Université catholique de Louvain Chaire Hoover d’Éthique d’Éthique économique et sociale LA DÉLINQUANCE DES JEUNES D’ORIGINE IMMIGRÉE : UNE LUTTE POUR LA RECONNAISSANCE Travail de synthèse personnelle Jérôme Van Ruychevelt 33 86 06 00 Promoteur : Prof. Jean-Michel Chaumont. Août 2012 Table des matières Introduction générale.................................................................................................................. 3 Questions de départ ................................................................................................................ 3 Hypothèses.............................................................................................................................. 3 Méthodologie .......................................................................................................................... 4 1. 2. La lutte pour la reconnaissance ........................................................................................... 5 1.1. La reconnaissance amoureuse ..................................................................................... 5 1.2. La reconnaissance juridique ........................................................................................ 6 1.3. La reconnaissance culturelle ........................................................................................ 7 1.4. Une ébauche formelle de la vie éthique ? .................................................................. 10 La délinquance des jeunes d’origine immigrée ................................................................ 11 2.1. Première considération éthique ................................................................................. 11 2.2. Le manque de capital économique comme source à la délinquance ......................... 11 2.2.1. Les explications socio-économiques initiales .................................................... 11 2.2.2. La délinquance conséquence d’un déficit au niveau institutionnel .................... 13 2.2.3. Honneth et le capital ........................................................................................... 14 2.3. La délinquance conséquence d’un conflit de culture................................................. 16 2.3.1. Conflit de culture et mauvaise conduite : L. Wirth ............................................ 16 2.3.2. Conflit de culture et crime : T. Sellin ................................................................. 17 2.3.3. Famille, Identité et valeurs ................................................................................. 18 Conclusion générale ................................................................................................................. 21 Bibliographie ............................................................................................................................ 23 2 Introduction générale Il y a quelques semaines, je suis tombé un peu par hasard sur le « rapport sur la prévention de la délinquance (novembre 2010) »1 de Jean-Marie Bockel2. Le document, pétri de valeurs nationales, prescrit, dans les grandes lignes, d’affronter la déviance juvénile avec un arsenal de mesures sécuritaires et un encadrement social aux allures paternalistes. Il cible également une certaine frange de la population d’origine immigrée qui ne s’accoutume pas assez bien « aux valeurs républicaines ». J’avais l’intuition profonde que ce document n’amenait pas sur la bonne voie, mais il fallait que je me le prouve. J’ai donc voulu affronter le sujet et explorer ce que la science sociale avait déjà pu théoriser sur la délinquance des jeunes d’origine immigrée. J’ai donc délibérément choisi d’articuler délinquance et immigration. C’est pourtant dangereux puisqu’on pourrait me reprocher de conforter un processus d’exclusion en insistant sur le caractère étranger d’une frange de la population d’un pays. C’est une nouvelle fois construire des barrières imaginaires et insister sur une différence fictive. De plus, associer « délinquance » et « immigration » participe à un processus de stigmatisation exclusif nauséabond. Je devais également ne pas amalgamer origine et délinquance. Je savais d’emblée qu’il me fallait éviter ces pièges. J’ai choisi de parler de la délinquance, mais j’aurais pu opter pour la problématique du chômage. L’objectif est de décortiquer les rouages qui amènent une majorité à associer une conduite non socialement prescrite à une population bien particulière. Afin d’élever la réflexion au rang de l’éthique, il me fallait une boîte à outils qui interroge les processus d’interactions entre les individus et l’importance du regard d’autrui sur les comportements. La perspective éthique pour laquelle j’opte est celle de « La lutte pour la reconnaissance » d’Axel Honneth. Il s’agit, selon moi, d’un excellent credo contemporain qui peut fournir une dimension éthique aux théories sociologiques. La théorie peut en effet allier reconnaissance identitaire et reconnaissance socio-économique dans une quasi théorie de justice au potentiel très riche. Questions de départ Allier l’éthique d’Axel Honneth et la délinquance chez les jeunes d’origine immigrée m’amène à poser la question de départ suivante : que peut apporter le concept de lutte pour la reconnaissance à une appréhension éthique de la délinquance chez les jeunes d’origine immigrée ? Plus généralement, j’aimerais pouvoir aborder d’autres points : quels sont les facteurs clefs de la délinquance chez un jeune ? Dans quelle mesure y a-t-il un lien entre notre regard sur la culture d’autrui et la manière dont on perçoit la délinquance ? À quel déficit de reconnaissance les immigrés sont-ils particulièrement sensibles ? Hypothèses o Les jeunes d’origine immigrée peuvent commettre des actes de délinquance à cause d’un déficit de reconnaissance affective, juridique et culturelle. 1 BOCKEL J-M., rapport sur la prévention de la délinquance, Ministère de la Justice et des libertés, République française, Novembre 2010, Paris, 94 p. Consulté sur http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/104000585/0000.pdf, le 2-07-2012. 2 Secrétaire d’État à la Justice sous Nicolas Sarkozy. 3 o Certains facteurs de la délinquance qui touche les jeunes d’origine immigrée sont universels et s’appliquent donc à n’importe quel type de population quelque soit l’origine. o Les auteurs d’actes de délinquance sont en lutte pour la reconnaissance. Méthodologie Je me suis retrouvé face à une littérature impressionnante. Il m’a fallu faire un tri et j’ai sélectionné les travaux qui mettaient en avant, d’une manière ou d’une autre, l’importance de la reconnaissance dans les relations sociales avec les immigrés. L’objectif étant d’associer ces travaux à « La lutte pour la reconnaissance » d’Axel Honneth afin de leur fournir une dimension éthique. La grille de lecture du philosophe à la tête de l’École de Francfort nous aidera donc à donner de l’ampleur à deux approches importantes dans la littérature sociologique sur la délinquance : le capital économique et la culture. Malgré le fait que j’aimerais aboutir à des conclusions universelles, j’ai pris le risque de prendre pour exemple, lorsque j’aborde la problématique du conflit de culture, les jeunes d’origine maghrébine de Belgique et de France. Pourquoi ce choix contestable ? Pour des raisons pratiques avant tout. Je possédais, après une première recherche exploratoire, pas mal de sources intéressantes sur la culture arabo-musulmane et sa confrontation avec l’occident dans le cadre de l’immigration. En outre, l’envie de greffer mon travail à une certaine proximité et actualité m’a orienté définitivement. En somme, je partirai de théories générales sociologiques, je les mettrai en parallèle avec « La lutte pour la reconnaissance » et je les illustrerai, lorsque j’exposerai la problématique du conflit de culture, par la population d’origine nord-africaine belge ou française. Mon objectif final est de dégager, si possible, une évaluation normative que pourrait écrire Axel Honneth au sujet de la délinquance chez les jeunes d’origine immigré. Je commencerai par une mise en contexte de la théorie d’Axel Honneth en mettant en avant les éléments qui vont nous être utiles par la suite. Ensuite, j’introduirai la problématique par une certaine définition de la délinquance. Après, j’entamerai l’analyse proprement dite en commençant par les théories concernant le capital puis par celles abordant le conflit de culture. Enfin, la conclusion permettra de synthétiser l’analyse, de suggérer une certaine voie à suivre pour appréhender la problématique traitée et enfin d’exposer les limites du travail. 