TSP Final - La délinquance des jeunes d`origine immigrée

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Université catholique de Louvain
Chaire Hoover d’Éthique
d’Éthique économique et sociale
LA DÉLINQUANCE DES JEUNES D’ORIGINE IMMIGRÉE :
UNE LUTTE POUR LA RECONNAISSANCE
Travail de synthèse personnelle
Jérôme Van Ruychevelt
33 86 06 00
Promoteur : Prof. Jean-Michel Chaumont.
Août 2012
Table des matières
Introduction générale.................................................................................................................. 3
Questions de départ ................................................................................................................ 3
Hypothèses.............................................................................................................................. 3
Méthodologie .......................................................................................................................... 4
1.
2.
La lutte pour la reconnaissance ........................................................................................... 5
1.1.
La reconnaissance amoureuse ..................................................................................... 5
1.2.
La reconnaissance juridique ........................................................................................ 6
1.3.
La reconnaissance culturelle ........................................................................................ 7
1.4.
Une ébauche formelle de la vie éthique ? .................................................................. 10
La délinquance des jeunes d’origine immigrée ................................................................ 11
2.1.
Première considération éthique ................................................................................. 11
2.2.
Le manque de capital économique comme source à la délinquance ......................... 11
2.2.1.
Les explications socio-économiques initiales .................................................... 11
2.2.2.
La délinquance conséquence d’un déficit au niveau institutionnel .................... 13
2.2.3.
Honneth et le capital ........................................................................................... 14
2.3.
La délinquance conséquence d’un conflit de culture................................................. 16
2.3.1.
Conflit de culture et mauvaise conduite : L. Wirth ............................................ 16
2.3.2.
Conflit de culture et crime : T. Sellin ................................................................. 17
2.3.3.
Famille, Identité et valeurs ................................................................................. 18
Conclusion générale ................................................................................................................. 21
Bibliographie ............................................................................................................................ 23
2
Introduction générale
Il y a quelques semaines, je suis tombé un peu par hasard sur le « rapport sur
la prévention de la délinquance (novembre 2010) »1 de Jean-Marie Bockel2. Le document,
pétri de valeurs nationales, prescrit, dans les grandes lignes, d’affronter la déviance juvénile
avec un arsenal de mesures sécuritaires et un encadrement social aux allures paternalistes. Il
cible également une certaine frange de la population d’origine immigrée qui ne s’accoutume
pas assez bien « aux valeurs républicaines ». J’avais l’intuition profonde que ce document
n’amenait pas sur la bonne voie, mais il fallait que je me le prouve.
J’ai donc voulu affronter le sujet et explorer ce que la science sociale avait déjà pu
théoriser sur la délinquance des jeunes d’origine immigrée. J’ai donc délibérément choisi
d’articuler délinquance et immigration. C’est pourtant dangereux puisqu’on pourrait me
reprocher de conforter un processus d’exclusion en insistant sur le caractère étranger d’une
frange de la population d’un pays. C’est une nouvelle fois construire des barrières imaginaires
et insister sur une différence fictive. De plus, associer « délinquance » et « immigration »
participe à un processus de stigmatisation exclusif nauséabond. Je devais également ne pas
amalgamer origine et délinquance. Je savais d’emblée qu’il me fallait éviter ces pièges.
J’ai choisi de parler de la délinquance, mais j’aurais pu opter pour la problématique du
chômage. L’objectif est de décortiquer les rouages qui amènent une majorité à associer une
conduite non socialement prescrite à une population bien particulière.
Afin d’élever la réflexion au rang de l’éthique, il me fallait une boîte à outils qui
interroge les processus d’interactions entre les individus et l’importance du regard d’autrui sur
les comportements. La perspective éthique pour laquelle j’opte est celle de « La lutte pour la
reconnaissance » d’Axel Honneth. Il s’agit, selon moi, d’un excellent credo contemporain qui
peut fournir une dimension éthique aux théories sociologiques. La théorie peut en effet allier
reconnaissance identitaire et reconnaissance socio-économique dans une quasi théorie de
justice au potentiel très riche.
Questions de départ
Allier l’éthique d’Axel Honneth et la délinquance chez les jeunes d’origine immigrée
m’amène à poser la question de départ suivante : que peut apporter le concept de lutte pour la
reconnaissance à une appréhension éthique de la délinquance chez les jeunes d’origine
immigrée ?
Plus généralement, j’aimerais pouvoir aborder d’autres points : quels sont les facteurs
clefs de la délinquance chez un jeune ? Dans quelle mesure y a-t-il un lien entre notre regard
sur la culture d’autrui et la manière dont on perçoit la délinquance ? À quel déficit de
reconnaissance les immigrés sont-ils particulièrement sensibles ?
Hypothèses
o Les jeunes d’origine immigrée peuvent commettre des actes de délinquance à cause d’un
déficit de reconnaissance affective, juridique et culturelle.
1
BOCKEL J-M., rapport sur la prévention de la délinquance, Ministère de la Justice et des libertés, République
française,
Novembre
2010,
Paris,
94
p.
Consulté
sur
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/104000585/0000.pdf, le 2-07-2012.
2
Secrétaire d’État à la Justice sous Nicolas Sarkozy.
3
o Certains facteurs de la délinquance qui touche les jeunes d’origine immigrée sont
universels et s’appliquent donc à n’importe quel type de population quelque soit l’origine.
o Les auteurs d’actes de délinquance sont en lutte pour la reconnaissance.
Méthodologie
Je me suis retrouvé face à une littérature impressionnante. Il m’a fallu faire un tri et
j’ai sélectionné les travaux qui mettaient en avant, d’une manière ou d’une autre, l’importance
de la reconnaissance dans les relations sociales avec les immigrés. L’objectif étant d’associer
ces travaux à « La lutte pour la reconnaissance » d’Axel Honneth afin de leur fournir une
dimension éthique. La grille de lecture du philosophe à la tête de l’École de Francfort nous
aidera donc à donner de l’ampleur à deux approches importantes dans la littérature
sociologique sur la délinquance : le capital économique et la culture.
Malgré le fait que j’aimerais aboutir à des conclusions universelles, j’ai pris le risque
de prendre pour exemple, lorsque j’aborde la problématique du conflit de culture, les jeunes
d’origine maghrébine de Belgique et de France. Pourquoi ce choix contestable ? Pour des
raisons pratiques avant tout. Je possédais, après une première recherche exploratoire, pas mal
de sources intéressantes sur la culture arabo-musulmane et sa confrontation avec l’occident
dans le cadre de l’immigration. En outre, l’envie de greffer mon travail à une certaine
proximité et actualité m’a orienté définitivement.
En somme, je partirai de théories générales sociologiques, je les mettrai en parallèle
avec « La lutte pour la reconnaissance » et je les illustrerai, lorsque j’exposerai la
problématique du conflit de culture, par la population d’origine nord-africaine belge ou
française. Mon objectif final est de dégager, si possible, une évaluation normative que
pourrait écrire Axel Honneth au sujet de la délinquance chez les jeunes d’origine immigré.
Je commencerai par une mise en contexte de la théorie d’Axel Honneth en mettant en
avant les éléments qui vont nous être utiles par la suite. Ensuite, j’introduirai la problématique
par une certaine définition de la délinquance. Après, j’entamerai l’analyse proprement dite en
commençant par les théories concernant le capital puis par celles abordant le conflit de
culture. Enfin, la conclusion permettra de synthétiser l’analyse, de suggérer une certaine voie
à suivre pour appréhender la problématique traitée et enfin d’exposer les limites du travail.
4
1. La lutte pour la reconnaissance
Je vais présenter ici la grille de lecture initiale qui nous accompagnera tout au long du
travail. Axel Honneth combine deux auteurs et deux perspectives scientifiques différentes.
Tout d’abord, il reprend la prémisse générale de Hegel qui prétend que la formation pratique
de l’identité individuelle s’élabore face à l’expérience d’une reconnaissance intersubjective.
Hegel distinguait trois sphères sociales des sociétés modernes au sein desquelles un certain
type de reconnaissance était attendu : la famille, la société civile et l’État. Honneth met Hegel
en lien avec la psychologie sociale de Mead qui aboutit sensiblement aux mêmes conclusions
que Hegel au sujet de la reconnaissance. La combinaison des deux approches permet à Axel
Honneth de construire une théorie expliquant « les processus de transformations sociales en
fonction d’exigences normatives qui sont structurellement inscrites dans la relation de
reconnaissance mutuelle »3.
