Jean-Marie Parent Philojazz Petites ritournelles entre souffle et pensée PHILOJAZZ Petites ritournelles entre souffle et pensée Jean-Marie Parent PHILOJAZZ Petites ritournelles entre souffle et pensée Du même auteur Passions à l’œuvre, Éditions Praelego, 2010. Une Kumpania, photographies de Jean Luneau, Éditions Photo en Touraine, 2011. Esprits voyageurs, Éditions L’Harmattan, 2011. Blog de l’auteur : « LEGOBALADIN » Illustration de couverture : photographie de Jean-Marie Parent. © L'Harmattan, 2012 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-336-00635-2 EAN : 9782336006352 Aux penseurs du souffle L’esprit est un instrument de musique avec une certaine gamme de tons, au-delà desquels s’étend un silence infini John Tyndall Comment réconcilier la raison qui raisonne et la sensation qui résonne ? « Penser, c’est dialoguer avec soi-même », suggère Platon, maître en philosophie. Mais la raison sait-elle quand le désir déborde ? Il faut bien entretenir un certain rapport au monde pour toucher au sentiment d’exister. En 1778, quelques mois avant sa mort, Rousseau rêve en marchant. Entre veille et sommeil, il vit l’automne de ses Rêveries, jouissant de ce simple état d’exister qu’il a entretenu sa vie durant. C’est dans la marche qu’il pense et qu’il écrit le texte philosophique, poétique et musical qui questionne, lui qui n’a cessé de méditer pour capter la suspension du temps, explorer le fond de l’âme. Dans le clapotis des eaux d’un lac alpestre, il décèle le caractère ondulatoire de sa vie intérieure. Plaisir purement sensuel, expérience de la joie. Les oscillations sonores fines l’installent entre la quête d’un bonheur permanent et la remémoration d’un bonheur qui a vécu. Les Rêveries d’un promeneur solitaire décrivent l’état de plénitude qui continue de façonner la mémoire de l’esprit. La clé du sentiment philosophique d’exister se niche au creux de cette preuve intérieure. A l’instar de la réflexion philosophique, la musique nous offre cette autre réalité immédiate de la conscience à même de transcender nos différences, nos codes, nos langues et nos croyances. Le jazz à son tour saura inventer des chromatismes qui déclinent à l’infini la richesse de notre sentiment d’être au monde. Le sculpté de sa phrase musicale – son « phrasé » – et les citations malicieusement empruntées au répertoire classique comme autant de clins d’œil à la musique aînée, nous font inscrire le jazz dans une expression ludique et une forme de pensée en action : ses protagonistes ne se montrent-ils pas « jouant » ? Or ce jeu des musiciens ne partage-t-il pas, justement, avec le jeu des acteurs de théâtre, la modalité de mise en scène propre à l’expression d’un langage ?... Sur cette même scène de la conscience évoquée par Rousseau le philosophe… Là où le philosophe questionne le monde, bavarde – jase – en émettant sa petite musique dialectique, le jazz pense et énonce un récit qui bruisse de mille mesures générées depuis le lieu 9 lointain de ses origines. Là où la pensée philosophique circule autour de questions centrales touchant à la vie, le jazz déploie des allégories sonores issues des sensations multiples que nous procure l’écoute du monde. L’approche philosophique est traditionnellement proposée à l’issue du cursus lycéen. Mais a-t-on le cœur à philosopher quand on a dix sept ans ? Possède-t-on la matière, l’expérience nécessaire à un recul profitable ? Pour ma part – comme sans doute pour d’autres – ce fut un échec météorique, et la chute, dans les limbes de l’oubli, d’une chance unique de penser utilement ma vie. Or une musique nommée « Be-Bop » m’agrippa à ce moment précis pour ne plus me quitter pendant un demi-siècle. Ce fut la révélation d’un art tout neuf de sentir et de vivre. Et curieusement, c’est cette même musique, ajoutée à l’expérience d’une vie, qui m’a ramené, longtemps après, sur les rives cousines de la philosophie. Art de sentir et art de penser m’ont fait mener deux vies parallèles à la vie réelle, celle dont les dédales retors d’un semblant de pacotille m’ont souvent fait côtoyer sans le savoir, la déprise par l’absence et comme une forme d’impuissance