T6 - L`Histoire antique des pays et des hommes de la Méditerranée

HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE
SOUS LA DIRECTION D'ERNEST LAVISSE
TOME SIXIÈME.
LA RÉVOLUTION DE 1848, LE SECOND EMPIRE (1848-1859).
PAR CHARLES SEIGNOBOS.
PARIS — HACHETTE – 1920-1922.
LIVRE PREMIER. — LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE.
CHAPITRE PREMIER. — LA RÉPUBLIQUE
CHAPITRE II. — L'ORGANISATION DU GOUVERNEMENT ET DU
SUFFRAGE.
CHAPITRE III. — LES NOUVEAUX ORGANES DE LA VIE POLITIQUE.
CHAPITRE IV. — LES CONFLITS SUR L'ÉPOQUE DES ÉLECTIONS.
CHAPITRE V. — L'ÉLECTION DE L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
LIVRE II. — L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE
CHAPITRE PREMIER. — LE GOUVERNEMENT DE L'ASSEMBLÉE ET
DE LA COMMISSION EXÉCUTIVE.
CHAPITRE II. — LE GOUVERNEMENT DE CAVAIGNAC (JUIN-
NOVEMBRE).
CHAPITRE III. — LA CONSTITUTION DE 1848 ET LA FIN DE
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
LIVRE III. — L'ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
CHAPITRE PREMIER. — LA RÉACTION.
CHAPITRE II. — LA DISTRIBUTION RÉGIONALE DES PARTIS EN
FRANCE.
CHAPITRE III. — LE CONFLIT ENTRE LE PRÉSIDENT ET
L'ASSEMBLÉE.
LIVRE IV. — LE GOUVERNEMENT PERSONNEL DE NAPOLÉON
ET L'EMPIRE AUTORITAIRE.
CHAPITRE PREMIER. — LE COUP D'ÉTAT.
CHAPITRE II. — L'ORGANISATION DU RÉGIME.
CHAPITRE III. — LA COUR ET LE GOUVERNEMENT.
CHAPITRE IV. — LA LUTTE ENTRE LE GOUVERNEMENT ET SES
ADVERSAIRES.
LIVRE V. — LA POLITIQUE EXTÉRIEURE ET LA POLITIQUE
COLONIALE.
CHAPITRE PREMIER. — LA POLITIQUE EXTÉRIEURE PENDANT LA
CRISE DE 1848.
CHAPITRE II. — LES DÉBUTS DE LOUIS-NAPOLÉON DANS LA
POLITIQUE ÉTRANGÈRE.
CHAPITRE III. — L'ALLIANCE AVEC L'ANGLETERRE CONTRE LA
RUSSIE.
CHAPITRE IV. — LA POLITIQUE COLONIALE.
LIVRE VI. — LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE.
CHAPITRE PREMIER. — LA POPULATION DE LA FRANCE.
CHAPITRE II. — LA POPULATION AGRICOLE.
CHAPITRE III. — LA POPULATION INDUSTRIELLE.
CHAPITRE IV. — LES CLASSES MOYENNES ET LES CLASSES
SUPÉRIEURES.
CHAPITRE V. — LE MOUVEMENT INTELLECTUEL.
LIVRE PREMIER. — LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE.
CHAPITRE PREMIER. — LA RÉPUBLIQUE.
I. — LES CONDITIONS SOCIALES ET POLITIQUES DE LA
RÉVOLUTION.
L
A
Révolution de 1848, si grosse de conséquences imprévues, nous est à peine
intelligible aujourd'hui ; car la génération qui l'a faite, bien que placée à égale
distance entre la Révolution française et notre époque, vivait dans une condition
sociale et politique bien plus proche du XVIIIe siècle que du XXe.
En cet âge antérieur aux chemins de fer et à la télégraphie électrique, temps de
communications lentes et de déplacements rares, les Français, même des classes
aisées, sont encore enfermés dans un cercle étroit d'habitudes et d'idées
traditionnelles qui se renouvellent très lentement. La production économique
reste liée aux procédés antiques : en agriculture. la jachère, les prairies
naturelles, le fumier de ferme ; en industrie, le travail à la main des artisans ou
des ouvriers à domicile ; la grande industrie naissante n'use
qu'exceptionnellement des machines. La division de la société en classes est
accentuée par la différence de costume, de manières et de langage entre le
peuple et la bourgeoisie.
L'instruction est très médiocre dans toutes les classes. Le tiers des hommes, les
trois quarts des femmes n'ont même pas appris à lire. Les paysans et les
ouvriers ne lisent pas, il n'y a pas de journaux populaires, les livres sont encore
un luxe. Les bourgeois et les nobles ont reçu l'instruction classique formelle dont
ils retiennent quelques souvenirs littéraires, mal complétée par les journaux,
pauvres de contenu.