Les individus doivent faire face à des contraintes normatives venant de leurs
partenaires d’interaction grâce auxquels ils se comprennent et se construisent. La
reconnaissance est l’élément qui permet d’exprimer socialement la rencontre de l’individu
avec les contraintes normatives. Les groupes sociaux luttent l’un contre l’autre pour une
reconnaissance mutuelle, que ce soit sur le plan institutionnel ou culturel, et sous des prétextes
moraux. C’est ainsi que s’opère la transformation normative des sociétés.
Axel Honneth distingue trois volets de reconnaissance réciproque contenue dans les
trois sphères sociales citées par Hegel. Par ailleurs, chaque volet contient des caractéristiques
particulières à propos : du vecteur de reconnaissance qu’il implique ; du rapport authentique à
soi qu’il dessine ; du déni de reconnaissance qui le menace ; du potentiel de lutte qu’il
contient.
1.1.La reconnaissance amoureuse
L’amour est donc le premier degré de la reconnaissance réciproque. « L’amour
comprendra ici toutes les relations primaires qui, sur le modèle des rapports érotiques,
amicaux ou familiaux, impliquent des liens affectifs puissants entre un nombre restreint de
personnes »4. Les deux êtres qui se sentent unis se vouent une estime mutuelle particulière.
Les relations affectives primaires demandent un équilibre entre autonomie et dépendance
puisqu’on est « sois même dans le corps d’un étranger ». L’amour d’une mère à son enfant,
l’amitié ou une relation amoureuse sont le vecteur privilégié de la prise de conscience de son
autonomie et de l’affirmation de soi. En effet, sur base des expériences du pédiatre Winnicott,
Honneth avance que la relation ne peut fonctionner que si les sujets apprennent l’un de l’autre
afin de savoir comment se différencier pour s’affirmer comme des êtres indépendants.
Ce qui atteint à l’intégrité psychophysiologique de l’individu (menaces, agression
physique) est le contraire de la reconnaissance amoureuse. Le terme reconnaissance désigne
ici la réciprocité qui amène à la confiance. Celle-ci permet aux sujets de s’affranchir (pour
garder leur autonomie) tout en restant lié. Pour finir, la reconnaissance amoureuse fournit à
l’individu la confiance en soi « sans laquelle il ne peut participer de façon autonome à la vie
publique »5. Nous verrons dans la suite du travail que les relations des jeunes délinquants avec
leurs parents ainsi qu’avec des individus issus d’un autre milieu qu’eux prennent une
importance particulière.
3
HONNETH A., La Lutte pour la reconnaissance, Edition du Cerf, 2002, Paris, 232 p., p. 113.
Idem, p. 117.
5
Idem, p. 120.
4
5
1.2.La reconnaissance juridique
La reconnaissance juridique permet à l’individu de disposer d’un certain panel de
droits et de devoirs. Nous ne pouvons nous considérer comme détenteurs de droits que si nous
avons en même temps connaissance des devoirs que nous avons envers autrui. On considère
ici l’individu en tant que personne juridico-morale capable de poser des actes rationnels, libre
et pouvant rendre des comptes. L’individu de son côté se rend digne de cette reconnaissance
en agissant envers les autres membres de la communauté de manière universellement valable
(au sens kantien du terme). La reconnaissance juridique induit la dignité et le respect de soi.
De même, je m’engage à respecter les autres membres de la communauté parce que je leurs
reconnais un caractère respectable. L’atteinte à l’intégrité d’une personne ou la nonreconnaissance de certains droits pour un groupe social particulier peut donner lieu à une lutte
pour la reconnaissance juridique.
« Le système juridique doit désormais pouvoir être compris comme l’expression des
intérêts universalisables de tous les membres de la société, de sorte qu’il exige lui-même de
n’admettre ni exception ni privilège »6. Tout en sachant que les individus doivent pouvoir être
libres et égaux lorsqu’ils souscrivent aux règles juridiques.
Pour savoir à quoi équivaut le respect, Axel Honneth reprend la question de Rudolf
von Ihering : qu'est-ce qui peut-être respecté en autrui ? Le respect équivaut à la
reconnaissance juridique et à l’estime sociale.
- La reconnaissance juridique : traduit le fait que chaque humain doit pareillement être
considéré comme une fin en soi. Elle est dénuée d’échelle de valeurs et à vocation
universelle.
- L’estime sociale : souligne la valeur de l’individu mesurée sur des critères
d’importance sociale (prestation individuelle, qualité et capacités liées à la portée qui
leurs sont attribuées dans une société donnée). Elle contient une échelle de valeurs, car
c’est la qualité personnelle des individus qui les distingue les uns des autres.
Le philosophe allemand se demande: de quelles facultés les sujets sont-ils dotés pour
reconnaître autrui comme une personne juridique ? Selon lui, dans la mesure où le principe se
fonde sur le libre consentement des personnes concernées, il faut supposer que les sujets
juridiques sont dotés d’une capacité de se prononcer d’une manière rationnelle et autonome
sur les questions morales.
Honneth raccroche la responsabilité morale du citoyen à une idée qui fait penser au
principe d’égalité équitable des chances tel que John Rawls a pu le théoriser. En effet, il
précise en écrivant que « l’histoire a montré (…) que tous les individus concernés ne
disposaient pas des éléments nécessaires pour participer sur un pied d’égalité à un processus
d’entente rationnelle : pour pouvoir agir comme une personne moralement responsable
l’individu n’a pas seulement besoin d’être protégé par la loi contre les empiètements qui
menacent sa sphère de liberté, il faut aussi que la loi lui assure la possibilité de participer au
processus de formation de la volonté publique, possibilité dont il ne peut cependant faire
effectivement usage que s’il est en même temps assuré d’un certain niveau de vie »7. À la
différence de Rawls, Axel Honneth prescrit plus directement une participation qu’on peut
qualifier de « politique » au processus qui régit la vie publique.
Par conséquent, étant donné la distinction entre estime sociale et reconnaissance
juridique, Honneth ajoute qu’au sein de la société moderne ces deux éléments correspondent à
deux évolutions différentes. Si l’égalité juridique est universelle, il n’existe pas une égalité au
niveau de l’estime sociale. L’individu est d’ailleurs souvent victime d’une inégalité des
chances. Ceci ne lui permet pas d’atteindre les critères au niveau de la culture générale ou de
6
7
Idem, p. 140.
Idem, p. 143.
6
la sécurité économique, facteurs essentiels de maximisation de l’estime sociale. Ce dernier
élément est central lorsqu’on étudie les inégalités dont sont victimes les populations d’origine
immigrée. En ce sens, la lutte pour la reconnaissance se prolonge dans la sphère juridique.
Si l’amour procure à l’individu une certaine confiance en soi, le rôle de la
reconnaissance juridique est de lui octroyer une estime de soi. On voit ici dans quelle mesure
Axel Honneth fournit une ampleur infiniment plus grande que Rawls à ce que ce dernier
appelait « les bases sociales du respect de soi ». Vivre dans une société sans droit individuel
ne permet pas à l’individu d’acquérir le respect de soi-même, de se sentir l’égal de tous, ni de
recevoir l’estime d’autrui. La capacité reconnue de revendiquer un droit va de pair avec la
dignité humaine. La faculté de se rapporter positivement à soi-même est appelée, par
Honneth, le respect de soi.
1.3.La reconnaissance culturelle
Cet ultime volet combine « la vie éthique » selon Hegel et la division coopérative du
travail de Mead. En effet, selon Honneth la combinaison des deux approches ne peut s’opérer
qu’en supposant la préexistence d’un horizon de valeurs commun aux sujets concernés.
L’alter et l’égo s’estiment réciproquement plus aisément s’ils partagent un même ensemble de
valeurs attachées aux mêmes fins. La société se définit culturellement et le droit est une
manière d’appréhender l’idée que se fait la société d’elle-même. Dans ce contexte, la
délinquance n’est jugée déviante que par rapport à un horizon de valeurs relatif. En effet, la
société contient un cadre d’orientation symbolique où les valeurs et les fins éthiques sont
définies. L’ensemble donne à la société sa conception culturelle sur base de laquelle l’estime
sociale de chaque individu peut-être appréciée.
La reconnaissance culturelle est liée au travail social, car celui-ci est considéré comme
la contribution de chacun à la communauté éthique des valeurs de la communauté. L’estime
de soi découle de la reconnaissance mutuelle que s’accordent les individus qui considèrent
façonner la société. Il y a donc au-delà de partager certaines valeurs, l’idée plus primaire de se
sentir appartenir à une communauté avec laquelle on partage les mêmes buts. Le blâme social
ou la stigmatisation produit des luttes pour la reconnaissance qui ont pour dessein de relever
l’honneur des individus lésés.