4 1. La lutte pour la reconnaissance Je vais présenter ici la grille de lecture initiale qui nous accompagnera tout au long du travail. Axel Honneth combine deux auteurs et deux perspectives scientifiques différentes. Tout d’abord, il reprend la prémisse générale de Hegel qui prétend que la formation pratique de l’identité individuelle s’élabore face à l’expérience d’une reconnaissance intersubjective. Hegel distinguait trois sphères sociales des sociétés modernes au sein desquelles un certain type de reconnaissance était attendu : la famille, la société civile et l’État. Honneth met Hegel en lien avec la psychologie sociale de Mead qui aboutit sensiblement aux mêmes conclusions que Hegel au sujet de la reconnaissance. La combinaison des deux approches permet à Axel Honneth de construire une théorie expliquant « les processus de transformations sociales en fonction d’exigences normatives qui sont structurellement inscrites dans la relation de reconnaissance mutuelle »3. Les individus doivent faire face à des contraintes normatives venant de leurs partenaires d’interaction grâce auxquels ils se comprennent et se construisent. La reconnaissance est l’élément qui permet d’exprimer socialement la rencontre de l’individu avec les contraintes normatives. Les groupes sociaux luttent l’un contre l’autre pour une reconnaissance mutuelle, que ce soit sur le plan institutionnel ou culturel, et sous des prétextes moraux. C’est ainsi que s’opère la transformation normative des sociétés. Axel Honneth distingue trois volets de reconnaissance réciproque contenue dans les trois sphères sociales citées par Hegel. Par ailleurs, chaque volet contient des caractéristiques particulières à propos : du vecteur de reconnaissance qu’il implique ; du rapport authentique à soi qu’il dessine ; du déni de reconnaissance qui le menace ; du potentiel de lutte qu’il contient. 1.1.La reconnaissance amoureuse L’amour est donc le premier degré de la reconnaissance réciproque. « L’amour comprendra ici toutes les relations primaires qui, sur le modèle des rapports érotiques, amicaux ou familiaux, impliquent des liens affectifs puissants entre un nombre restreint de personnes »4. Les deux êtres qui se sentent unis se vouent une estime mutuelle particulière. Les relations affectives primaires demandent un équilibre entre autonomie et dépendance puisqu’on est « sois même dans le corps d’un étranger ». L’amour d’une mère à son enfant, l’amitié ou une relation amoureuse sont le vecteur privilégié de la prise de conscience de son autonomie et de l’affirmation de soi. En effet, sur base des expériences du pédiatre Winnicott, Honneth avance que la relation ne peut fonctionner que si les sujets apprennent l’un de l’autre afin de savoir comment se différencier pour s’affirmer comme des êtres indépendants. Ce qui atteint à l’intégrité psychophysiologique de l’individu (menaces, agression physique) est le contraire de la reconnaissance amoureuse. Le terme reconnaissance désigne ici la réciprocité qui amène à la confiance. Celle-ci permet aux sujets de s’affranchir (pour garder leur autonomie) tout en restant lié. Pour finir, la reconnaissance amoureuse fournit à l’individu la confiance en soi « sans laquelle il ne peut participer de façon autonome à la vie publique »5. Nous verrons dans la suite du travail que les relations des jeunes délinquants avec leurs parents ainsi qu’avec des individus issus d’un autre milieu qu’eux prennent une importance particulière. 3 HONNETH A., La Lutte pour la reconnaissance, Edition du Cerf, 2002, Paris, 232 p., p. 113. Idem, p. 117. 5 Idem, p. 120. 4 5 1.2.La reconnaissance juridique La reconnaissance juridique permet à l’individu de disposer d’un certain panel de droits et de devoirs. Nous ne pouvons nous considérer comme détenteurs de droits que si nous avons en même temps connaissance des devoirs que nous avons envers autrui. On considère ici l’individu en tant que personne juridico-morale capable de poser des actes rationnels, libre et pouvant rendre des comptes. L’individu de son côté se rend digne de cette reconnaissance en agissant envers les autres membres de la communauté de manière universellement valable (au sens kantien du terme). La reconnaissance juridique induit la dignité et le respect de soi. De même, je m’engage à respecter les autres membres de la communauté parce que je leurs reconnais un caractère respectable. L’atteinte à l’intégrité d’une personne ou la nonreconnaissance de certains droits pour un groupe social particulier peut donner lieu à une lutte pour la reconnaissance juridique. « Le système juridique doit désormais pouvoir être compris comme l’expression des intérêts universalisables de tous les membres de la société, de sorte qu’il exige lui-même de n’admettre ni exception ni privilège »6. Tout en sachant que les individus doivent pouvoir être libres et égaux lorsqu’ils souscrivent aux règles juridiques. Pour savoir à quoi équivaut le respect, Axel Honneth reprend la question de Rudolf von Ihering : qu'est-ce qui peut-être respecté en autrui ? Le respect équivaut à la reconnaissance juridique et à l’estime sociale. - La reconnaissance juridique : traduit le fait que chaque humain doit pareillement être considéré comme une fin en soi. Elle est dénuée d’échelle de valeurs et à vocation universelle. - L’estime sociale : souligne la valeur de l’individu mesurée sur des critères d’importance sociale (prestation individuelle, qualité et capacités liées à la portée qui leurs sont attribuées dans une société donnée). Elle contient une échelle de valeurs, car c’est la qualité personnelle des individus qui les distingue les uns des autres. Le philosophe allemand se demande: de quelles facultés les sujets sont-ils dotés pour reconnaître autrui comme une personne juridique ? Selon lui, dans la mesure où le principe se fonde sur le libre consentement des personnes concernées, il faut supposer que les sujets juridiques sont dotés d’une capacité de se prononcer d’une manière rationnelle et autonome sur les questions morales. Honneth raccroche la responsabilité morale du citoyen à une idée qui fait penser au principe d’égalité équitable des chances tel que John Rawls a pu le théoriser. En effet, il précise en écrivant que « l’histoire a montré (…) que tous les individus concernés ne disposaient pas des éléments nécessaires pour participer sur un pied d’égalité à un processus d’entente rationnelle : pour pouvoir agir comme une personne moralement responsable l’individu n’a pas seulement besoin d’être protégé par la loi contre les empiètements qui menacent sa sphère de liberté, il faut aussi que la loi lui assure la possibilité de participer au processus de formation de la volonté publique, possibilité dont il ne peut cependant faire effectivement usage que s’il est en même temps assuré d’un certain niveau de vie »7. À la différence de Rawls, Axel Honneth prescrit plus directement une participation qu’on peut qualifier de « politique » au processus qui régit la vie publique. Par conséquent, étant donné la distinction entre estime sociale et reconnaissance juridique, Honneth ajoute qu’au sein de la société moderne ces deux éléments correspondent à deux évolutions différentes. Si l’égalité juridique est universelle, il n’existe pas une égalité au niveau de l’estime sociale. L’individu est d’ailleurs souvent victime d’une inégalité des chances. Ceci ne lui permet pas d’atteindre les critères au niveau de la culture générale ou de 6 7 Idem, p. 140. Idem, p. 143. 