muette – quoique lucide – face à l’obscénité et à l’hystérie du monde. Avoir pu opérer la fusion consciente de ces deux univers intérieurs dans ma vie réelle, c’est être enfin parvenu à penser le monde séparément du besoin que j’en ai, comme de mes racines obligées. Selon le mot du délicieux Sempé, croqueur humoristique et tendre du quotidien, la force du jazz repose dans sa capacité à suggérer. Allégorie d’un vivant complexe et foisonnant, le « son jazz » brille, chuinte, tremble, éclate, module, tonitrue, colore, bougonne, gifle, frôle, flâne, braille, baguenaude, gémit… Entre pauses, soupirs et silences, il valse-hésite, suspend, musarde, improvise. Il vibre de la corde, claque des cuivres, ponctue des percussions, scate de la voix, dépliant un récit toujours jeune et déjà ancien (qui croirait que le jazz est un solide centenaire ?), qu’il reprend et modèle à l’infini. Un récit qui s’origine dans le cri primitif du Blues lancé depuis les champs de coton d’un état du sud de la jeune Amérique au temps de l’esclavage. Par quel mystère cet appel s’est-il amplifié en mélopée incarnant la joie 10 d’un peuple en contrepoint de sa misère ? Toujours est-il que cette expression vocale scandée gagna peu à peu les maisons closes de la Nouvelle-Orléans, se mit en marche à travers les orchestres de rue du Mississipi, imitant en cela nos orphéons européens du début du XXe siècle. Elle gagnerait bientôt le nord du pays, les bars enfumés de Chicago, coloniserait les clubs chics de New York, envoûterait les cercles huppés de Manhattan, enchanterait les grandes tournées européennes, imprimerait sa marque originale aux bandes sonores des films, et, de nos jours, enflammerait les grands-messes des multiples festivals du monde entier. Poursuivant sa route irrésistible, il se fond aujourd’hui au creux du florilège des « musiques du monde », fidèle à sa force qui le veut toujours créole, toujours ouvert aux quatre vents, à la croisée des cultures. Afrique, Amérique, Europe, Japon, il ne brandit aucun drapeau et ne clame qu’un hymne, celui de l’universelle émotion. Le jazz, musique populaire. Jazz et philosophie ont en commun de circuler en un flux vital qui tourne sans fin. La sensibilité, comme la conscience, apprend à se nourrir de chromatismes et de nuances en demiteintes. A l’image du nuancier des couleurs d’un tableau, les tonalités de la musique rejoignent avec bonheur les finesses de la pensée et de la langue. Le saxophoniste Charlie Bird Parker joue sans partition une musique d’une incroyable complexité. Mais l’oiseau a-t-il besoin d’une partition pour nous enchanter de ses trilles surgis de nulle part ? Peut-on figer le jeu de l’improvisation dans une matière toujours mouvante ? Le « morceau » – fragment, pièce appartenant à un ensemble plus vaste – nous embarque sur le quai d’une fiction toujours nouvelle et nous ne savons si – ni quand – nous débarquerons, au bout d’un temps non défini (de 2 à 50 minutes) mais que l’on ne saurait oublier. Le jazz musarde dans l’oubli de lui-même et des contraintes du temps. A travers lui, nous pouvons percevoir l’oralité ludique et intuitive propre aux civilisations d’antan. Ecriture automatique et poésie de l’instant. Derrière chaque note se profile la réalité d’une voix singulière, collective, représentative d’un groupe et d’une sensibilité donnée. La musique de jazz trouve son essence dans la notion de tribu, de famille, dans ce qui permet la 11 transmission de la connaissance grâce à l’oralité : la « soul », c’est son âme (« Body and soul », morceau fétiche du jazz). Uni à la voix et au souffle de façon immédiate, le jazz se joue comme il ne s’écrit pas : naturellement. De lui, pas de trace originelle, pas de partition unique. L’improvisation jazzistique se fonde sur l’art de l’instant, comme l’état de pleine conscience. La première musique, celle des origines, fut entendue, non écrite. Voilà pourquoi le jazz est plus proche de l’imaginaire que du langage écrit – ce qui ne l’empêche pas d’être aussi un code structuré. Restituer au sujet son lieu d’être au monde, un univers primitif antérieur au langage : ne serait-ce pas là l’ultime