Je voudrais m’arrêter un moment sur un élément que le philosophe de l’École de
Francfort prend le temps d’exposer dans son œuvre et qui va nous être utile pour la suite. Il
s’agit de l’articulation de l’estime sociale d’un individu au sein de la société en rapport avec
la communauté de valeurs de celle-ci. Honneth fait une distinction entre la société
traditionnelle et la société moderne actuelle.
7
Figure 1. Estime sociale : comparaison entre société traditionnelle et société moderne8.
Produit de la
reconnaissance
Organisation des
valeurs
Organisation des
fonctions sociales
Relation entre les
groupes
Société traditionnelle
Société moderne
Honneur.
Prestige social.
Hiérarchique : degré différent à
l’intérieur de chaque état (situations
sociales en fonction du métier, de la
richesse, de l’honneur) et entre chaque
état. La valeur de son état est plus
importante que la valeur individuelle.
Chaque état à une idée bien particulière
de ce qu’est un comportement
honorable.
Horizontale : il n’y a plus des normes
imposées à l’individu en fonction de sa
situation. Il n’y a plus d’échelle objective des
valeurs avec laquelle l’honneur est mesuré. La
considération sociale s’opère sans distinction
dans la relation juridique puis s’effectue en
fonction des qualités et de l’action
individuelles. On devient « estimable »
lorsqu’une prestation individuelle n’aurait pas
été estimée aussi bien chez d’autres.
On ne décide pas à l’avance quels modes de
vie doivent être admis comme éthique (pas de
qualités collectives). L’estime sociale
provient des capacités et du comportement de
chacun au cours de son histoire personnelle.
Ni le système juridique ni les valeurs morales
personnelles ne comptent. C’est la manière
particulière de se réaliser qui rend compte de
l’estime sociale.
Certes, il peut malheureusement encore
subsister des classes sociales. Mais il n’y a
plus un mode de réalisation de soi imposé
d’une strate à une autre.
Tâches sociales spécifiques en fonction
de son état. Il est possible d’atteindre
un certain degré d’honneur à l’intérieur
de son état uniquement.
Symétrie dans chaque groupe, mais
asymétrie entre chaque groupe
(exemple : la paysannerie est inférieur
au clergé).
Certains groupes sont injustement
considérés et leurs valeurs sousestimées. Les plus hautes strates
sociales monopolisent l’accès aux
fonctions sociales prestigieuses.
Pathologie
Conséquences en
termes de lutte
8
Naissance de contre culture de respect
compensatoire qui peut amener à lutter
pour l’honneur jusqu’à la fin de la
société traditionnelle.
Il y a des conflits culturels. Il n’y a pour
autant pas de système de référence
universellement valide qui jauge des capacités
particulières
ou
des
manières
de
s’autoréaliser. Celles-ci sont concrétisées par
des
interprétations
culturelles
complémentaires qui varient en fonction de
l’histoire. Du coup, la société moderne se
caractérise par une lutte permanente entre
groupes où chacun tente de prouver
l’importance de leur mode de vie particulier
pour les fins communes. Les gagnants de ces
luttes sont souvent ceux ayant les possibilités
d’accès aux instruments de pouvoir
symbolique et de persuasion de l’opinion
publique. Dans la mesure où l’estime sociale
est indirectement liée aux modes de
répartition des revenus, les conflits
économiques relèvent aussi de cette forme de
lutte pour la reconnaissance.
Relations asymétriques entre les sujets
individualisés par une histoire personnelle.
Synthèse élaborée sur base de : HONNETH A., Op. Cit., pp. 161-203.
8
La solidarité entre dans le schéma d’analyse de la reconnaissance culturelle. En effet, à
l’intérieur des strates sociales, il existe une sorte d’interaction « dans laquelle les sujets
s’intéressent à l’itinéraire personnel de leur vis-à-vis parce qu’ils ont établi entre eux des
liens d’estime asymétrique »9. Un groupe qui est né de l’expérience d’une résistance
commune à l’oppression politique connaît une forme de solidarité qui peut dépasser les
barrières sociales. La solidarité intervient dans les sociétés modernes dans la mesure où
l’individu a besoin de veiller à ce que les qualités de l’autre se développent pour qu’ils
puissent réaliser leurs fins communes.
Dans le même ordre d’idée, la symétrie ne signifie pas qu’on doive s’estimer
mutuellement au même degré. Il s’agit plutôt du fait que chaque sujet reçoit, « hors de toute
classification collective, la possibilité de se percevoir dans ses qualités et ses capacités
comme un élément précieux de la société »10.
Figure 2. Tableau de synthèse : la structure des relations de reconnaissance sociale11.
Mode de
reconnaissance
Dimension
personnelle
Forme de
reconnaissance
Potentiel de
développement
Relation pratique à
soi
Forme de mépris
Sollicitude
personnelle
Affects et besoins
Considérations
cognitives
Responsabilité morale
Capacités et qualités
Relations primaires
(amour et amitié)
-
Relation juridique
(droits)
Généralisation,
concrétisation
Respect de soi
Communauté de
valeurs (solidarité)
Individualisation,
égalisation
Estime de soi
Privations de droits et
exclusion
Intégrité sociale
Humiliation et offense
Confiance en soi
Sévices et violences
Forme d’identité
menacée
Intégrité physique
Estime sociale
Honneur et dignité
9
HOHHETH, Op. Cit., p. 156.
Idem, p. 157.
11
Idem, p. 159.
10
9
1.4.Une ébauche formelle de la vie éthique ?
« La lutte pour la reconnaissance » d’Axel Honneth va être utilisée ici comme un cadre
d’interprétation critique des théories sociologiques qui vont être exposées ci-après. La
question à laquelle je dois répondre maintenant est : en quoi notre analyse peut-elle prétendre
à une dimension éthique ? Pour ce faire, nous devons prouver que la grille de lecture exposée
précédemment est une ébauche de la vie éthique.
Honneth avance les bases de la réalisation de soi. Il s’agit donc d’un programme
philosophique éthique dans le sens où il ambitionne une conception de l’organisation des
individus qui permet à chacun d’organiser sa vie bonne comme il l’entend. Il s’agit aussi
d’une certaine conception de la justice. Dans son ultime chapitre, il écrit les bases d’une
société juste :
- Les sujets doivent être reconnus dans une société moderne en tant qu’individus à la
fois autonomes et individualisés (reconnaissance amoureuse).
- Tous les sujets méritent l’égal respect (reconnaissance juridique) et leurs intérêts
respectifs méritent d’être pris équitablement en compte (reconnaissance culturelle).
Le philosophe veut tenter de prouver que son ébauche de la vie éthique n’est pas pétrie
de valeurs culturelles particulières, n’est pas une philosophie morale, mais qu’il s’agit bel et
bien d’une certaine conception de la justice universelle et atemporelle.
L’approche d’Honneth est différente de celle de Kant, par exemple, dans le sens où la
volonté originelle du premier est de poser les conditions de l’autoréalisation de l’individu et
non de garantir son autonomie morale. Comme nous l’avons vu, la possibilité d’instaurer une
relation positive à soi-même dépend de l’expérience de la reconnaissance, condition
nécessaire pour l’autoréalisation individuelle. En effet, aucune réalisation de soi n’est possible
sans autonomie, confiance en soi et assurance quant à ses propres capacités. La liberté prend
donc aussi un sens psychique ici étant donné qu’il s’agit d’être dénué d’inhibition ou
d’angoisse12. Dans ce cadre, la réalisation de soi dépend de l’interaction avec l’autre,
présupposée externe qui échappe au sujet humain. En conclusion, nous pouvons légitimement
avancer que les formes de reconnaissance de l’amour, du droit et de la solidarité doivent
pouvoir être satisfaites pour permettre à l’individu de se réaliser sans avancer de considération
morale particulière.
Honneth avance que l’amour représente, quelle que soit l’époque ou la culture, le
noyau central de toutes les formes de vie qu’on peut qualifier d’éthique. C'est pourquoi une
éthique post-traditionnelle doit pouvoir défendre « l’égalitarisme radical de l’amour contre
les contraintes et les influences extérieures »13. Au contraire, la reconnaissance juridique
recèle un potentiel moral normatif qui peut aussi bien faire valoir une universalité que le
résultat des luttes sociales historiques. Ceci étant, la justification reste valable pour une
ébauche de la vie éthique, car « l’autoréalisation individuelle présuppose une autonomie
légalement garantie, parce que c’est seulement sur cette base que chaque sujet peut se
comprendre comme une personne capable d’examiner et d’évaluer ses propres désirs »14.
