Résumons-nous donc en deux mots : à Descartes remonte,
directement ou indirectement, toute philosophie (ibid.)
L’extension donnée au cartésianisme est maximale : horizontale – tout type de philosophie,
déductif ou intuitif – autant que verticale – toute philosophie jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à la
théorie d’Einstein au moins dont Bergson, en 1922, fait remonter les principes à Descartes3.
L’affirmation par laquelle nous commencions, non seulement ne se réduit pas à une
formule de propagande – qu’elle est néanmoins –, mais n’est même pas la plus radicale qui se
puisse trouver chez Bergson. Impossible, donc, de nier qu’elle exprime une thèse
bergsonienne à prendre en compte, ce qui n’est pas sans difficulté. Comment dire que « toute
la philosophie moderne dérive de Descartes » sans faire du cartésianisme une pensée confuse
ou contradictoire, alors même que l’on pose la coexistence, dans la modernité, d’un courant
philosophique « rationaliste » et d’un autre « sentimental » ?
Non seulement Bergson n’est pas dupe de la difficulté, mais il l’envisage de front,
l’assumant jusqu’à en faire la spécificité de la pensée cartésienne. Cette assomption donne au
cartésianisme une place singulière dans l’approche bergsonienne de l’histoire de la pensée.
Car en saisissant la spécificité du cartésianisme dans son « oscillation »4 – qui n’est ni
confusion ni contradiction – entre rationalisme et philosophie sentimentale, Bergson va au
fond de sa propre pensée, déterminant les rapports entre intelligence et intuition.
« Systématiser est facile »5
La question est donc celle de l’unité attribuée par Bergson à la pensée cartésienne. La
fin de l’article de 1915 sur la philosophie française, fondée par Descartes6, apporte des
développements éclairants. L’accent est mis sur la « simplicité de la forme » (p. 1183) de
cette philosophie, témoin selon Bergson d’une volonté des philosophes de s’adresser non pas
à un cercle d’initiés mais « à l’humanité en général »7. Descartes, parlant « la langue de tout le
3 BERGSON, Henri, Durée et simultanéité (1922), Paris, PUF, 2009, en particulier p. 28-33, « De Descartes à
Einstein ». Les œuvres de Bergson sont citées dans les éditions critiques parues aux PUF entre 2007 et 2011,
sous la direction de Frédéric Worms.
4 BERGSON, Henri, L’évolution créatrice, Paris, PUF, 2007, p. 344 : « L’oscillation est visible dans le
cartésianisme ».
5 BERGSON, Henri, « La philosophie française », Mélanges, ouvr. cité, p. 1187.
6 Ibid, p. 1158 : « à partir de lui seulement, existe une philosophie qu’on puisse dire française ».
7 « Peut-être est-ce une des marques les meilleures de ce fait que le génie français n’a rien d’exclusif, mais
demeure essentiellement humain » (Ibid, p. 1184). Ceci est à mettre en rapport avec ce que Bergson, à la même
époque c’est-à-dire pendant la Première Guerre mondiale, dit de l’état d’âme des soldats français dans « La
guerre et la littérature de demain » (Mélanges, ouvr. cité, p. 1151-1156, édition critique par Ghislain Waterlot
dans Écrits de Bergson, Paris, PUF, 2011, p. 446-451). Comme le montre Ghislain Waterlot (« Situation de
guerre et état d’âme mystique chez Bergson. Ce que peut nous apprendre une “analogie lointaine” », dans La
mystique face aux guerres mondiales, Dominique de Courcelles & Ghislain Waterlot éd., Paris, PUF, 2010, p.