objectif de l’expérience jazz ? Le trompettiste Dizzy Gillespie en fait pour sa part son « bouddhisme personnel ». Tout un symbole ! Si la musique de jazz brille par la foule et le talent de ses interprètes, de même la philosophie – vieille dame bimillénaire – s’est déployée au long de son histoire selon autant de « styles » qu’il y a de philosophes. Question de forme : l’objet y importe moins que la méthode de son fonctionnement. Le programme qu’elle s’assigne n’est-il pas contenu tout entier dans sa définition grecque d’« amour de la sagesse » ? En fondant l’existence d’un sens commun sur la base d’un sens partagé de l’émotion artistique, Kant rend l’artiste visionnaire d’une forme de nécessité. Dans son livre lumineux Du spirituel dans l’art, le peintre Wassily Kandinsky voit l’art comme un langage suprême qui se substitue aux mots impuissants. Maniant le langage des formes, des couleurs (visuelles, sonores), l’artiste produit une œuvre en suivant un « principe de nécessité intérieure ». La raison rejoint ici l’émotion dans une commune approche de l’esthétique : jazz et philosophie peuvent ainsi s’unir dans une démarche complice d’appréhension du monde. A la musique afro-américaine de nous exprimer sans retenue le « verbe » de ses passions. A la philosophie, en « basse obstinée » de la pensée, de nous fixer ce point de neutralité a partir duquel méditer hors des passions. 12 Quand l’un nous donne à entendre et à imaginer la richesse singulière d’un univers sonore d’une incroyable diversité, l’autre nous propose de prendre part aux petites ritournelles de la pensée. « TRANE » ET SES OBJETS FAMILIERS UNE PLONGEE AU CŒUR DE L’ORDINAIRE Aiguiser le regard pour pénétrer l’ordinaire, cet impensé au cœur de la vie La section rythmique lance la ronde par une brève introduction. Piano, basse, batterie se mettent en action et donnent le tempo : entrée classique en jazz. Comme en peinture, c’est le fond qui donne la trame du récit, son climat, son ambiance. Et puis un léger vent limpide se met à murmurer. Cela commence comme un bruissement obstiné, un babil cristallin. Une petite comptine est venue se poser là, au milieu de l’orchestre, pour bavarder un peu et délivrer tranquillement son récit rassurant. Nos oreilles saisissent un bourdonnement monotone d’abeille qui va, vient, s’installe et se met à tournoyer dans l’air calme. Une ritournelle. L’insecte joueur amorce une mélodie qui valse, ludique, de son timbre doucement métallique. La sonorité est celle d’un cuivre de la famille des saxophones, le plus haut de la gamme, le soprano. Le motif répété dispose sa petite musique régulière, entêtante, apaisante. On est embarqué, bercé, sous le charme. John Coltrane nous prendrait-il pour des enfants, de grands enfants ?... Sa rengaine inspire la forte présence d’une conviction, de l’habitude acquise, de ces objets familiers que l’on se plaît à retrouver dans la vie ordinaire, celle dont on ne soucie pas assez tant elle est évidente, omniprésente. My favourite things … De la comptine à l’amorce d’une transe… Le saxophone joue trois fois le thème, ajoutant à chaque passage de nouvelles et fines arabesques : broderies brèves sur les notes aiguës, puis glissandi de plus en plus osés sur les aigus comme sur les graves. Avant que le piano ne reprenne le thème à son compte, plus calmement, livrant ses ponctuations sur trois accords égrenés, ressassés jusqu’à l’hypnose. Gagné par la contagion du 15 saxophone conteur, le voici qui improvise à son tour sur le thème, calme le jeu, diminue de volume, semble s’effacer, expose à nouveau le thème avant de laisser place à la vibration attendue du saxophone, tapi dans l’ombre et qui vient de surgir sur la scène. La suite est déjà promesse … « Trane et les siens (…) chevauchent des nuits barbares, ils fouillent dans les blessures vives, ils entrechoquent des cataclysmes sans nom, ils conjuguent les deux infinis du lyrisme et de la démence, invoquant, comme en quelque messe très noire, une beauté hargneuse qui ne veut être qu’excessive, ils font de la démesure la mesure de toute chose. » C’est en ces termes que le critique Alain Gerber