Dorénavant, étant donné que j’ai une idée plus précise de ce qui devrait-être je sais
que je peux poser un regard normatif sur la problématique de la délinquance des jeunes
d’origine immigrée et ce en étant, du moins théoriquement, détaché de toute morale
particulière.
12
À noter qu’Axel Honneth base sa philosophie sur des études scientifiques psychiatriques et donc également
infiniment individualistes.
13
HOHHETH, Op. Cit., p. 211.
14
Idem, p. 212.
10
2.
La délinquance des jeunes d’origine immigrée
2.1.Première considération éthique
Étudier la criminalité ou la délinquance des jeunes allochtones peut participer à un
processus de stigmatisation par racisation et criminalisation. Pour définir ce qu’on entend par
racisation, je reprends la définition donnée par Françoise Brion : « processus par lequel des
individus sont classés en tant qu’ils appartiennent (ou sont censés appartenir) à des groupes
perçus comme différents du groupe propre au sujet « raciste », cette différence étant
représentée comme une différence de nature »15. De plus on induit une catégorisation fixe de
l’individu, la déréalisation de l’individu (qui n’est vu qu’à travers son origine ethnique), le
cantonnement des membres d’une communauté à leur communauté et une interprétation
inégalitaire des différences.
Cependant, si autant d’auteurs se sont penchés sur la question c’est parce qu’il existe
effectivement une surreprésentation des jeunes d’origine immigrée dans les statistiques
carcérales. Sans pour autant que les étrangers et les jeunes d’origine étrangère ne constituent
la majorité des détenus16. Pour le reste, je pars des postulats que la nationalité n’est pas un
indicateur valide de l’origine ethnique, que la détention n’est pas un indicateur valide de la
criminalité, que l’association statistique entre l’origine ethnique et les indicateurs de détention
n’ont pas de relations de cause à effet.
Le crime est un construit pénal et par conséquent non un acte ou une conduite. L’objet
de la criminologie lui est donné par le droit pénal qui est la construction arbitraire et
artificielle par excellence. La criminologie n’est donc pas une science de la conduite
criminelle et de ses causes. Si l’on veut étudier le crime et le délinquant c’est pour espérer
aboutir de façon scientifique à une généralisation, à des principes universels qui ont valeur de
prédiction. Or, la définition du crime et du criminel sont définis par la loi qui n’est pas
scientifique, mais variable et spéciale. Selon moi, la délinquance s’illustre par un
comportement jugé anormal, antisocial et proscrit par le droit17. Nous ne devons pas étudier
les comportements criminels tels qu’ils sont définis par la loi, mais comprendre pourquoi
certains comportements sont jugés anormaux et pourquoi ceux-ci sont-ils minoritaires.
2.2.Le manque de capital économique comme source à la délinquance
2.2.1. Les explications socio-économiques initiales
Avant d'entamer une analyse plus approfondie, je propose de mettre en avant les
premières causes classiques et universelles de la délinquance chez les jeunes d’origine
immigrée.
• Les conditions socioéconomiques :
Il s’agit d’emblée d’aborder la question de l’immigration par une réussite socio-économique.
Nous pouvons dégager très schématiquement, quatre types d’immigrés, sans entrer dans une
analyse approfondie des facteurs et de l’histoire de l’immigration :
- Celui étant venu avec capital et ayant réussi (exemple : les Français en Belgique ou les
Américains en Suisse).
15
BRION F., REA A., SCHAUT C., TIXHON A., Mon délit, mon origine ?, De Boeck Université, 2001,
Bruxelles, 316 p. p. 15.
16
Voir statistiques dans : BRION F., REA A., SCHAUT C., TIXHON A., Op. Cit., p. 21.
17
Je ne veux pas m’épancher sur une définition criminologique du terme délinquance. Disons qu’elle se traduit
par toute une série de comportements telles que des vols, des agressions physiques, du vandalisme, des marques
d’agressions verbales en tout genre, des phénomène de bandes, des émeutes…
11
-
Celui étant venu avec capital, mais n’ayant pas réussi (exemple : certain diplômé
d’Afrique noire, du Maghreb ou du Moyen-Orient qui en Occident ne sont pas engagés
dans une fonction équivalente à leur statut).
- Celui étant venu sans capital, mais ayant réussi (exemple : les immigrés irlandais aux
États-Unis ou polonais en Israël).
- Celui étant venu sans capital, mais n’ayant pas réussi (exemple : l’immigration nordafricaine en Belgique ou en France).
En prenant énormément de raccourcis, nous pouvons considérer que la délinquance touche en
grande majorité les jeunes dont les parents n’ont pas réussi avec ou sans capital. En Belgique
ou en France, les jeunes d’origine immigrée de la troisième ou de la quatrième génération
sont issues de familles dont les parents sont venus travailler, pour le pays d’accueil, en tant
qu’ouvrier, et ce, sans qualification particulière. Après les diverses évolutions économiques,
très peu de ces parents ont pu se reconvertir dans d’autres métiers. Très peu parlaient bien le
français ou le néerlandais puisqu’ils n’en ont jamais eu véritablement besoin, de même que la
majorité d’entre eux étaient sans diplôme. Par conséquent, cette catégorie d’immigrés a créé
une véritable classe sociale défavorisée où la précarité a beaucoup de chance de se transmettre
par héritage.
• L’échec scolaire :
De nombreux travaux démontrent qu’au plus le revenu des parents est faible au moins les
enfants ont de chance de réussir des études. Pour ce qui est de l’enseignement supérieur, les
barrières financières et symboliques sont très importantes. Les inégalités fortes entre les
établissements de l’enseignement secondaire en Belgique accentuent le phénomène. Or
beaucoup de jeunes immigrés font partie de populations pauvres et sensibles à l’échec
scolaire.
• La marginalisation sociale18 :
Les travailleurs immigrés ont, dès leur arrivée en Belgique, été cantonnés dans des quartiers
ethniques. Les immigrés restaient ainsi perpétuellement avec les immigrés et demeuraient
invisibles pour les nationaux belges. Aujourd’hui, ce cantonnement spatial est resté le même,
mais est vécu comme une ségrégation urbaine. La majorité des quartiers bruxellois, comme la
plupart des grandes villes du monde, sont socialement et culturellement homogènes. Les
populations pauvres de la ville, dont notamment les habitants d’origine immigrée, restent
donc entre populations pauvres. Ceux-ci ont des contacts quotidiens limités avec les autres
couches sociales de la ville et même du pays puisque leurs activités professionnelles précaires
ne permettent guère une mixité importante. Le jeune pauvre, parfois d’origine immigrée n’a
donc que très peu de contacts avec les autres jeunes du pays et l’école secondaire (avec le
phénomène « d’écoles ghettos ») renforce le phénomène.
• Discrimination :
La discrimination à l’embauche assied les personnes d’origines immigrées dans la précarité
en les empêchant d’élever leur niveau socio-économique en visant des fonctions sociales plus
élevées que celles de leurs parents. Lors d’émeutes en France ou en Belgique, le fait que
certains casseurs soient des jeunes diplômés contrecarre l’idée classique du jeune allochtone
peu formé trainant dans les rues. La combinaison d’un racisme quotidien et d’une crise
économique constante maintenant le chômage haut n’offre aucune perspective d’avenir pour
le jeune pour qui la délinquance est une voie comme une autre.
18
COLOMBO A., LAROUCHE A., Comment sortir de la rue lorsqu’on n’est "bienvenu nulle part" ?,
Nouvelles pratiques sociales, 2007, vol. 20, n° 1, p. 108-127.
12
2.2.2. La délinquance conséquence d’un déficit au niveau institutionnel
•
Manque d’opportunité politique :
En ce qui concerne l’ouverture des opportunités politiques, McAdam retient quatre
dimensions principales19 :
1. l’ouverture ou la fermeture du système politico-institutionnel ;
2. la stabilité ou l’instabilité des alignements politiques ;
3. la présence ou l’absence d’alliés parmi les élites politiques ;
4. la propension de l’État à réprimer la contestation.
En France, certaines études20 montrent que l’accès restreint aux sphères politiques radicalise
les mouvements de jeunes émeutiers. Les conséquences de ce manque de représentativité
politique est que le soutien des élites est très faible, que les négociations ou le dialogue entre
un représentant légitime et les autorités politiques ne s’opèrent pas. Au-delà du déficit de
reconnaissance stricte du jeune vis-à-vis des autorités politiques, le manque de
représentativité entraine également des politiques publiques imparfaites. Le fait que la classe
politique recrute systématiquement dans le même milieu est un obstacle majeur à un débat
intégrant les intérêts de toutes les classes sociales du pays. Ceci diminue les chances d’obtenir
une justice redistributive adéquate qui permettrait d’installer une égalité équitable des chances
entre tous les citoyens.
