
autonomes, toujours plus exigeantes en technicité et requérant, pour ceux qui les effectuent, une
optimisation du temps et des coûts (impératif de raccourcissement de la durée de séjour, d’augmentation du taux d’occupation des lits, etc.). Le soin n’est plus l’accompagnement continu d’une
trajectoire singulière, mais la mise en place d’une série de processus prédéfinis, impliquant des
ressources budgétaires pré-identifiées. A ce titre, les procédures d’évaluation (que ce soit les
évaluations d’accréditation, les évaluations managériales sur les compétences des soignants, ou
autres) semblent aujourd’hui le moyen par lequel on amène les professionnels de santé à penser
leur travail en terme de production. Dans ce contexte, on peut s’interroger sur le fait que ces outils
puissent être utilisés comme autant de dispositifs pour transformer le soin en marché du soin.
Ce que manque une certaine approche gestionnaire
Les différentes méthodes hospitalières ont été marquées par l’impératif de raccourcissement croissant de la durée des hospitalisations. Les centres hospitaliers, de plus en plus technicisés, spécialisés, soumis à un grand turn-over de patients, sont conduits à fractionner et séquencer la prise
en charge. Cette organisation du travail hospitalier détermine à son tour la perception, la communication et, plus généralement, la relation entre les différents acteurs du soin et les patients.
Les patients, dès l’admission, peuvent être orientés vers de nombreux sites de soins, être confrontés à une multiplicité d’acteurs aux fonctions et statuts différents, n’intervenant que très ponctuellement et ne possédant parfois que des informations limitées sur leurs histoires cliniques.
Les patients doivent se repérer et s’adapter à des organisations complexes, disposant de leurs
propres langages, de leurs propres temporalités, de leurs propres logiques et de leurs propres
représentations. Il n’est pas non plus toujours facile pour les différents professionnels de santé
d’appréhender la personne soignée dans sa globalité et son unité.
Dans ce contexte, les activités liées au codage de l’activité, à la mesure de la traçabilité des soins,
à la constitution et au suivi des référentiels participent à réduire l’activité soignante à la dimension
technique et factuelle, au détriment du care11. Outre le risque de produire plus de preuves de
l’action que d’actions proprement dites, la multiplication des indicateurs et des critères de traçabilité de l’activité menace d’occulter une dimension fondamentale du soin. Cette dimension constitue
11. P. Molinier, S. Laugier, P. Paperman, Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Payot,
2009.
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pourtant bien souvent le tissu invisible sur lequel s’exercent les procédures thérapeutiques.
Le souci des soignants pour le « confort » des patients, les ajustements et l’inventivité des soins
de nursing pour accroître ou maintenir le bien-être, le temps pris pour l’explication des traitements,
l’écoute des éventuelles angoisses et des plaintes : toutes ces activités permettent finalement
d’instaurer une continuité, une fluidité et un sens aux soins réalisés. Cette attention vis-à-vis de
l’autre ne trouve cependant nulle visibilité, nulle traçabilité et nulle valorisation institutionnelle.
Pire, une certaine conception de la qualité occulte cette dimension. L’évaluation de la qualité est
trop souvent réalisée à travers le prisme de concepts et d’items transversaux qui ne reflètent en
rien le cœur de l’activité soignante ni les valeurs qu’elle implique. Cette importance accordée à la
formalisation et à l’évaluation permanente des actions des soignants peut facilement conduire à
vider les actions soignantes de leur sens et à produire des gestes déréalisés, qui s’exercent sur
des corps désindividualisés. Comme si la qualité du soin ne pouvait faire l’économie d’une mise à
distance de la personne malade.
S’il est indispensable, par exemple, d’utiliser des référentiels communs pour évaluer et traiter le
phénomène de la douleur, il est également nécessaire d’être conscient de leurs limites.
Appréhender la douleur uniquement sous forme de donnée quantitative pour affiner un dosage
antalgique, c’est potentiellement appauvrir considérablement l’investigation et la relation clinique.
C’est risquer de s’affranchir de toute investigation sur la souffrance. C’est risquer de renvoyer la
plainte à une procédure, de rejeter la plainte hors du domaine du langage et de la relation à l’autre. Les difficultés pour exprimer et quantifier sa douleur peuvent être niées au profit d’un mode
d’évaluation et de communication purement opératoire. Les phénomènes subjectifs passés au
crible de la quantification et de la formalisation font insidieusement du dispositif formel le support
sur lequel se déroulent l’échange et la communication entre soignant et soigné. L’analyse clinique
impose une étape d’abstraction et de formalisation de la plainte du patient, mais les outils permettant cette objectivation ne doivent pas faire obstacle à la relation à l’autre.
Il existe, en effet, un danger inhérent à toutes ces logiques formelles dans le domaine du soin.
Evaluer, interpréter, codifier, c’est plus que sélectionner des éléments partiaux, c’est parfois faire
plier la réalité selon une logique prédéterminée. Croire que l’on peut épuiser toutes les dimensions
d’une réalité clinique en y mettant un nom, une image ou un chiffre constitue une véritable
violence infligée à l’autre. Combien de fois impose-t-on un langage au patient pour qu’il réponde
selon des grilles prédéterminées ? Ecouter les patients dans leur singularité commence parfois par
la nécessité de se déprendre de la logique de son propre discours. En effet, il existe une tyrannie
des normes, celles imposées aux soignants et celles imposées par les soignants aux patients.