décrit la musique du quartette de John Coltrane durant les années 60. « Trane » s’était imposé comme le premier créateur de jazz, depuis Charlie Parker sans doute, à se libérer de tous les conformismes pour faire de l’idiome afro-américain une quête mystique, une sorte de musique sacrée des temps modernes. Pour beaucoup à l’époque, elle apparut comme la seule alternative possible au matérialisme américain. Coltrane fut à cet égard plus qu’un musicien : il fut un prophète, un « messie du jazz ». En ces années de luttes pour les droits civiques, de quête d’idéaux nouveaux, on comprend mieux que l’artiste ait fait l’objet d’un véritable culte. Celui-ci demeure, un demi-siècle après la disparition du musicien, plus vivant que jamais. Air connu : on est d’abord séduit par ce qui sort du commun. L’ordinaire ne semble pas faire le poids face au sublime. Univers familier, vie domestique, discussions quotidiennes : ce qui nous est le plus proche nous est aussi – logiquement – le plus connu, car toujours exposé à notre regard. Et pourtant, que gagnerions-nous à nous arrêter un seul instant sur ce que nous ne questionnons jamais ? A détacher les choses de leur sens commun, banal, pour saisir un peu de cette inquiétante étrangeté de l’ordinaire ?... En quoi l’ordinaire peut-il se révéler beaucoup plus fécond que ce que l’on pense… ordinairement ? Arrêtons notre regard sur l’une de ces nombreuses « natures mortes » (« still lifes », disent plus justement les peintres anglais ou flamands). Que 16 nous évoquent ce verre d’eau, cette cruche en grès, ces quelques fruits simplement posés là ? Leur vie immobile, presque secrète, est-elle si inutile qu’il le paraît ? Et si en regardant le familier, nos yeux ne voyaient plus rien ou si peu ? Et si cette vie immobile recélait de l’invisible, à l’image du silence qui nous révèle parfois l’essentiel tapi à l’intérieur du cours du temps ?... Cette matière tranquille qui a séduit tant de peintres ne montre rien d’étonnant en soi. C’est à notre propre regard d’y apposer une beauté simple, délicate dans ses formes, élégante parfois, chaleureuse dans sa texture, ses couleurs. Ces objets sont des symboles de lenteur, de calme, de pérennité, par leur simple ténacité à n’être que là, sans autre but. L’existence tranquille des choses anodines a ce pouvoir de nous embarquer vers des voyages immobiles. La banalité nous ouvre à une possibilité de contemplation : comme dans un miroir, ces objets nous disent à leur tour qui nous sommes, seulement et pleinement humains. L’attention portée à l’ordinaire passe par un changement, une éducation de notre regard. Nous rejoignons ainsi, l’espace d’un instant, le philosophe Martin Heidegger voyant dans la banalité d’une paire de godillots « l’appel de la terre… et son secret refus d’elle-même » (Chemins qui ne mènent nulle part). L’essence derrière l’existence des choses. Blaise Pascal semble nous dire la même chose dans ses Pensées, lorsqu’il aborde le divertissement : « Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser… » Le philosophe pointe là aussi la question de l’ordinaire : comment essayer de penser quelque chose que nous passons une partie de notre vie à essayer de fuir !?... Il faudrait ultimement désirer… ne plus désirer, aurait ajouté Schopenhauer. Dans la Nausée, Jean-Paul Sartre met en scène un héros qui se fixe comme règle de décrire les choses les plus simples. Roquentin dispose de tout son temps et décide d’aborder son quotidien d’une autre manière : en jouissant des objets. Plongé dans la solitude d’un jardin public, il est soudain fasciné par les racines puissantes d’un arbre et redécouvre brutalement ce que signifie « exister » : « La racine du marronnier s’enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c’était une racine. Les mots s’étaient évanouis et, avec eux, 17 la signification des choses, leur mode d’emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface… Et puis j’ai eu cette illumination. Ca m’a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n’avais pressenti ce que voulait dire « exister ». Lorsque la fonction d’un objet s’évanouit, « ça » se met à