• Discrimination policière :
La police est le représentant de l’autorité ayant le plus de contacts avec les jeunes. Pourtant,
les jeunes d’origine immigrée vivent un racisme quotidien illustré entre autres par le
comportement de la police à leur égard. L’autorité judiciaire décide généralement d’encadrer
spécialement une population qu’elle considère à risques. Mais du coup, toutes les populations
ne sont pas sur un même pied d’égalité vis-à-vis de la justice. Le contrôle d’identité excessif
est perçu comme une provocation policière. La police représente l’autorité étatique et une
haine contre les institutions s’installe. Le phénomène est particulièrement vivace dans les
banlieues en France. Dans une perspective « honnetienne », la police devrait pouvoir recruter
au sein des populations sensibles également. Malheureusement, on observe, en France
notamment, que le recrutement au sein de la police « comporte des mécanismes d’évitement
des publics des banlieues faiblement compensés par une politique volontariste des États »21.
Le phénomène est aussi observable dans les autres institutions publiques.
• Racialisation générale de la société :
Les émeutes urbaines ou la délinquance peuvent être analysées à travers le contexte de
racialisation des rapports sociaux et par la discrimination raciale. « La racialisation des
rapports sociaux résulte d’une lecture de la société, une vision et une division du monde qui
opposent les individus en fonction de leur origine nationale et raciale, non dans les principes,
mais dans les relations sociales »22. Il existe toujours un rapport de domination où l’État et les
citoyens nationaux ne considèrent pas légitime la présence des immigrés et de leurs
générations descendantes. Les nationaux réduisent alors l’identité des immigrés à leurs
origines ce qui ouvre la porte à la stigmatisation. Les individus, qu’ils soient nationaux ou
non, construisent des barrières culturelles et identitaires symboliques invoquant « des nous »
et des « eux », réconfortés par une division géographique. En effet, la majorité des jeunes
d’origine immigrée, dans les banlieues françaises et dans une moindre mesure à Bruxelles,
n’ont d’échanges qu’avec d’autres jeunes issus de l’immigration ou des jeunes précarisés. Le
19
REA A., Les émeutes urbaines : causes institutionnelles et absence de reconnaissance, Déviance et Société,
Vol. 30, 2006, n°4, pp. 463-475, p. 466.
20
Idem, p. 466.
21
Idem, p. 467.
22
Idem, p. 468.
13
clivage de la société s’opère depuis l’école maternelle, jusqu’à la carrière professionnelle (s’il
y en une) en passant par la vie au quotidien dans les quartiers.
2.2.3. Honneth et le capital
En conclusion, la grande majorité de la délinquance des jeunes d’origine immigrée
s’opère avant tout au sein d’une population au capital économique très faible. Du point de vue
de la théorie de la reconnaissance, le premier point à mettre en avant est l’inégalité équitable
des chances. Tous les individus n’ont pas les mêmes chances d’accéder aux mêmes fonctions
sociales, et ce dès leur naissance. La redistribution des moyens socio-économiques ne peut se
faire correctement au niveau étatique étant donné le manque de représentativité des classes
défavorisées dont fait partie la population immigrée. Nous sommes ici dans les champs de la
reconnaissance juridique. La plupart des jeunes d’origine immigrée sont des citoyens belges et
disposent donc des droits et devoirs à égalité avec les autres citoyens. Pourtant dans les faits,
cet élément est faussé à plusieurs niveaux.
Tout d’abord, la discrimination à l’embauche constitue la violation la plus claire des
droits juridiques de l’individu qui se voient exclus symboliquement d’une partie du marché du
travail. C’est son intégrité sociale qui est directement remise en cause. De même, à qualités,
diplôme et efforts identiques, l’estime sociale d’un autochtone sera mieux appréciée que celle
d’un individu d’origine étrangère. À ce niveau, une inégalité entre les individus remet en
cause l’intégrité sociale de l’individu. Du point de vue d’Honneth, le chômage a des
conséquences néfastes aussi du côté de l’estime sociale (reconnaissance culturelle). En effet,
si une majorité de la population considère qu’un individu ne participe pas au travail social et
ne contribue en rien à la société, c’est l’honneur de l’individu en question qui est directement
mis en cause. Un jeune pauvre sans emploi, immigré qui plus est, a beaucoup plus de chance
d’être considéré comme un profiteur que son homologue allochtone aisé. En ce qui concerne
les droits politiques, la création d’une élite professionnelle à la tête de l’État s’accordant sur
des intérêts particuliers fait obstacle à une égale sollicitude envers tous les individus. Les
jeunes d’origine immigrée, ayant l’identité nationale du pays, ne se reconnaissent pas dans les
représentants politiques, car très peu sont issus du même milieu qu’eux.
Par extension, le droit de vote et le droit d’éligibilité ne sont pas distribués
équitablement dans le sens où une même voix peut peser plus qu’une autre. De même que
tous les individus n’ont pas la même chance de se porter candidats aux élections. Posséder le
droit est une chose, encore faut-il avoir la capacité de l’exploiter23. Le modèle de démocratie
représentative ne fournit pas à chacun une chance équitable d’influencer le processus de
décision. Notre modèle de démocratie représentative, à travers le système électoral, ne
favorise pas nécessairement les plus talentueux ou ceux fournissant le plus d’efforts pertinents
dans la vie politique réelle, mais avant tout les individus étant nés avec le capital économique,
culturel et social le plus important. Alors que, nous l’avons vu, il faut pouvoir laisser
l’individu participer à la volonté publique afin d’atteindre une égalité équitable d’appréciation
de l’estime sociale. Ce qui maximise également les chances de sortir les plus défavorisés de la
précarité. Le schéma suivant illustre mon propos.
23
Nous pouvons faire un rapprochement avec la théorie d'Armatya Sen sur les Capabilités.
14
Figure 3 : le système d’élection dans l’état de nature.
Pour finir, Honneth met l’accent également sur les incompatibilités entre une société
capitaliste et la réalisation de soi24. Le capitalisme crée des strates sociales plus défavorisées
que d'autres et reproduit, a fortiori, les inégalités dont le système a besoin. Les jeunes
commettent des actes considérés comme délinquants soit pour augmenter leur capital
économique25, soit pour exprimer leur révolte.
Dans ce cadre, pour Lapeyronnie, les émeutes constituent une action collective
disposant d’un sens politique26. Selon Lipsky27, l’émeute est le moyen pour une frange de la
population politiquement dominée et socialement stigmatisée de se faire entendre28. Elle
correspondait hier aux ouvriers et touche aujourd’hui les jeunes d’origines étrangères ou les
groupes minorisés. Les émeutes ont des finalités politiques tacites malgré le fait que ses
instigateurs n’aient aucun cahier des charges. Ces deux sociologues ouvrent la porte à la lutte
pour la reconnaissance. La justification de la délinquance à partir de la théorie d’Honneth met
en avant que les individus se révoltent (ou se débrouillent) afin d’obtenir les conditions de
possibilité de leur autoréalisation. « Les confrontations pratiques suscitées par l’expérience
du mépris ou d’un déni de reconnaissance ont donc pour enjeu à la fois l’élargissement
matériel et l’extension sociale du statut juridique de la personne »29. Par manque de
reconnaissance de la part d’autrui, l’individu est empêché de développer un respect de soimême. Le déni de reconnaissance devenant à terme réciproque, le jeune d’origine immigré
peut en arriver à ne pas avoir de respect pour la catégorie sociale ne le reconnaissant pas à sa
juste valeur. La ségrégation sociale (urbaine, scolaire ou professionnelle) implique une
24
HONNETH A., La société du mépris, vers une nouvelle théorie critique, La Découverte, 2006, Paris, 350 p.,
p. 305.
25
DIGNEFFE F., Ethique et délinquance: la délinquance comme gestion de sa vie, Médicine et Hygiène, 1989,
Paris, 212 p.
26
LAPEYRONNIE D., Assimilation, mobilisation et action collective chez les jeunes de la seconde génération
d’origines maghrébines, Revue française de sociologie, 1987, Vol. 28, n°2, pp. 287-318.
27
LIPSKY M., Protest as a Political Ressource, American Political Science Review, 1968, Vol. 62, n°4, pp.
1144-1158.
28
Nous pouvons faire un lien intéressant avec le concept marxiste de « Rébellion primitive » des classes
laborieuses.