6 la sécurité économique, facteurs essentiels de maximisation de l’estime sociale. Ce dernier élément est central lorsqu’on étudie les inégalités dont sont victimes les populations d’origine immigrée. En ce sens, la lutte pour la reconnaissance se prolonge dans la sphère juridique. Si l’amour procure à l’individu une certaine confiance en soi, le rôle de la reconnaissance juridique est de lui octroyer une estime de soi. On voit ici dans quelle mesure Axel Honneth fournit une ampleur infiniment plus grande que Rawls à ce que ce dernier appelait « les bases sociales du respect de soi ». Vivre dans une société sans droit individuel ne permet pas à l’individu d’acquérir le respect de soi-même, de se sentir l’égal de tous, ni de recevoir l’estime d’autrui. La capacité reconnue de revendiquer un droit va de pair avec la dignité humaine. La faculté de se rapporter positivement à soi-même est appelée, par Honneth, le respect de soi. 1.3.La reconnaissance culturelle Cet ultime volet combine « la vie éthique » selon Hegel et la division coopérative du travail de Mead. En effet, selon Honneth la combinaison des deux approches ne peut s’opérer qu’en supposant la préexistence d’un horizon de valeurs commun aux sujets concernés. L’alter et l’égo s’estiment réciproquement plus aisément s’ils partagent un même ensemble de valeurs attachées aux mêmes fins. La société se définit culturellement et le droit est une manière d’appréhender l’idée que se fait la société d’elle-même. Dans ce contexte, la délinquance n’est jugée déviante que par rapport à un horizon de valeurs relatif. En effet, la société contient un cadre d’orientation symbolique où les valeurs et les fins éthiques sont définies. L’ensemble donne à la société sa conception culturelle sur base de laquelle l’estime sociale de chaque individu peut-être appréciée. La reconnaissance culturelle est liée au travail social, car celui-ci est considéré comme la contribution de chacun à la communauté éthique des valeurs de la communauté. L’estime de soi découle de la reconnaissance mutuelle que s’accordent les individus qui considèrent façonner la société. Il y a donc au-delà de partager certaines valeurs, l’idée plus primaire de se sentir appartenir à une communauté avec laquelle on partage les mêmes buts. Le blâme social ou la stigmatisation produit des luttes pour la reconnaissance qui ont pour dessein de relever l’honneur des individus lésés. Je voudrais m’arrêter un moment sur un élément que le philosophe de l’École de Francfort prend le temps d’exposer dans son œuvre et qui va nous être utile pour la suite. Il s’agit de l’articulation de l’estime sociale d’un individu au sein de la société en rapport avec la communauté de valeurs de celle-ci. Honneth fait une distinction entre la société traditionnelle et la société moderne actuelle. 7 Figure 1. Estime sociale : comparaison entre société traditionnelle et société moderne8. Produit de la reconnaissance Organisation des valeurs Organisation des fonctions sociales Relation entre les groupes Société traditionnelle Société moderne Honneur. Prestige social. Hiérarchique : degré différent à l’intérieur de chaque état (situations sociales en fonction du métier, de la richesse, de l’honneur) et entre chaque état. La valeur de son état est plus importante que la valeur individuelle. Chaque état à une idée bien particulière de ce qu’est un comportement honorable. Horizontale : il n’y a plus des normes imposées à l’individu en fonction de sa situation. Il n’y a plus d’échelle objective des valeurs avec laquelle l’honneur est mesuré. La considération sociale s’opère sans distinction dans la relation juridique puis s’effectue en fonction des qualités et de l’action individuelles. On devient « estimable » lorsqu’une prestation individuelle n’aurait pas été estimée aussi bien chez d’autres. On ne décide pas à l’avance quels modes de vie doivent être admis comme éthique (pas de qualités collectives). L’estime sociale provient des capacités et du comportement de chacun au cours de son histoire personnelle. Ni le système juridique ni les valeurs morales personnelles ne comptent. C’est la manière particulière de se réaliser qui rend compte de l’estime sociale. Certes, il peut malheureusement encore subsister des classes sociales. Mais il n’y a plus un mode de réalisation de soi imposé d’une strate à une autre. Tâches sociales spécifiques en fonction de son état. Il est possible d’atteindre un certain degré d’honneur à l’intérieur de son état uniquement. Symétrie dans chaque groupe, mais asymétrie entre chaque groupe (exemple : la paysannerie est inférieur au clergé). Certains groupes sont injustement considérés et leurs valeurs sousestimées. Les plus hautes strates sociales monopolisent l’accès aux fonctions sociales prestigieuses. Pathologie Conséquences en termes de lutte 8 Naissance de contre culture de respect compensatoire qui peut amener à lutter pour l’honneur jusqu’à la fin de la société traditionnelle. Il y a des conflits culturels. Il n’y a pour autant pas de système de référence universellement valide qui jauge des capacités particulières ou des manières de s’autoréaliser. Celles-ci sont concrétisées par des interprétations culturelles complémentaires qui varient en fonction de l’histoire. Du coup, la société moderne se caractérise par une lutte permanente entre groupes où chacun tente de prouver l’importance de leur mode de vie particulier pour les fins communes. Les gagnants de ces luttes sont souvent ceux ayant les possibilités d’accès aux instruments de pouvoir symbolique et de persuasion de l’opinion publique. Dans la mesure où l’estime sociale est indirectement liée aux modes de répartition des revenus, les conflits économiques relèvent aussi de cette forme de lutte pour la reconnaissance. Relations asymétriques entre les sujets individualisés par une histoire personnelle. Synthèse élaborée sur base de : HONNETH A., Op. Cit., pp. 161-203. 8 La solidarité entre dans le schéma d’analyse de la reconnaissance culturelle. En effet, à l’intérieur des strates sociales, il existe une sorte d’interaction « dans laquelle les sujets s’intéressent à l’itinéraire personnel de leur vis-à-vis parce qu’ils ont établi entre eux des liens d’estime asymétrique »9. Un groupe qui est né de l’expérience d’une résistance commune à l’oppression politique connaît une forme de solidarité qui peut dépasser les barrières sociales. La solidarité intervient dans les sociétés modernes dans la mesure où l’individu a besoin de veiller à ce que les qualités de l’autre se développent pour qu’ils puissent réaliser leurs fins communes. Dans le même ordre d’idée, la symétrie ne signifie pas qu’on doive s’estimer mutuellement au même degré. Il s’agit plutôt du fait que chaque sujet reçoit, « hors de toute classification collective, la possibilité de se percevoir dans ses qualités et ses capacités comme un élément précieux de la société »10. Figure 2. Tableau de synthèse : la structure des relations de reconnaissance sociale11. Mode de reconnaissance Dimension personnelle Forme de reconnaissance Potentiel de développement Relation pratique à soi Forme de mépris Sollicitude personnelle Affects et besoins Considérations cognitives Responsabilité morale Capacités et qualités Relations primaires (amour et amitié) - Relation juridique (droits) Généralisation, concrétisation Respect de soi Communauté de valeurs (solidarité) Individualisation, égalisation Estime de soi Privations de droits et exclusion Intégrité sociale Humiliation et offense Confiance en soi Sévices et violences Forme d’identité menacée Intégrité physique Estime sociale Honneur et dignité 9 HOHHETH, Op. Cit., p. 156. Idem, p. 157. 11 Idem, p. 159. 10 9 1.4.Une ébauche formelle de la vie éthique ? « La lutte pour la reconnaissance » d’Axel Honneth va être utilisée ici comme un cadre d’interprétation critique des théories sociologiques qui vont être exposées ci-après. La question à laquelle je dois répondre maintenant est : en quoi notre analyse peut-elle prétendre à une dimension éthique ? Pour ce faire, nous devons prouver que la grille de lecture exposée précédemment est une ébauche de la vie éthique. Honneth avance les bases de la réalisation de soi. Il s’agit donc d’un programme philosophique éthique dans le sens où il ambitionne une conception de l’organisation des individus qui permet à chacun d’organiser sa vie bonne comme il l’entend. Il s’agit aussi d’une certaine conception de la justice. Dans son ultime chapitre, il écrit les bases d’une société juste : - Les sujets doivent être reconnus dans une société moderne en tant qu’individus à la fois autonomes et individualisés (reconnaissance amoureuse). - Tous les sujets méritent l’égal respect (reconnaissance juridique) et leurs intérêts respectifs méritent d’être pris équitablement en compte (reconnaissance culturelle). Le philosophe veut tenter de prouver que son ébauche de la vie éthique n’est pas pétrie de valeurs culturelles particulières, n’est pas une philosophie morale, mais qu’il s’agit bel et bien d’une certaine conception de la justice universelle et atemporelle. L’approche d’Honneth est différente de celle de Kant, par exemple, dans le sens où la volonté originelle du premier est de poser les conditions de l’autoréalisation de l’individu et non de garantir son autonomie morale. Comme nous l’avons vu, la possibilité d’instaurer une relation positive à soi-même dépend de l’expérience de la reconnaissance, condition nécessaire pour l’autoréalisation individuelle. En effet, aucune réalisation de soi n’est possible sans autonomie, confiance en soi et assurance quant à ses propres capacités. La liberté prend donc aussi un sens psychique ici étant donné qu’il s’agit d’être dénué d’inhibition ou d’angoisse12. Dans ce cadre, la réalisation de soi