exister ! Privé de son nom habituel, l’objet perd son identité et devient « pure existence ». « Les choses sont là, grotesques, têtues, gênantes, innommables… » Et puis la nausée se dissipe : il ne demeure que l’air jazzé « Some of these days », que la transparence métallique de la musique : « Je suis dans la musique », dit Roquentin. Celle-ci est un répit, puisque sans description, sans nom, œuvre d’art qui est aussi expérience de la nécessité. C’est le salut par l’art, souvent évoqué dans l’histoire de la philosophie. Ainsi la Nausée se clôt-elle sur une note optimiste : la résolution d’échapper à cet état en écrivant une œuvre : « J’arriverai au passé, rien qu’au passé, à m’accepter », conclut Roquentin. « 81 fiches cuisine à l’usage des débutants » : dans La vie mode d’emploi, le romancier Georges Perec note le foisonnement des dispositifs que nous mettons en place pour capter l’ordinaire, tenter d’en épuiser la substance. Son but : constituer l’archivage le plus complet de la surface des choses. Renoncer à la profondeur pour faire retour sur la familiarité de l’ordinaire. Car l’art a pour lui cette vertu : nous plonger dans les dessous du quotidien. L’infra-ordinaire nommé par Perec, c’est ce projet de littérature moderne qui consiste à archiver l’infime pour lui-même. Délaissant volontairement l’exotique, l’original, Perec invente l’« endotique », le banal. Son texte Je suis né inscrit le réel dans la fiction produite par le bain d’ennui qui fonde la vie des personnes ordinaires. Les Choses figurent l’engloutissement d’une vie sous la profusion de petits faits. A sa manière, le poète Francis Ponge (d)écrit le téléphone, la cigarette, le pain : une apothéose poétique de l’ordinaire. Alain Robbe-Grillet, quant à lui, donne dans ses Gommes une tonalité dramatique à sa description d’une coupe de tomate, comme s’il nous engageait au cœur d’un monde inconnu, représenté en très gros plan. Changeant d’échelle, nous 18 pénétrons dans ce que le philosophe américain Stanley Cavell nomme « l’inquiétante étrangeté de l’ordinaire ». Le cinéma n’est pas en reste pour nous plonger dans la répétition sociale du quotidien. Rien de tel que d’expérimenter dans la durée le caractère parfois ennuyeux de la vie à deux… pour mieux l’accepter ensuite. Ainsi en va-t-il dans The Philadelphia story, de Georges Cukor, l’une des comédies Hollywoodiennes du remariage. Le personnage féminin s’y pose cette question simple : quelle est le meilleur partenaire pour l’accompagner dans sa vie ? La grande leçon d’un tel film : il faut la médiation d’une quête et les preuves que l’on en tire, pour constater que ce bonheur, on l’avait finalement sous la main… à condition de prendre conscience que ce qu’on essaie de fuir, c’est l’ordinaire, et qu’il est bien souvent possible de l’accepter même s’il nous rappelle à notre condition d’être humain fini. Le cinéma de Jacques Tati montre lui aussi, à la suite de Chaplin et de Keaton, que l’ordinaire est soluble dans le burlesque. Oubliant volontairement les dialogues, Tati met en avant les sons du quotidien et les codes sociaux habituels. Les vacances de Mr Hulot sont un régal de mise en scène sonore où les portes claquent à un rythme régulier, le moteur d’une vieille guimbarde vrombit curieusement et les personnages font assaut de salutations muettes. Tout est excessif en vue de subvertir les codes et d’en montrer le comique irrésistible derrière l’aspect mécanique et répétitif. Tati illustre avec brio la définition du rire proposée par Bergson au début du XXe siècle : « de la mécanique plaquée sur du vivant ». La méditation de pleine conscience, enfin, issue de la culture asiatique – le bouddhisme zen – veut aujourd’hui nous rappeler qu’il est inutile de singer quelque chose venu de l’extérieur. Mieux vaut être attentif de manière authentique au réel en le désirant simplement, pleinement. L’instant est sans doute ce que nous avons de plus précieux à cultiver, loin des spéculations hasardeuses d’un futur incertain ou du parfum au goût de cendre d’un passé… dépassé. Se dessinent alors en filigrane les tableautins apaisants des haïkus japonais, petites 19