29
HONNETH, Op. Cit., p. 144.
15
absence de contacts, d’échanges entre les différentes populations. Par conséquent, il ne peut
se construire de reconnaissance affective réciproque entre des individus issus de groupes
sociaux différents.
Jusqu’ici, nous observons que la justification éthique de la délinquance à partir de la
lutte pour la reconnaissance peut expliquer la criminalité des pauvres de manière générale.
C’est aux études d’économie sociale d’expliquer pourquoi les immigrés arrivant pauvres dans
nos pays ont de grandes chances de rester pauvres. Ce premier volet doit être couplé à une
autre batterie d’explications.
2.3.La délinquance conséquence d’un conflit de culture
Notre objectif ici est de mettre en avant deux auteurs qui ont eu une influence décisive
sur la littérature sociologique à propos de la délinquance chez les jeunes immigrés : Louis
Wirth issu de l’école de Chicago et le suédois Thorsten Sellin. Ces deux auteurs élaborent des
théories très en lien avec la théorie de la reconnaissance.
2.3.1. Conflit de culture et mauvaise conduite : L. Wirth
La toile de fond de l’analyse de Wirth est un relativisme culturel où les morales et les
valeurs sont, selon lui, changeantes et non universelles. La loi pénale, par exemple, représente
les valeurs d’un groupe social bien particulier. C’est le phénomène de déculturation et
d’acculturation qui serait la cause première de la délinquance chez les enfants d’immigrants.
Cependant, Wirth précise qu’il s’agit d’un phénomène qui touche de manière générale tous les
enfants des villes où les appartenances sociales de l’individu sont multiples et la plupart des
relations anonymes.
Le conflit de culture n’est pas uniquement le conflit entre les normes de conduite de
deux codes culturels distincts : « c’est moins la culture « objective » de ces groupes qui le cas
échéant explique sa délinquance, que la manière dont l'individu interprète cette culture,
l'évalue, perçoit qu'on l'évalue et réagit à ces évaluations. C'est particulièrement évident chez
les enfants et les adolescents qui ont le sentiment d'appartenir à un groupe dont la culture
semble être méprisée ou leur semble méprisable: ce sentiment d'infériorité les prive du
soutien nécessaire à l'élaboration d'un code moral personnel »30.
En somme, on va considérer que le conflit de culture produit une forme de délinquance
si l’individu n’arrive pas à réagir de manière socialement acceptable à la dévalorisation de la
culture du groupe dont il est membre. C’est une réaction à ce que Honneth définit comme une
relation asymétrique entre les différentes manières de s’autoréaliser. Wirth est très proche
d’Honneth dans sa conception du conflit de culture. Les deux auteurs sont en accord sur le fait
que pour pouvoir défendre sa conception de la vie bonne, il faut avoir un certain capital de
départ31. En Belgique, par exemple, les immigrés peuvent interpréter le conflit de culture dont
ils pensent être victimes par une relation asymétrique entre, d’une part, la conception de la vie
bonne des nationaux belges (culture judéo-chrétienne), et d’autre part, une culture arabomusulmane considérée tacitement comme inférieure voir primitive. La culture arabomusulmane ayant très peu de relais chez les élites intellectuelles, elle a du mal à s’imposer
comme une culture équivalente à la culture locale. De plus, elle doit supporter l’étiquette
d’une culture d’une population défavorisée.
30
BRION F., TULKENS F., Conflit de culture et délinquance. Interroger l'évidence, Déviance et société, 1998,
Vol. 22, n°3. pp. 235-262, p. 241.
31
BASAURE M., Axel Honneth et le multiculturalisme, Droit et société, 2011, Vol. 2, n° 78, p. 339-353.
16
La délinquance n’est qu’une issue parmi d'autres comme le repli sur soi ou même le
suicide, selon Wirth. Le repli sur soi va accentuer un attachement disproportionné à sa culture
qui peut apparaître comme irrationnel voir fanatique aux yeux d’autrui. En Belgique, en
France ou aux Pays-Bas, on pourrait expliquer le phénomène d’islamisation et d’islamophobie
par la théorie de Wirth.
Wirth avance toute une série de situations où la délinquance peut être l’issue32. J’ai
retenu celles qui pouvaient le plus nous intéresser dans le cadre d’une lutte pour la
reconnaissance :
- lorsque les significations attribuées à un comportement par le groupe auquel l'individu
appartient diffèrent de celles que leur donnent le groupe dominant;
- lorsque l'individu appartient à un groupe structuré autour de la notion de conflit avec le reste
de la société, société dont il se sent exclu;
- lorsque les lois contredisent les normes de conduite traditionnelles;
- lorsque l'individu se sent stigmatisé en tant que membre d'un groupe disqualifié sans
disposer des moyens de rejoindre le groupe qu'il définit comme supérieur.
Pour conclure, étant donné son relativisme culturel Wirth avance que le conflit de
culture est un conflit imaginaire aux conséquences bien réelles.
2.3.2. Conflit de culture et crime : T. Sellin
Seillin, au contraire de Wirth, invoque son appartenance au culturalisme. Selon le
sociologue suédois, l’homme naît et vit dans une culture. « Il y apprend les manières d'agir et
de penser qui ont cours dans son environnement ainsi que les significations qui y sont
données aux coutumes, aux croyances, aux objets et à ses propres relations avec ses
semblables ou avec les institutions sociales »33. Sellin définit le conflit de culture comme « la
lutte entre des valeurs ou des normes de conduite opposées ou en désaccord »34. Il en existe
deux types.
Premièrement, le conflit de culture en tant que conflits de codes culturels s’illustre
comme un conflit entre des normes de conduites différentes. Il apparaît quand les membres
d’un groupe, dont la conduite est régie par un code culturel particulier, émigrent dans un autre
groupe s’organisant autour d’un autre code culturel (conflit de culture primaire).
Deuxièmement, les conflits de culture en tant que sous-produits de la croissance d’une
civilisation « sont le fait de sociétés caractérisées par la multiplicité de groupes sociaux aux
intérêts concurrents ou contradictoires, la définition imprécise des rapports interpersonnels,
l'anonymat, la multiplicité confuse des normes de conduite et l'extension des organismes de
contrôle impersonnels chargés de l'application de règles de plus en plus dépourvues de la
force morale que les règles comportent seulement lorsqu'elles sont le résultat de besoins de la
communauté ressentis de façon émotionnelle »35 (conflit de culture secondaire). Les
immigrants et leurs enfants n’ont pas l’apanage de ce type de conflit. Proche de Wirth, Sellin
avance ici que chaque individu évoluant dans ce type de société doit gérer une pluralité
d’allégeances parfois en ne pouvant pas faire autrement que violer les règles de l’un ou l’autre
groupe. Par ailleurs, le sociologique suédois prétend que les deux types de conflit sont soit des
conflits internes (à l’intérieur d’un même groupe) soit externes (entre codes culturels
différents).
32
BRION F., TULKENS F., Op. Cit., p. 242.
Idem, p. 243
34
Idem, p. 247
35
Idem, p. 248
33
17
La culture qui caractérise la seconde génération d’immigrés « constitue un groupe d'un
niveau très nettement défini d'une culture à niveau socio-économique déterminé par un
emploi irrégulier, mal payé et qui a pour résultat des foyers brisés, des occasions d'éducation
et de loisirs inadéquats et un environnement qui généralement n 'a pas pu se développer.
C'est cette culture qui détermine des taux élevés de criminalité, quelle que soit l'origine »36.
Selon Sellin, la situation socio-économique précaire d’une population peut caractériser, à long
terme, sa propre culture. Ainsi, en Belgique ou France, on associe aisément « jeunes
immigrés » à « pauvreté » et « délinquance ». La délinquance amène naturellement ces
propres causes à se conforter puisque les populations dont sont originaires les délinquants se
voient stigmatisées37. Cette stigmatisation peut aller jusqu’à une violence symbolique telle
que l’identité publique de ces populations est transformée en identité inférieure par rapport à
l’identité de référence dominante. L’humiliation qui en découle porte atteinte à l’intégrité
sociale du groupe, à sa dignité ainsi qu’à l’estime et au respect de soi des individus. La
discrimination à l’embauche découle de ce phénomène et le renforce en même temps.