dépend de l’interaction avec l’autre, présupposée externe qui échappe au sujet humain. En conclusion, nous pouvons légitimement avancer que les formes de reconnaissance de l’amour, du droit et de la solidarité doivent pouvoir être satisfaites pour permettre à l’individu de se réaliser sans avancer de considération morale particulière. Honneth avance que l’amour représente, quelle que soit l’époque ou la culture, le noyau central de toutes les formes de vie qu’on peut qualifier d’éthique. C'est pourquoi une éthique post-traditionnelle doit pouvoir défendre « l’égalitarisme radical de l’amour contre les contraintes et les influences extérieures »13. Au contraire, la reconnaissance juridique recèle un potentiel moral normatif qui peut aussi bien faire valoir une universalité que le résultat des luttes sociales historiques. Ceci étant, la justification reste valable pour une ébauche de la vie éthique, car « l’autoréalisation individuelle présuppose une autonomie légalement garantie, parce que c’est seulement sur cette base que chaque sujet peut se comprendre comme une personne capable d’examiner et d’évaluer ses propres désirs »14. Dorénavant, étant donné que j’ai une idée plus précise de ce qui devrait-être je sais que je peux poser un regard normatif sur la problématique de la délinquance des jeunes d’origine immigrée et ce en étant, du moins théoriquement, détaché de toute morale particulière. 12 À noter qu’Axel Honneth base sa philosophie sur des études scientifiques psychiatriques et donc également infiniment individualistes. 13 HOHHETH, Op. Cit., p. 211. 14 Idem, p. 212. 10 2. La délinquance des jeunes d’origine immigrée 2.1.Première considération éthique Étudier la criminalité ou la délinquance des jeunes allochtones peut participer à un processus de stigmatisation par racisation et criminalisation. Pour définir ce qu’on entend par racisation, je reprends la définition donnée par Françoise Brion : « processus par lequel des individus sont classés en tant qu’ils appartiennent (ou sont censés appartenir) à des groupes perçus comme différents du groupe propre au sujet « raciste », cette différence étant représentée comme une différence de nature »15. De plus on induit une catégorisation fixe de l’individu, la déréalisation de l’individu (qui n’est vu qu’à travers son origine ethnique), le cantonnement des membres d’une communauté à leur communauté et une interprétation inégalitaire des différences. Cependant, si autant d’auteurs se sont penchés sur la question c’est parce qu’il existe effectivement une surreprésentation des jeunes d’origine immigrée dans les statistiques carcérales. Sans pour autant que les étrangers et les jeunes d’origine étrangère ne constituent la majorité des détenus16. Pour le reste, je pars des postulats que la nationalité n’est pas un indicateur valide de l’origine ethnique, que la détention n’est pas un indicateur valide de la criminalité, que l’association statistique entre l’origine ethnique et les indicateurs de détention n’ont pas de relations de cause à effet. Le crime est un construit pénal et par conséquent non un acte ou une conduite. L’objet de la criminologie lui est donné par le droit pénal qui est la construction arbitraire et artificielle par excellence. La criminologie n’est donc pas une science de la conduite criminelle et de ses causes. Si l’on veut étudier le crime et le délinquant c’est pour espérer aboutir de façon scientifique à une généralisation, à des principes universels qui ont valeur de prédiction. Or, la définition du crime et du criminel sont définis par la loi qui n’est pas scientifique, mais variable et spéciale. Selon moi, la délinquance s’illustre par un comportement jugé anormal, antisocial et proscrit par le droit17. Nous ne devons pas étudier les comportements criminels tels qu’ils sont définis par la loi, mais comprendre pourquoi certains comportements sont jugés anormaux et pourquoi ceux-ci sont-ils minoritaires. 2.2.Le manque de capital économique comme source à la délinquance 2.2.1. Les explications socio-économiques initiales Avant d'entamer une analyse plus approfondie, je propose de mettre en avant les premières causes classiques et universelles de la délinquance chez les jeunes d’origine immigrée. • Les conditions socioéconomiques : Il s’agit d’emblée d’aborder la question de l’immigration par une réussite socio-économique. Nous pouvons dégager très schématiquement, quatre types d’immigrés, sans entrer dans une analyse approfondie des facteurs et de l’histoire de l’immigration : - Celui étant venu avec capital et ayant réussi (exemple : les Français en Belgique ou les Américains en Suisse). 15 BRION F., REA A., SCHAUT C., TIXHON A., Mon délit, mon origine ?, De Boeck Université, 2001, Bruxelles, 316 p. p. 15. 16 Voir statistiques dans : BRION F., REA A., SCHAUT C., TIXHON A., Op. Cit., p. 21. 17 Je ne veux pas m’épancher sur une définition criminologique du terme délinquance. Disons qu’elle se traduit par toute une série de comportements telles que des vols, des agressions physiques, du vandalisme, des marques d’agressions verbales en tout genre, des phénomène de bandes, des émeutes… 11 - Celui étant venu avec capital, mais n’ayant pas réussi (exemple : certain diplômé d’Afrique noire, du Maghreb ou du Moyen-Orient qui en Occident ne sont pas engagés dans une fonction équivalente à leur statut). - Celui étant venu sans capital, mais ayant réussi (exemple : les immigrés irlandais aux États-Unis ou polonais en Israël). - Celui étant venu sans capital, mais n’ayant pas réussi (exemple : l’immigration nordafricaine en Belgique ou en France). En prenant énormément de raccourcis, nous pouvons considérer que la délinquance touche en grande majorité les jeunes dont les parents n’ont pas réussi avec ou sans capital. En Belgique ou en France, les jeunes d’origine immigrée de la troisième ou de la quatrième génération sont issues de familles dont les parents sont venus travailler, pour le pays d’accueil, en tant qu’ouvrier, et ce, sans qualification particulière. Après les diverses évolutions économiques, très peu de ces parents ont pu se reconvertir dans d’autres métiers. Très peu parlaient bien le français ou le néerlandais puisqu’ils n’en ont jamais eu véritablement besoin, de même que la majorité d’entre eux étaient sans diplôme. Par conséquent, cette catégorie d’immigrés a créé une véritable classe sociale défavorisée où la précarité a beaucoup de chance de se transmettre par héritage. • L’échec scolaire : De nombreux travaux démontrent qu’au plus le revenu des parents est faible au moins les enfants ont de chance de réussir des études. Pour ce qui est de l’enseignement supérieur, les barrières financières et symboliques sont très importantes. Les inégalités fortes entre les établissements de l’enseignement secondaire en Belgique accentuent le phénomène. Or beaucoup de jeunes immigrés font partie de populations pauvres et sensibles à l’échec scolaire. • La marginalisation sociale18 : Les travailleurs immigrés ont, dès leur arrivée en Belgique, été cantonnés dans des quartiers ethniques. Les immigrés restaient ainsi perpétuellement avec les immigrés et demeuraient invisibles pour les nationaux belges. Aujourd’hui, ce cantonnement spatial est resté le même, mais est vécu comme une ségrégation urbaine. La majorité des quartiers bruxellois, comme la plupart des grandes villes du monde, sont socialement et culturellement homogènes. Les populations pauvres de la ville, dont notamment les habitants d’origine immigrée, restent donc entre populations pauvres. Ceux-ci ont des contacts quotidiens limités avec les autres couches sociales de la ville et même du pays puisque leurs activités professionnelles précaires ne permettent guère une mixité importante. Le jeune pauvre, parfois d’origine immigrée n’a donc que très peu de contacts avec les autres jeunes du pays et l’école secondaire (avec le phénomène « d’écoles ghettos ») renforce le phénomène. • Discrimination : La discrimination à l’embauche assied les personnes d’origines immigrées dans la précarité en les empêchant d’élever leur niveau socio-économique en visant des fonctions sociales plus élevées que celles de leurs parents. Lors d’émeutes en France ou en Belgique, le fait que certains casseurs soient des jeunes diplômés contrecarre l’idée classique du jeune allochtone peu formé trainant dans les rues. La combinaison d’un racisme quotidien et d’une crise économique constante maintenant le chômage haut n’offre aucune perspective d’avenir pour le jeune pour qui la délinquance est une voie comme une autre. 