La quête systématique d’une conformité à des standards de qualité peut venir renforcer une vision
du soin en tant qu’evidence-based nursing, la richesse de la pratique soignante pouvant alors être
réduite pour correspondre à des indicateurs et à des grilles d’accréditation.
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Dans la sphère du soin, le travail est pourtant loin de se résumer à l’effectuation d’un geste technique ou de ne constituer que la mise en place et l’évaluation d’une procédure. Le soin ne s’exerce
pas uniquement sur ce que produit l’action, mais aussi sur ce qui l’accompagne. Il s’agit bien de
mettre en place des traitements cadrés mais en les restituant dans l’expérience et l’existence
subjective du malade ainsi qu’en lui donnant du sens. A ce titre, le soin conçu comme un engagement relationnel est fondamentalement traversé par l’inventivité et la plasticité des normes.
L’engagement humain sur lequel repose toute relation de soin nécessite de plus une possibilité
d’ajustement, de transformation et de pervertissement des normes prescrites. Il n’y a de soin que
dans une relation à l’autre, et c’est cette relation qui détermine l’orientation et la qualité des
actions de soin. Pour reprendre le philosophe Alexandre Jollien, « quand elle est délibérée, voulue
et non nuancée, la distance thérapeutique procède ni plus ni moins de la maltraitance. A trop
vouloir privilégier des compétences, on nie la singularité de la personne12 ».
S’engager uniquement et prioritairement sur le versant de la qualité technique constitue une dérive
de la pratique soignante. Le soin implique d’autres ressorts, encore invisibles aux grilles quantitatives des logiques de gestion. Aborder le soin sous cet angle, c’est finalement n’envisager la relation avec le patient que dans une extériorité abstraite. Les préoccupations du sujet ne sont plus
qu’un paramètre d’infléchissement ou d’ajustement du protocole. On place entièrement la singularité du malade aux surfaces, aux périphéries du travail.
Le rôle des cadres de santé
Les cadres de santé sont aujourd’hui en première ligne des changements qui ont lieu dans les
structures de soins, puisqu’ils doivent répondre à des contraintes administratives de plus en plus
croissantes, appliquer ces nouvelles procédures de gestion auprès de soignants souvent très réticents qui perçoivent ces changements comme des contraintes venant parasiter la pratique
soignante. Ils doivent, en outre, tenir compte des exigences de rentabilité qui peuvent aller à l’encontre de leurs valeurs de soignants. Cette dérive procédurale semble d’autant plus grande que
les cadres sont toujours plus incités à ne communiquer ou à n’évaluer le travail des professionnels de santé que sur cette dimension du soin, ces éléments étant présentés comme le support
sur lequel reposent la qualité et l’efficience des pratiques. Dans certains centres de soins, l’activité en flux tendu du personnel soignant, dans la confrontation à des injections de réduction des
coûts et à des directives émanant d’un encadrement étranger aux règles de métier, produit de
profondes frustrations et conduit à des situations de véritable maltraitance. Selon l’étude de
12. A. Jollien, « Assumer sa singularité, c’est construire sa vie comme une œuvre d’art », Libération, 10 janvier 2004.
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Malika Litim et Katia Kostulski, qui analysent les dysfonctionnements du travail soignant dans un
centre de gériatrie, certaines maltraitances seraient moins un problème de responsabilité individuelle qu’un phénomène collectif et organisationnel. Ce sont l’organisation et la conception du
travail soignant qui produisent la maltraitance, et « si les patients sont maltraités, c’est parce que
l’on maltraite le métier13 ».
Les soignants connaissent les dangers de l’appauvrissement de la relation de soin dû à sa réduction à la technicité, à l’usage d’outils d’évaluation, de dépistage, d’information, de formalisation,
etc. Les cadres de santé ont aujourd’hui un rôle de médiateurs et de traducteurs entre différentes
logiques de soin, entre différentes rationalités, entre différentes cultures de gestion et d’organisation du travail. Au carrefour entre les contraintes administratives, les référentiels scientifiques et
les règles de métier, plusieurs types de finalité et de vision du soin se croisent, et dans leur travail
de coordination et de médiation, les cadres de santé ont un rôle à jouer pour que chaque action
s’inscrive dans une relation d’aide et d’accompagnement.
A ce titre, une réflexion sur les valeurs et le sens de l’action soignante nous semble très appauvrie si elle n’est conçue qu’en termes de discussion ou de réflexion ponctuelle, intervenant pardessus le tressage serré d’une organisation de soins qui a placé le geste technique ou la ressource
thérapeutique au centre de la relation avec le patient. La réflexion éthique devrait être continue,
dans l’adaptation au quotidien des normes de soins face aux demandes et aux besoins des
patients. Le champ de la réflexion éthique ne doit pas s’interdire d’interroger les limites de ces
procédures thérapeutiques et de ces protocoles d’évaluation. Il s’agit de multiplier les perspectives
et d’intégrer l’incertitude et l’écoute au cœur des outils d’investigation clinique et thérapeutique.
La réflexion éthique peut également permettre de faire en sorte de ne pas reléguer le soin à un
projet normatif.
Accepté pour publication le 14 juin 2011
Aurélien Dutier
Question
Dégagez les idées principales. Argumentez-les en vous référant à votre expérience.
13. M. Litim, K. Kostulski, « Le Diagnostic d’une activité complexe en gériatrie », Nouvelles Revue de Psychosociologie,
n° 1, 2006/1, p. 45-54
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