Selon Honneth, les individus en lutte pour la reconnaissance connaissent une forme de
solidarité importante interne à leur strate sociale. Les quartiers populaires jouissent en effet
d’une effervescence solidaire importante. Il y existe une vitalité politique et un
bouillonnement des pratiques solidaires. Les émeutes sont, dans ce contexte, entretenues et
facilitées grâce aux pratiques de sociabilité construites quotidiennement38. On observe donc
que ces quartiers sont parfois loin d’être à la dérive, mais protestent contre une sousexploitation du potentiel qu’ils recèlent pour la société tout entière. Il existe une volonté et un
besoin viscéral pour l’individu de se sentir utile pour la société et de participer à la
construction de celle-ci. Le déficit de solidarité avec les communautés externes entretient et
solidifie une solidarité dans les communautés en interne.
2.3.3. Famille, Identité et valeurs
Dans la continuation de Wirth et de Sellin, le Docteur polonais Hanna Malewska a
étudié le conflit entre valeurs et identité des jeunes d’origines maghrébines en France. Une
des questions posées était : « Qui suis-je ? ». Si la réponse à cette question est « je suis Arabe
et musulman [identité], je vivrais selon la religion musulmane [valeur] » nous observons une
cohérence entre identité et valeurs. Mais la plupart des jeunes maghrébins ont intégré
certaines valeurs de la société occidentale moderne et éprouvent des difficultés à les articuler
avec les valeurs liées à leur identité initiale. De plus, ils considèrent posséder une double
identité. Ceci peut entrainer un conflit de valeurs avec les familles. Les pratiques religieuses,
l’obéissance aux parents, la virginité jusqu’au mariage, la séparation des sexes, l’asymétrie
des relations de genre, le respect de l’honneur de la famille sont des normes importantes dans
la communauté nord-africaine qui ne sont pas faciles à articuler pour un jeune en contact
permanent avec la culture occidentale.
La construction identitaire en devient laborieuse et le jeune peut avoir l’impression de
n’appartenir à aucune des communautés de valeurs. Pour un même acte, il sera évalué
différemment à l’école ou à la maison ce qui renforce son identité caméléon incohérente et
inaboutie. C’est une des explications à la création de l’identité de rue ou au phénomène de
bandes. Les jeunes se retrouvent dans une nouvelle famille, partagent de nouvelles valeurs et
36
Idem, p. 249
Dans ce contexte un encadrement sécuritaire disproportionné envenime le problème.
38
KOKOREFF M., la force des quartiers. De la délinquance à l’engagement politique, Payot, 2003, Paris, 349
p.
37
18
ont l’impression de participer au bien de cette nouvelle communauté. Les textes des artistes
urbains parlent des codes voir mêmes des lois de la rue comme une culture à part entière.
Cette nouvelle culture est marquée par un matérialisme exacerbé motivé à la fois par la
société de consommation agressive et par le manque de ressource initial. Ce phénomène ne
concerne encore une fois pas uniquement les immigrés, mais c’est un des processus qui peut
les concerner.
En outre, les conséquences d’une rupture avec la famille peuvent donner lieu à un
violent déficit de reconnaissance affective qui peut amener à un manque de confiance en soi
empêchant le jeune de s’autoréaliser en société. Un jeune qui a rompu les liens avec l’autorité
parentale est souvent sans balise, sans cadre et une des portes des sorties peut-être une
certaine forme de délinquance.
« Le sentiment d’unité, de continuité, de ressemblance à soi-même en dépit du temps et
de l’espace dépend de la reconnaissance par les autres des messages envoyés par les autres.
L’adolescent peut être capable ou non d’articuler les différentes valeurs culturelles et de les
intégrer ou non dans son identité »39. Si les messages envoyés par les partenaires
d’interactions ne lui reconnaissent aucune des appartenances, l’adolescent est perdu. C’est le
cas des jeunes d’origines marocaines à Bruxelles à qui, dans la sphère publique nationale, sont
considérés comme des Marocains et au Maroc comme des Belges.
On assiste également à un double déni paradoxal des identités40. Les nationaux
considèrent que les immigrés ont eu la chance de pouvoir jouir des bienfaits de l’État. Par
conséquent, ils doivent pouvoir être dociles et polis. Les agressions verbales et physiques, le
manque de civisme et leur révolte en sont d’autant plus inacceptables. De plus, ceux-ci
veulent se considérer comme nationaux (belge ou français), mais en même temps se
définissent aussi par leurs origines. Ce phénomène est incompréhensible pour certains sujets
nationaux autochtones. L’individu d’origines immigrées revendique son statut national pour
obtenir la reconnaissance juridique afin qu’on le considère comme un sujet de droit moral à
égalité avec les autres citoyens, et ce, au contraire de ce qu’il a l’impression de vivre au
quotidien. D’un autre côté, au niveau de la reconnaissance culturelle, il ne peut nier la
communauté de valeurs dont il est issu. Il a besoin de nuancer son identité multiple et ne veut
en aucun cas nier ses origines immigrées puisque cela fait partir intégrante de son histoire
personnelle. Pourtant, au quotidien, l’individu supporte une dénégation symbolique de son
affirmation identitaire, soit dans l’une, soit dans l’autre composante de son identité. L’État
français en promulguant ses valeurs nationales veut annuler l’identité immigrée alors que la
discrimination quotidienne ne fait que l’exacerber. Selon Andrea Rea41, il existe une tension
entre les valeurs inclusives républicaines et celles exclusives de la nation française. La
République intègre tandis que la Nation exclut. Or une certaine élite intellectuelle française
confond les deux paradigmes allègrement.
Les premières théories qui avaient pour ambition d’expliquer la délinquance des
jeunes immigrés l’ont abordée au travers du prisme du conflit de culture (Wirth 1931 et Sellin
1938). Ces théories se sont élaborées dans un contexte où les nationaux américains
craignaient l’arrivée d’immigrants d’Europe et contestaient leurs droits à accéder au territoire
des États-Unis. Aujourd’hui, l’Union européenne se construit sur une crainte de l’arrivée
massive d’immigrants à la foi musulmane comme on a craint il y a quelques siècles la venue
des Juifs. Beaucoup d’Européens considérant que la culture musulmane est incompatible avec
39
MALEWSKA-PEYRE H., Réflexion sur les valeurs, l’identité et le processus de socialisation, Droits et
Société, n°19, 1991, pp.223-231, p. 229.
40
NOUR S., La reconnaissance: le droit face à l’identité personnelle, Droit et société, 2011, Vol. 2, n° 78, p.
355-368.
41
REA A., Op. Cit., pp. 463-475.
19
la démocratie, nous ne sommes pas loin d’inventer la race extracommunautaire42. C’est donc
tout naturellement que les discours concernant la criminalité des immigrants et de leurs
enfants prolifèrent. Nous pouvons dès lors déceler directement les dangers de la théorie
culturaliste qui incite la société civile à voir avant tout en l’immigrant sa potentialité
importante à enfreindre les règles. Ce qui autorise les renforcements des dispositifs de
contrôle et de répression à l’égard de ces populations malgré tous les dégâts que cela peut
engendrer.
Figure 4 : résumé des facteurs de la délinquance des jeunes d’origine immigré à
l’intérieur de la théorie de la Lutte pour la reconnaissance.
42
À noter que nous pouvons établir des liens intéressants avec les théories sur les sujets boucs émissaires en
période de crise.
20
Conclusion générale
Les origines ethniques, culturelles ou étrangères n’ont aucun lien substantiel avec le
comportement criminel ou délinquant. Ce qui conduit un individu à se comporter autrement
que la conduite prescrite c’est la manière dont la majorité pose son regard sur lui. Notre
manière d’appréhender, de juger ou d’évaluer un groupe social détermine la façon dont il agit.
Dans la première partie de l’analyse, nous avons vu que la population immigrée touchée par
les phénomènes de délinquance est avant tout une couche sociale pauvre, victime d’une
inégalité équitable des chances, marquée par un manque de relais politique et intellectuel,
devant supporter discriminations et racialisation de la société. L’individu est ici avant tout
victime d’un déficit de reconnaissance juridique où son estime sociale n’est pas appréciée à sa
juste valeur. Ces facteurs participent à un processus d’exclusion qui a des conséquences sur le
respect de soi et l’intégrité sociale d’un individu. Ce déficit de reconnaissance peut amener un
jeune à commettre des actes de délinquance soit pour augmenter son capital économique, soit
pour marquer sa révolte et un ressentiment négatif à l’égard du reste de la société. En outre, la
marginalisation empêche les liens affectifs réciproques entre sujets issus de différents types de
population et ainsi ouvre la voie au déni de reconnaissance mutuelle.
Dans la deuxième partie, Wirth nous apprend que la délinquance peut-être une réaction
à la dévalorisation de la culture à laquelle le jeune appartient. Selon Honneth, le manque de
capital économique ne permet en effet pas au groupe culturel (éventuellement minoritaire) de
défendre sa manière de s’autoréaliser avec la même efficacité que la population de la culture
dominante. Le fait qu’on considère une culture comme étant inférieure à d’autres, offense la
communauté lésée ce qui a des implications sur l’estime de soi et la dignité des personnes.