18 COLOMBO A., LAROUCHE A., Comment sortir de la rue lorsqu’on n’est "bienvenu nulle part" ?, Nouvelles pratiques sociales, 2007, vol. 20, n° 1, p. 108-127. 12 2.2.2. La délinquance conséquence d’un déficit au niveau institutionnel • Manque d’opportunité politique : En ce qui concerne l’ouverture des opportunités politiques, McAdam retient quatre dimensions principales19 : 1. l’ouverture ou la fermeture du système politico-institutionnel ; 2. la stabilité ou l’instabilité des alignements politiques ; 3. la présence ou l’absence d’alliés parmi les élites politiques ; 4. la propension de l’État à réprimer la contestation. En France, certaines études20 montrent que l’accès restreint aux sphères politiques radicalise les mouvements de jeunes émeutiers. Les conséquences de ce manque de représentativité politique est que le soutien des élites est très faible, que les négociations ou le dialogue entre un représentant légitime et les autorités politiques ne s’opèrent pas. Au-delà du déficit de reconnaissance stricte du jeune vis-à-vis des autorités politiques, le manque de représentativité entraine également des politiques publiques imparfaites. Le fait que la classe politique recrute systématiquement dans le même milieu est un obstacle majeur à un débat intégrant les intérêts de toutes les classes sociales du pays. Ceci diminue les chances d’obtenir une justice redistributive adéquate qui permettrait d’installer une égalité équitable des chances entre tous les citoyens. • Discrimination policière : La police est le représentant de l’autorité ayant le plus de contacts avec les jeunes. Pourtant, les jeunes d’origine immigrée vivent un racisme quotidien illustré entre autres par le comportement de la police à leur égard. L’autorité judiciaire décide généralement d’encadrer spécialement une population qu’elle considère à risques. Mais du coup, toutes les populations ne sont pas sur un même pied d’égalité vis-à-vis de la justice. Le contrôle d’identité excessif est perçu comme une provocation policière. La police représente l’autorité étatique et une haine contre les institutions s’installe. Le phénomène est particulièrement vivace dans les banlieues en France. Dans une perspective « honnetienne », la police devrait pouvoir recruter au sein des populations sensibles également. Malheureusement, on observe, en France notamment, que le recrutement au sein de la police « comporte des mécanismes d’évitement des publics des banlieues faiblement compensés par une politique volontariste des États »21. Le phénomène est aussi observable dans les autres institutions publiques. • Racialisation générale de la société : Les émeutes urbaines ou la délinquance peuvent être analysées à travers le contexte de racialisation des rapports sociaux et par la discrimination raciale. « La racialisation des rapports sociaux résulte d’une lecture de la société, une vision et une division du monde qui opposent les individus en fonction de leur origine nationale et raciale, non dans les principes, mais dans les relations sociales »22. Il existe toujours un rapport de domination où l’État et les citoyens nationaux ne considèrent pas légitime la présence des immigrés et de leurs générations descendantes. Les nationaux réduisent alors l’identité des immigrés à leurs origines ce qui ouvre la porte à la stigmatisation. Les individus, qu’ils soient nationaux ou non, construisent des barrières culturelles et identitaires symboliques invoquant « des nous » et des « eux », réconfortés par une division géographique. En effet, la majorité des jeunes d’origine immigrée, dans les banlieues françaises et dans une moindre mesure à Bruxelles, n’ont d’échanges qu’avec d’autres jeunes issus de l’immigration ou des jeunes précarisés. Le 19 REA A., Les émeutes urbaines : causes institutionnelles et absence de reconnaissance, Déviance et Société, Vol. 30, 2006, n°4, pp. 463-475, p. 466. 20 Idem, p. 466. 21 Idem, p. 467. 22 Idem, p. 468. 13 clivage de la société s’opère depuis l’école maternelle, jusqu’à la carrière professionnelle (s’il y en une) en passant par la vie au quotidien dans les quartiers. 2.2.3. Honneth et le capital En conclusion, la grande majorité de la délinquance des jeunes d’origine immigrée s’opère avant tout au sein d’une population au capital économique très faible. Du point de vue de la théorie de la reconnaissance, le premier point à mettre en avant est l’inégalité équitable des chances. Tous les individus n’ont pas les mêmes chances d’accéder aux mêmes fonctions sociales, et ce dès leur naissance. La redistribution des moyens socio-économiques ne peut se faire correctement au niveau étatique étant donné le manque de représentativité des classes défavorisées dont fait partie la population immigrée. Nous sommes ici dans les champs de la reconnaissance juridique. La plupart des jeunes d’origine immigrée sont des citoyens belges et disposent donc des droits et devoirs à égalité avec les autres citoyens. Pourtant dans les faits, cet élément est faussé à plusieurs niveaux. Tout d’abord, la discrimination à l’embauche constitue la violation la plus claire des droits juridiques de l’individu qui se voient exclus symboliquement d’une partie du marché du travail. C’est son intégrité sociale qui est directement remise en cause. De même, à qualités, diplôme et efforts identiques, l’estime sociale d’un autochtone sera mieux appréciée que celle d’un individu d’origine étrangère. À ce niveau, une inégalité entre les individus remet en cause l’intégrité sociale de l’individu. Du point de vue d’Honneth, le chômage a des conséquences néfastes aussi du côté de l’estime sociale (reconnaissance culturelle). En effet, si une majorité de la population considère qu’un individu ne participe pas au travail social et ne contribue en rien à la société, c’est l’honneur de l’individu en question qui est directement mis en cause. Un jeune pauvre sans emploi, immigré qui plus est, a beaucoup plus de chance d’être considéré comme un profiteur que son homologue allochtone aisé. En ce qui concerne les droits politiques, la création d’une élite professionnelle à la tête de l’État s’accordant sur des intérêts particuliers fait obstacle à une égale sollicitude envers tous les individus. Les jeunes d’origine immigrée, ayant l’identité nationale du pays, ne se reconnaissent pas dans les représentants politiques, car très peu sont issus du même milieu qu’eux. Par extension, le droit de vote et le droit d’éligibilité ne sont pas distribués équitablement dans le sens où une même voix peut peser plus qu’une autre. De même que tous les individus n’ont pas la même chance de se porter candidats aux élections. Posséder le droit est une chose, encore faut-il avoir la capacité de l’exploiter23. Le modèle de démocratie représentative ne fournit pas à chacun une chance équitable d’influencer le processus de décision. Notre modèle de démocratie représentative, à travers le système électoral, ne favorise pas nécessairement les plus talentueux ou ceux fournissant le plus d’efforts pertinents dans la vie politique réelle, mais avant tout les individus étant nés avec le capital économique, culturel et social le plus important. Alors que, nous l’avons vu, il faut pouvoir laisser l’individu participer à la volonté publique afin d’atteindre une égalité équitable d’appréciation de l’estime sociale. Ce qui maximise également les chances de sortir les plus défavorisés de la précarité. Le schéma suivant illustre mon propos. 23 Nous pouvons faire un rapprochement avec la théorie d'Armatya Sen sur les Capabilités. 14 Figure 3 : le système d’élection dans l’état de nature. Pour finir, Honneth met l’accent également sur les incompatibilités entre une société capitaliste et la réalisation de soi24. Le capitalisme crée des strates sociales plus défavorisées que d'autres et reproduit, a fortiori, les inégalités dont le système a besoin. Les jeunes commettent des actes considérés comme délinquants soit pour augmenter leur capital économique25, soit pour exprimer leur révolte. Dans ce cadre, pour Lapeyronnie, les émeutes constituent une action collective disposant d’un sens politique26. Selon Lipsky27, l’émeute est le moyen pour une frange de la population politiquement dominée et socialement stigmatisée de se faire entendre28. Elle correspondait hier aux ouvriers et touche aujourd’hui les jeunes d’origines étrangères ou les groupes minorisés. Les émeutes ont des finalités politiques tacites malgré le fait que ses instigateurs n’aient aucun cahier des charges. Ces deux sociologues ouvrent la porte à la lutte pour la reconnaissance. La justification de la délinquance à partir de la théorie d’Honneth met en avant que les individus se révoltent (ou se débrouillent) afin d’obtenir les conditions de possibilité de leur autoréalisation. « Les confrontations pratiques suscitées par l’expérience du mépris ou d’un déni de reconnaissance ont donc pour enjeu à la fois l’élargissement matériel et l’extension sociale du statut juridique de la personne »29. Par manque de reconnaissance de la part d’autrui, l’individu est empêché de développer un respect de soimême. Le déni de reconnaissance devenant à terme réciproque, le jeune d’origine immigré peut en arriver à ne pas avoir de respect pour la catégorie sociale ne le reconnaissant pas à sa juste valeur. La ségrégation sociale (urbaine, scolaire ou professionnelle) implique une 24 HONNETH A., La société du mépris, vers une nouvelle théorie critique, La Découverte, 2006, Paris, 350 p., p. 305. 