La vie politique, réservée aux classes aisées, qui forment le corps électoral et la
garde nationale, n'a jamais été active ; elle est engourdie depuis 1840 par la
pression gouvernementale. La bourgeoisie elle-même, qui a le monopole du
pouvoir, a peu d'instruction politique ; elle ne sait presque rien ni de l'étranger,
ni du passé de la France, ni de la réalité présente. Tout le reste de la nation est
tenu à l'écart de la vie publique, et même de l'administration locale. Les
bourgeois, le clergé, les ouvriers, les paysans sont mécontents, pour des motifs
différents, mais l'opposition politique se réduit à un mécontentement vague. On
a discuté si la monarchie de juillet a été emportée par un mouvement profond ou
brisée par un accident superficiel ; la Révolution prouve du moins que la machine
politique était en équilibre instable ; l'assaut a été donné par une très petite
minoriqui ne savait même pas précisément ce qu'elle voulait, mais la majorité
est restée inerte, et le personnel monarchique s'est senti si impopulaire qu'il n'a
pas osé résister.
La place abandonnée par la bourgeoisie royaliste a été prise par les hommes de
48, pleins de bonne volonté et dépourvus d'expérience. Leurs idées théoriques
consistaient en doctrines juridiques apprises à l'École de droit ou en formules
humanitaires répandues par les écoles socialistes. La compression qui pesait sur
la presse et les associations ne leur avait laissé faire aucun apprentissage
politique par la discussion. Le romantisme les habituait aux effusions de
sentiments vagues et au lyrisme grandiloquent ; leur naïveté les faisait prompts
à l'enthousiasme et à l'indignation, ignorants des forces réelles et des procédés
d'action de la vie pratique.
La sagesse politique de ce temps se résumait dans la devise Ordre et liberté,
commune aux orléanistes et aux républicains. La France avait souffert tantôt
d'un excès d'autorité, tantôt d'une licence désordonnée ; le remède était un
équilibre entre l'ordre indispensable à la vie sociale et la liberté nécessaire au
progrès. Mais par quels moyens l'établir ? et dans quelle mesure ? Cette
génération, habituée à voir la garde nationale intervenir dans la politique,
n'éprouvait pas de scrupule à faire défendre les droits civiques par les citoyens
en armes, même contre le gouvernement, et ne s'interdisait pas le recours à
l'insurrection. Cependant, sauf le petit groupe blanquiste prêt à imposer par un
coup de force la dictature du prolétariat, les républicains eux-mêmes désiraient
s'en tenir aux procédés légaux et aux manifestations pacifiques.
Tous reprochaient à la monarchie censitaire d'avoir négligé le peuple, et
jugeaient nécessaire d'améliorer le sort des travailleurs. Mais, sur la voie à
suivre, un désaccord profond les divisait en deux camps. Les modérés et les
timorés, préoccupés de préserver l'ordre social contre le danger d'expériences
subversives, voulaient une révolution purement politique ; la république
démocratique fondée sur le suffrage universel suffirait à fournir au peuple
l'instrument pour transformer sa condition. Les démocrates ardents, résolus à
des innovations immédiates, réclamaient la révolution sociale pour calmer les
souffrances et les colères des ouvriers, sans préciser le rôle de l'État dans cette
transformation économique.
Pour la première fois en France les hommes politiques s'intéressaient aux classes
populaires, mais sans les connaitre. La masse ouvrière, paralysée par la
surveillance de la police, n'avait ni organes pour se faire connaître ni
groupements pour se concerter et prendre conscience de ses intérêts et de ses
désirs. Aujourd'hui que le journal, le roman, la littérature sociale ont familiarisé
le public français avec la vie et les sentiments des travailleurs manuels, nous
avons peine à nous représenter combien les bourgeois d'alors comprenaient mal
les paysans qu'ils voyaient à la campagne et au marché, les ouvriers qui
habitaient les étages supérieurs de leurs maisons. Les conservateurs se les
figuraient avides de pillage et de massacre, et croyaient que les partageux
communistes voulaient mettre les terres en commun pour les partager ; ils ne se
rassurèrent même pas après avoir vu les gens du peuple respectueux de la
religion et de l'instruction, toujours prêts à accepter pour chefs les notables
bourgeois. Mais les mocrates qui s'apitoyaient sur les misères des travailleurs,
même ceux qui les avaient visités comme médecins ou défendus comme avocats,
ne connaissaient guère mieux leurs peines, leurs travaux, leurs réclamations. Les
chefs d'écoles socialistes eux-mêmes n'étaient pas en relations personnelles avec
les ouvriers.
Les hommes investis par une révolution imprévue d'un pouvoir illimité se trou
vinent brusquement contraints d'improviser la solution de tous les problèmes
pratiques posés par la transformation mocratique des institutions, sans autre
guide que des doctrines abstraites exprimées dans une langue vague.
L'inexpérience enthousiaste, la candeur des sentiments, la bonne volonté
innocente qui font le charme des hommes de 48 se combinaient avec la
confusion de leurs idées pour rendre leur conduite désordonnée à l'instant le
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