Sellin, quant à lui, nous apprend que la culture des générations d’origine immigrée se marie
avec leur situation précaire caractérisée par un niveau socio-économique extrêmement bas.
C’est ce qui détermine le taux élevé de criminalité, quelle que soit l’origine, selon l’auteur.
Par contre, le fait que les regards extérieurs associent leurs origines à leurs crimes ne fait que
renforcer, après un processus de stigmatisation, les individus dans leurs précarités et donc
dans la criminalité. Pour finir, les conflits de culture ont des conséquences sur la cohésion des
familles. Les déchirements avec l’autorité parentale peuvent amener le jeune à un cruel déficit
de reconnaissance affective. Cette absence est la source du manque de confiance en soi sans
lequel le jeune ne peut s’épanouir en société. En somme, les jeunes délinquants sont
constamment en luttes pour une reconnaissance affective, juridique ou culturelle.
Axel Honneth part du principe qu’il y a une lutte pour la reconnaissance dans tous les
conflits sociaux. Par conséquent, on pourrait considérer qu’il n’a pas été très difficile pour
moi de mettre le doigt sur les déficits de reconnaissance dans les théories sociologiques qui
expliquent la délinquance. C’est pourtant bel et bien la combinaison d’un éventail large de
dénis de reconnaissance qui conduit notamment à la délinquance. Les jeunes d’origine
immigrée sont victimes de facteurs qui touchent tous les individus qu’ils soient nationaux ou
pas. Ils combinent en fait deux caractéristiques qui peuvent être vecteurs de mépris : celle de
posséder peu de capital et celle d’appartenir à une culture minoritaire. Par ailleurs, tous les
facteurs mis en avant pour expliquer la délinquance n’amènent pas forcément au délit.
Ce travail souffre probablement d’une absence de justification normative du sujet. Si
j’ai pu appréhender à travers une conception de la vie éthique la problématique de la
délinquance, je n’ai pas apporté une justification éthique de la délinquance. Dans la
prolongation de ce travail nous pourrions aborder la question suivante : dans quelle mesure la
théorie de la lutte pour la reconnaissance peut-elle justifier éthiquement la délinquance ? Une
des pistes de réflexion à creuser serait, selon moi, de distinguer deux éléments pour évaluer la
21
délinquance éthiquement. Premièrement, le délit est-il public ou caché ? Les actes de
délinquance qui expriment une révolte (émeutes, vandalisme, injures, incitation à la haine…)
peuvent être considérés comme des actes politiques43. Il y a une exposition violente d’un
ressentiment par rapport à un système qui ne permet pas à l’individu de s’autoréaliser. Le délit
caché peut-être motivé par une volonté d’appartenir à une nouvelle communauté de valeurs
(une bande) et/ou par l’ambition d’augmenter son capital. Deuxièmement, le délit fait-il une
victime ? Dans le cas où le crime fait une victime (parfois le délinquant lui-même) la
justification éthique semble être plus laborieuse.
Je n’ai pas la prétention, avec ce travail, de vouloir élaborer une politique publique qui
répondra de manière pertinente à notre problématique. Cependant, Axel Honneth et les divers
auteurs que nous avons esquissés peuvent nous orienter vers certaines voies. Il faut en effet
avant tout répondre aux déficits de reconnaissance qui sont aux sources de la délinquance.
Voici quelques pistes à côté desquelles on ne peut pas passer, selon moi : travailler à une
réelle justice redistributive des capitaux qui puissent établir une égalité équitable des chances
entre chaque individu ; favoriser la mixité sociale dans les écoles ; lutter contre les inégalités
de niveau dans les écoles secondaires ; lutter contre la ségrégation urbaine notamment par une
politique de logement ; encourager la participation politique à tout niveau ; lutter contre la
discrimination à l’embauche ; accentuer la démocratisation de l’enseignement supérieur ;
améliorer et revaloriser les emplois précaires ; amorcer une politique de mise à l’emploi qui
considère les travailleurs comme des individus acteurs de leur propre vie, capable
d’autoréalisation en contact avec d’autres personnes ; envisager un système d’allocation
inconditionnelle couplée éventuellement par des fonctions bénévoles dans un travail social ;
encourager les échanges culturelle à tout niveau… L’objectif global doit être de fournir une
perspective d’avenir aux jeunes, de leur donner une fonction sociale afin qu’ils puissent se
sentir utiles et respectés par autrui dans la société44.
J’ai voulu prouver que ce qui touche les immigrés concerne en fait tous les individus
en tant qu’être humain. Prendre la population immigrée comme accroche m’a permis de
mettre en avant que la stigmatisation et le mépris dont une population peut souffrir n’a pas de
sens éthique. Il faut pouvoir prendre en compte les immigrés, comme n’importe quelle
population fragilisée, en faisant attention d’abord à ce qu’ils leur manquent et non aux dégâts
qu’ils pourraient causer. En effet, comme Robert Castel l’a écrit « les exclues sont des
collections - et non des collectifs – d’individus qui n’ont rien d’autre en commun que de
partager un même manque (…). Si l’on peut parler d’une remontée de l’insécurité
aujourd’hui, c’est dans une large mesure parce qu’il existe des franges de la population
désormais convaincues qu’elles sont laissées sur le bord du chemin, impuissantes à maitriser
leur avenir dans un monde de plus en plus changeant »45.
43
Voir la manière dont est articulée une justification de la désobéissance civile avec la théorie d’Axel Honneth :
BENTOUHAMI H., La désobéissance civile à l’épreuve du principe du fair-play : entre ingratitude et
reconnaissance, Tracée, 2006, n°11, pp. 42-66. Consulté sur http://traces.revues.org/234, le 02-08-2012.
44
Il serait intéressant, pour continuer la démarche, d’opérer des liens entre les prescriptions que nous avons pu
tirer de ce travail et la conception de la justice de Nancy Fraser : FRASER N., Qu'est-ce que la justice sociale ? :
Reconnaissance et redistribution, La Découverte, 2011, Paris, 178 p.
45
CASTEL R., L’insécurité sociale, Qu’est ce qu’être protégé ?, Editions du Seuil et La République des Idées,
Paris, 2003, 95 p., p. 53.
22
Bibliographie
Ouvrages :
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Université, 2001, Bruxelles, 316 p.
CASTEL R., L’insécurité sociale, Qu’est ce qu’être protégé ?, Editions du Seuil et La
République des Idées, Paris, 2003, 95 p.
CUSSON M., Délinquants Pourquoi ?, Armand Colin, 1981, Paris, 276 p.
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Paris, 150 p.
FRASER N., Qu'est-ce que la justice sociale ? : Reconnaissance et redistribution, La
Découverte, 2011, Paris, 178 p.
HONNETH A., La Lutte pour la reconnaissance, Edition du Cerf, 2002, Paris, 232 p.
HONNETH A., La société du mépris, vers une nouvelle théorie critique, La
Découverte, 2006, Paris, 350 p.
KOKOREFF M., la force des quartiers. De la délinquance à l’engagement politique,
Payot, 2003, Paris, 349 p.
Articles scientifiques :
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78, p. 339-353.
BRION F., TULKENS F., Conflit de culture et délinquance. Interroger l'évidence,
Déviance et société, 1998, Vol. 22, n°3. pp. 235-262.
COLOMBO A., LAROUCHE A., Comment sortir de la rue lorsqu’on n’est "bienvenu
nulle part" ?, Nouvelles pratiques sociales, 2007, vol. 20, n° 1, p. 108-127.
DEBUYST Ch., Jugement moral et délinquance. Les diverses théories et leur
opérationalisation. Kohlberg — ses études comparatives, Déviance et société, 1985,
Vol. 9, n°2. pp. 119-132.
HAZARD B., L’éthique des déclassés, L'Homme, 2003, n°167-168, pp. 285-295.
HONNETH A., Le motif de tout conflit est une attente de reconnaissance, Revue
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LAPEYRONNIE D., Assimilation, mobilisation et action collective chez les jeunes de
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MALEWSKA-PEYRE H., Réflexion sur les valeurs, l’identité et le processus de
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23
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Consultation Internet :
BENTOUHAMI H., La désobéissance civile à l’épreuve du principe du fair-play :
entre ingratitude et reconnaissance, Tracée, 2006, n°11, pp. 42-66. Consulté sur
http://traces.revues.org/234, le 02-08-2012.
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