25 DIGNEFFE F., Ethique et délinquance: la délinquance comme gestion de sa vie, Médicine et Hygiène, 1989, Paris, 212 p. 26 LAPEYRONNIE D., Assimilation, mobilisation et action collective chez les jeunes de la seconde génération d’origines maghrébines, Revue française de sociologie, 1987, Vol. 28, n°2, pp. 287-318. 27 LIPSKY M., Protest as a Political Ressource, American Political Science Review, 1968, Vol. 62, n°4, pp. 1144-1158. 28 Nous pouvons faire un lien intéressant avec le concept marxiste de « Rébellion primitive » des classes laborieuses. 29 HONNETH, Op. Cit., p. 144. 15 absence de contacts, d’échanges entre les différentes populations. Par conséquent, il ne peut se construire de reconnaissance affective réciproque entre des individus issus de groupes sociaux différents. Jusqu’ici, nous observons que la justification éthique de la délinquance à partir de la lutte pour la reconnaissance peut expliquer la criminalité des pauvres de manière générale. C’est aux études d’économie sociale d’expliquer pourquoi les immigrés arrivant pauvres dans nos pays ont de grandes chances de rester pauvres. Ce premier volet doit être couplé à une autre batterie d’explications. 2.3.La délinquance conséquence d’un conflit de culture Notre objectif ici est de mettre en avant deux auteurs qui ont eu une influence décisive sur la littérature sociologique à propos de la délinquance chez les jeunes immigrés : Louis Wirth issu de l’école de Chicago et le suédois Thorsten Sellin. Ces deux auteurs élaborent des théories très en lien avec la théorie de la reconnaissance. 2.3.1. Conflit de culture et mauvaise conduite : L. Wirth La toile de fond de l’analyse de Wirth est un relativisme culturel où les morales et les valeurs sont, selon lui, changeantes et non universelles. La loi pénale, par exemple, représente les valeurs d’un groupe social bien particulier. C’est le phénomène de déculturation et d’acculturation qui serait la cause première de la délinquance chez les enfants d’immigrants. Cependant, Wirth précise qu’il s’agit d’un phénomène qui touche de manière générale tous les enfants des villes où les appartenances sociales de l’individu sont multiples et la plupart des relations anonymes. Le conflit de culture n’est pas uniquement le conflit entre les normes de conduite de deux codes culturels distincts : « c’est moins la culture « objective » de ces groupes qui le cas échéant explique sa délinquance, que la manière dont l'individu interprète cette culture, l'évalue, perçoit qu'on l'évalue et réagit à ces évaluations. C'est particulièrement évident chez les enfants et les adolescents qui ont le sentiment d'appartenir à un groupe dont la culture semble être méprisée ou leur semble méprisable: ce sentiment d'infériorité les prive du soutien nécessaire à l'élaboration d'un code moral personnel »30. En somme, on va considérer que le conflit de culture produit une forme de délinquance si l’individu n’arrive pas à réagir de manière socialement acceptable à la dévalorisation de la culture du groupe dont il est membre. C’est une réaction à ce que Honneth définit comme une relation asymétrique entre les différentes manières de s’autoréaliser. Wirth est très proche d’Honneth dans sa conception du conflit de culture. Les deux auteurs sont en accord sur le fait que pour pouvoir défendre sa conception de la vie bonne, il faut avoir un certain capital de départ31. En Belgique, par exemple, les immigrés peuvent interpréter le conflit de culture dont ils pensent être victimes par une relation asymétrique entre, d’une part, la conception de la vie bonne des nationaux belges (culture judéo-chrétienne), et d’autre part, une culture arabomusulmane considérée tacitement comme inférieure voir primitive. La culture arabomusulmane ayant très peu de relais chez les élites intellectuelles, elle a du mal à s’imposer comme une culture équivalente à la culture locale. De plus, elle doit supporter l’étiquette d’une culture d’une population défavorisée. 30 BRION F., TULKENS F., Conflit de culture et délinquance. Interroger l'évidence, Déviance et société, 1998, Vol. 22, n°3. pp. 235-262, p. 241. 31 BASAURE M., Axel Honneth et le multiculturalisme, Droit et société, 2011, Vol. 2, n° 78, p. 339-353. 16 La délinquance n’est qu’une issue parmi d'autres comme le repli sur soi ou même le suicide, selon Wirth. Le repli sur soi va accentuer un attachement disproportionné à sa culture qui peut apparaître comme irrationnel voir fanatique aux yeux d’autrui. En Belgique, en France ou aux Pays-Bas, on pourrait expliquer le phénomène d’islamisation et d’islamophobie par la théorie de Wirth. Wirth avance toute une série de situations où la délinquance peut être l’issue32. J’ai retenu celles qui pouvaient le plus nous intéresser dans le cadre d’une lutte pour la reconnaissance : - lorsque les significations attribuées à un comportement par le groupe auquel l'individu appartient diffèrent de celles que leur donnent le groupe dominant; - lorsque l'individu appartient à un groupe structuré autour de la notion de conflit avec le reste de la société, société dont il se sent exclu; - lorsque les lois contredisent les normes de conduite traditionnelles; - lorsque l'individu se sent stigmatisé en tant que membre d'un groupe disqualifié sans disposer des moyens de rejoindre le groupe qu'il définit comme supérieur. Pour conclure, étant donné son relativisme culturel Wirth avance que le conflit de culture est un conflit imaginaire aux conséquences bien réelles. 2.3.2. Conflit de culture et crime : T. Sellin Seillin, au contraire de Wirth, invoque son appartenance au culturalisme. Selon le sociologue suédois, l’homme naît et vit dans une culture. « Il y apprend les manières d'agir et de penser qui ont cours dans son environnement ainsi que les significations qui y sont données aux coutumes, aux croyances, aux objets et à ses propres relations avec ses semblables ou avec les institutions sociales »33. Sellin définit le conflit de culture comme « la lutte entre des valeurs ou des normes de conduite opposées ou en désaccord »34. Il en existe deux types. Premièrement, le conflit de culture en tant que conflits de codes culturels s’illustre comme un conflit entre des normes de conduites différentes. Il apparaît quand les membres d’un groupe, dont la conduite est régie par un code culturel particulier, émigrent dans un autre groupe s’organisant autour d’un autre code culturel (conflit de culture primaire). Deuxièmement, les conflits de culture en tant que sous-produits de la croissance d’une civilisation « sont le fait de sociétés caractérisées par la multiplicité de groupes sociaux aux intérêts concurrents ou contradictoires, la définition imprécise des rapports interpersonnels, l'anonymat, la multiplicité confuse des normes de conduite et l'extension des organismes de contrôle impersonnels chargés de l'application de règles de plus en plus dépourvues de la force morale que les règles comportent seulement lorsqu'elles sont le résultat de besoins de la communauté ressentis de façon émotionnelle »35 (conflit de culture secondaire). Les immigrants et leurs enfants n’ont pas l’apanage de ce type de conflit. Proche de Wirth, Sellin avance ici que chaque individu évoluant dans ce type de société doit gérer une pluralité d’allégeances parfois en ne pouvant pas faire autrement que violer les règles de l’un ou l’autre groupe. Par ailleurs, le sociologique suédois prétend que les deux types de conflit sont soit des conflits internes (à l’intérieur d’un même groupe) soit externes (entre codes culturels différents). 32 BRION F., TULKENS F., Op. Cit., p. 242. Idem, p. 243 34 Idem, p. 247 35 Idem, p. 248 33 17 La culture qui caractérise la seconde génération d’immigrés « constitue un groupe d'un niveau très nettement défini d'une culture à niveau socio-économique déterminé par un emploi irrégulier, mal payé et qui a pour résultat des foyers brisés, des occasions d'éducation et de loisirs inadéquats et un environnement qui généralement n 'a pas pu se développer. C'est cette culture qui détermine des taux élevés de criminalité, quelle que soit l'origine »36. Selon Sellin, la situation socio-économique précaire d’une population peut caractériser, à long terme, sa propre culture. Ainsi, en Belgique ou France, on associe aisément « jeunes immigrés » à « pauvreté » et « délinquance ». La délinquance amène naturellement ces propres causes à se conforter puisque les populations dont sont originaires les délinquants se voient stigmatisées37. Cette stigmatisation peut aller jusqu’à une violence symbolique telle que l’identité publique de ces populations est transformée en identité inférieure par rapport à l’identité de référence dominante. L’humiliation qui en découle porte atteinte à l’intégrité sociale du groupe, à sa dignité ainsi qu’à l’estime et au respect de soi des individus. La discrimination à l’embauche découle de ce phénomène et le renforce en même temps. Selon Honneth, les individus en lutte pour la reconnaissance connaissent une forme de solidarité importante interne à leur strate sociale. Les quartiers populaires jouissent en effet d’une effervescence solidaire importante. Il y existe une vitalité politique et un bouillonnement des pratiques solidaires. Les émeutes sont, dans ce contexte, entretenues et facilitées grâce aux pratiques de sociabilité construites quotidiennement38. On observe donc que ces quartiers sont parfois loin d’être à la dérive, mais protestent contre une sousexploitation du potentiel qu’ils recèlent pour la société tout entière. Il existe une volonté et un besoin viscéral pour l’individu de se sentir utile pour la société et de participer à la construction de celle-ci. Le déficit de solidarité avec les communautés externes entretient et solidifie une solidarité dans les communautés en interne. 2.3.3. Famille, Identité et valeurs Dans la continuation de Wirth et de Sellin, le Docteur polonais Hanna Malewska a étudié le conflit entre valeurs et identité des jeunes d’origines maghrébines en France. Une des questions posées était : « Qui suis-je ? ». Si la réponse à cette question est « je suis Arabe et musulman [identité], je vivrais selon la religion musulmane [valeur] » nous observons une cohérence entre identité et valeurs. Mais la plupart des jeunes maghrébins ont intégré certaines valeurs de la société occidentale moderne et éprouvent des difficultés à les articuler avec les valeurs liées à leur identité initiale. De plus, ils considèrent posséder une double identité. Ceci peut entrainer un conflit de valeurs avec les familles. Les pratiques religieuses, l’obéissance aux parents, la virginité jusqu’au mariage, la séparation des sexes, l’asymétrie des relations de genre, le respect de l’honneur de la famille sont des normes importantes dans la communauté nord-africaine qui ne sont pas faciles à articuler pour un jeune en contact permanent avec la culture occidentale. La construction identitaire en devient laborieuse et le jeune peut avoir l’impression de n’appartenir à aucune des communautés de valeurs. Pour un même acte, il sera évalué différemment à l’école ou à la maison ce qui renforce son identité caméléon incohérente et inaboutie. C’est une des explications à la création de l’identité de rue ou au phénomène de bandes. Les jeunes se retrouvent dans une nouvelle famille, partagent de nouvelles valeurs et 36 Idem, p. 249 Dans ce contexte un encadrement sécuritaire disproportionné envenime le problème. 38 KOKOREFF M., la force des quartiers. De la délinquance à l’engagement politique, Payot, 2003, Paris, 349 p. 37 18 ont l’impression de participer au bien de cette nouvelle communauté. Les textes des artistes urbains parlent des codes voir mêmes des lois de la rue comme une culture à part entière. Cette nouvelle culture est marquée par un matérialisme exacerbé motivé à la fois par la société de consommation agressive et par le manque de ressource initial. Ce phénomène ne concerne encore une fois pas uniquement les immigrés, mais c’est un des processus qui peut les concerner. En outre, les conséquences d’une rupture avec la famille peuvent donner lieu à un violent déficit de reconnaissance affective qui peut amener à un manque de confiance en soi empêchant le jeune de s’autoréaliser en société. Un jeune qui a rompu les liens avec l’autorité parentale est souvent sans balise, sans cadre et une des portes des sorties peut-être une certaine forme de délinquance. « Le sentiment d’unité, de continuité, de ressemblance à soi-même en dépit du temps et de l’espace dépend de la reconnaissance par les autres des messages envoyés par les autres. L’adolescent peut être capable ou non d’articuler les différentes valeurs culturelles et de les intégrer ou non dans son identité »39. Si les messages envoyés par les partenaires d’interactions ne lui reconnaissent aucune des appartenances, l’adolescent est perdu. C’est le cas des jeunes d’origines marocaines à Bruxelles à qui, dans la sphère publique nationale, sont considérés comme des Marocains et au Maroc comme des Belges. On assiste également à un double déni paradoxal des identités40. Les nationaux considèrent que les immigrés ont eu la chance de pouvoir jouir des bienfaits de l’État. Par conséquent, ils doivent pouvoir être dociles et polis. Les agressions verbales et physiques, le manque de civisme et leur révolte en sont d’autant plus inacceptables. De plus, ceux-ci veulent se considérer comme nationaux (belge ou français), mais en même temps se définissent aussi par leurs origines. Ce phénomène est incompréhensible pour certains sujets nationaux autochtones. L’individu d’origines immigrées revendique son statut national pour obtenir la reconnaissance juridique afin qu’on le considère comme un sujet de droit moral à égalité avec les autres citoyens, et ce, au contraire de ce qu’il a l’impression de vivre au quotidien. D’un autre côté, au niveau de la reconnaissance culturelle, il ne peut nier la communauté de valeurs dont il est issu. Il a besoin de nuancer son identité multiple et ne veut en aucun cas nier ses origines immigrées puisque cela fait partir intégrante de son histoire personnelle. Pourtant, au quotidien, l’individu supporte une dénégation symbolique de son affirmation identitaire, soit dans l’une, soit dans l’autre composante de son identité. L’État français en promulguant ses valeurs nationales veut annuler l’identité immigrée alors que la discrimination quotidienne ne fait que l’exacerber. Selon Andrea Rea41, il existe une tension entre les valeurs inclusives républicaines et celles exclusives de la nation française. La République intègre tandis que la Nation exclut. Or une certaine élite intellectuelle française confond les deux paradigmes allègrement. Les premières théories qui avaient pour ambition d’expliquer la délinquance des jeunes immigrés l’ont abordée au travers du prisme du conflit de culture (Wirth 1931 et Sellin 1938). Ces théories se sont élaborées dans un contexte où les nationaux américains craignaient l’arrivée d’immigrants d’Europe et contestaient leurs droits à accéder au territoire des États-Unis. Aujourd’hui, l’Union européenne se construit sur une crainte de l’arrivée massive d’immigrants à la foi musulmane comme on a craint il y a quelques siècles la venue des Juifs. Beaucoup d’Européens considérant que la culture musulmane est incompatible avec 39 MALEWSKA-PEYRE H., Réflexion sur les valeurs, l’identité et le processus de socialisation, Droits et Société, n°19, 1991, pp.223-231, p. 229. 40 NOUR S., La reconnaissance: le droit face à l’identité personnelle, Droit et société, 2011, Vol. 2, n° 78, p. 355-368. 41 REA A., Op. Cit., pp. 463-475. 19 la démocratie, nous ne sommes pas loin d’inventer la race extracommunautaire42. C’est donc tout naturellement que les discours concernant la criminalité des immigrants et de leurs enfants prolifèrent. Nous pouvons dès lors déceler directement les dangers de la théorie culturaliste qui incite la société civile à voir avant tout en l’immigrant sa potentialité importante à enfreindre les règles. Ce qui autorise les renforcements des dispositifs de contrôle et de répression à l’égard de ces populations malgré tous les dégâts que cela peut engendrer. Figure 4 : résumé des facteurs de la délinquance des jeunes d’origine immigré à l’intérieur de la théorie de la Lutte pour la reconnaissance. 42 À noter que nous pouvons établir des liens intéressants avec les théories sur les sujets boucs émissaires en période de crise. 20 Conclusion générale Les origines ethniques, culturelles ou étrangères n’ont aucun lien substantiel avec le comportement criminel ou délinquant. Ce qui conduit un individu à se comporter autrement que la conduite prescrite c’est la manière dont la majorité pose son regard sur lui. Notre manière d’appréhender, de juger ou d’évaluer un groupe social détermine la façon dont il agit. Dans la première partie de l’analyse, nous avons vu que la population immigrée touchée par les phénomènes de délinquance est avant tout une couche sociale pauvre, victime d’une inégalité équitable des chances, marquée par un manque de relais politique et intellectuel, devant supporter discriminations et racialisation de la société. L’individu est ici avant tout victime d’un déficit de reconnaissance juridique où son estime sociale n’est pas appréciée à sa juste valeur. Ces facteurs participent à un processus d’exclusion qui a des conséquences sur le respect de soi et l’intégrité sociale d’un individu. Ce déficit de reconnaissance peut amener un jeune à commettre des actes de délinquance soit pour augmenter son capital économique, soit pour marquer sa révolte et un ressentiment négatif à l’égard du reste de la société. En outre, la marginalisation empêche les liens affectifs réciproques entre sujets issus de différents types de population et ainsi ouvre la voie au déni de reconnaissance mutuelle. Dans la deuxième partie, Wirth nous apprend que la délinquance peut-être une réaction à la dévalorisation de la culture à laquelle le jeune appartient. Selon Honneth, le manque de capital économique ne permet en effet pas au groupe culturel (éventuellement minoritaire) de défendre sa manière de s’autoréaliser avec la même efficacité que la population de la culture dominante. Le fait qu’on considère une culture comme étant inférieure à d’autres, offense la communauté lésée ce qui a des implications sur l’estime de soi et la dignité des personnes. Sellin, quant à lui, nous apprend que la culture des générations d’origine immigrée se marie avec leur situation précaire caractérisée par un niveau socio-économique extrêmement bas. C’est ce qui détermine le taux élevé de criminalité, quelle que soit l’origine, selon l’auteur. Par contre, le fait que les regards extérieurs associent leurs origines à leurs crimes ne fait que renforcer, après un processus de stigmatisation, les individus dans leurs précarités et donc dans la criminalité. Pour finir, les conflits de culture ont des conséquences sur la cohésion des familles. Les déchirements avec l’autorité parentale peuvent amener le jeune à un cruel déficit de reconnaissance affective. Cette absence est la source du manque de confiance en soi sans lequel le jeune ne peut s’épanouir en société. En somme, les jeunes délinquants sont constamment en luttes pour une reconnaissance affective, juridique ou culturelle. Axel Honneth part du principe qu’il y a une lutte pour la reconnaissance dans tous les conflits sociaux. Par conséquent, on pourrait considérer qu’il n’a pas été très difficile pour moi de mettre le doigt sur les déficits de reconnaissance dans les théories sociologiques qui expliquent la délinquance. C’est pourtant bel et bien la combinaison d’un éventail large de dénis de reconnaissance qui conduit notamment à la délinquance. Les jeunes d’origine immigrée sont victimes de facteurs qui touchent tous les individus qu’ils soient nationaux ou pas. Ils combinent en fait deux caractéristiques qui peuvent être vecteurs de mépris : celle de posséder peu de capital et celle d’appartenir à une culture minoritaire. Par ailleurs, tous les facteurs mis en avant pour expliquer la délinquance n’amènent pas forcément au délit. Ce travail souffre probablement d’une absence de justification normative du sujet. Si j’ai pu appréhender à travers une conception de la vie éthique la problématique de la délinquance, je n’ai pas apporté une justification éthique de la délinquance. Dans la prolongation de ce travail nous pourrions aborder la question suivante : dans quelle mesure la théorie de la lutte pour la reconnaissance peut-elle justifier éthiquement la délinquance ? Une des pistes de réflexion à creuser serait, selon moi, de distinguer deux éléments pour évaluer la 21 délinquance éthiquement. Premièrement, le délit est-il public ou caché ? Les actes de délinquance qui expriment une révolte (émeutes, vandalisme, injures, incitation à la haine…) peuvent être considérés comme des actes politiques43. Il y a une exposition violente d’un ressentiment par rapport à un système qui ne permet pas à l’individu de s’autoréaliser. Le délit caché peut-être motivé par une volonté d’appartenir à une nouvelle communauté de valeurs (une bande) et/ou par l’ambition d’augmenter son capital. Deuxièmement, le délit fait-il une victime ? Dans le cas où le crime fait une victime (parfois le délinquant lui-même) la justification éthique semble être plus laborieuse. Je n’ai pas la prétention, avec ce travail, de vouloir élaborer une politique publique qui répondra de manière pertinente à notre problématique. Cependant, Axel Honneth et les divers auteurs que nous avons esquissés peuvent nous orienter vers certaines voies. Il faut en effet avant tout répondre aux déficits de reconnaissance qui sont aux sources de la délinquance. Voici quelques pistes à côté desquelles on ne peut pas passer, selon moi : travailler à une réelle justice redistributive des capitaux qui puissent établir une égalité équitable des chances entre chaque individu ; favoriser la mixité sociale dans les écoles ; lutter contre les inégalités de niveau dans les écoles secondaires ; lutter contre la ségrégation urbaine notamment par une politique de logement ; encourager la participation politique à tout niveau ; lutter contre la discrimination à l’embauche ; accentuer la démocratisation de l’enseignement supérieur ; améliorer et revaloriser les emplois précaires ; amorcer une politique de mise à l’emploi qui considère les travailleurs comme des individus acteurs de leur propre vie, capable d’autoréalisation en contact avec d’autres personnes ; envisager un système d’allocation inconditionnelle couplée éventuellement par des fonctions bénévoles dans un travail social ; encourager les échanges culturelle à tout niveau… L’objectif global doit être de fournir une perspective d’avenir aux jeunes, de leur donner une fonction sociale afin qu’ils puissent se sentir utiles et respectés par autrui dans la société44. J’ai voulu prouver que ce qui touche les immigrés concerne en fait tous les individus en tant qu’être humain. Prendre la population immigrée comme accroche m’a permis de mettre en avant que la stigmatisation et le mépris dont une population peut souffrir n’a pas de sens éthique. Il faut pouvoir prendre en compte les immigrés, comme n’importe quelle population fragilisée, en faisant attention d’abord à ce qu’ils leur manquent et non aux dégâts qu’ils pourraient causer. En effet, comme Robert Castel l’a écrit « les exclues sont des collections - et non des collectifs – d’individus qui n’ont rien d’autre en commun que de partager un même manque (…). Si l’on peut parler d’une remontée de l’insécurité aujourd’hui, c’est dans une large mesure parce qu’il existe des franges de la population désormais convaincues qu’elles sont laissées sur le bord du chemin, impuissantes à maitriser leur avenir dans un monde de plus en plus changeant »45. 43 Voir la manière dont est articulée une justification de la désobéissance civile avec la théorie d’Axel Honneth : BENTOUHAMI H., La désobéissance civile à l’épreuve du principe du fair-play : entre ingratitude et reconnaissance, Tracée, 2006, n°11, pp. 42-66. Consulté sur http://traces.revues.org/234, le 02-08-2012. 44 Il serait intéressant, pour continuer la démarche, d’opérer des liens entre les prescriptions que nous avons pu tirer de ce travail et la conception de la justice de Nancy Fraser : FRASER N., Qu'est-ce que la justice sociale ? : Reconnaissance et redistribution, La Découverte, 2011, Paris, 178 p. 45 CASTEL R., L’insécurité sociale, Qu’est ce qu’être protégé ?, Editions du Seuil et La République des Idées, Paris, 2003, 95 p., p. 53. 22 Bibliographie Ouvrages : BRION F., REA A., SCHAUT C., TIXHON A., Mon délit, mon origine ?, De Boeck Université, 2001, Bruxelles, 316 p. CASTEL R., L’insécurité sociale, Qu’est ce qu’être protégé ?, Editions du Seuil et La République des Idées, Paris, 2003, 95 p. CUSSON M., Délinquants Pourquoi ?, Armand Colin, 1981, Paris, 276 p. DIGNEFFE F., Ethique et délinquance: la délinquance comme gestion de sa vie, Médicine et Hygiène, 1989, Paris, 212 p. 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