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L'oscillation cartésienne : enjeux de l'interprétation bergsonienne de
la philosophie de Descartes
FENEUIL, Anthony
FENEUIL, Anthony. L'oscillation cartésienne : enjeux de l'interprétation bergsonienne de la
philosophie de Descartes. In: D. Kolesnik-Antoine. Qu'est-ce qu'être cartésien?. Lyon : ENS
éditions, 2013. p. 549-565
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:26509
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L’oscillation cartésienne
Enjeux de l’interprétation bergsonienne de la philosophie de Descartes
« Toute la philosophie moderne dérive de Descartes »1. Enoncée en 1915 dans un texte
à la gloire de la philosophie française, l’affirmation manque de nuances et paraît plus tenir du
slogan que de la réflexion philosophique. Ce que confirme apparemment la suite de l’article,
puisqu’elle semble finalement restreindre la filiation de Descartes à un seul courant
philosophique : le rationalisme. Celui-ci, procédant par déductions intellectuelles, coexisterait
avec un autre courant, « sentimental », privilégiant la connaissance intuitive et dérivant, lui,
de Pascal. Cette restriction de l’hégémonie cartésienne n’est pourtant pas bien grande : si le
rationalisme « prédomine » chez Descartes, le sentimental ne lui est pas étranger et l’on y
rencontre bien des « velléités d’intuition » (ibid., p. 1160). Elle est balayée en 19372, quand
Bergson croit pouvoir opérer le retournement de ses propositions de 1915 : non seulement
Descartes n’est pas uniquement un rationaliste, mais il ne l’est même pas principalement :
Car cette doctrine, citée parfois comme le type même de la
philosophie déductive, est intuitive essentiellement. (p. 1577)
La formule de 1915, déjà brutale, est amplifiée. Ceci dans un contexte politique pourtant très
différent. Il n’est plus question de louer la « philosophie française » mais d’insister sur le
cosmopolitisme cartésien :
1 BERGSON, Henri, avec LE ROY, Édouard, « La philosophie française » (1915, réédition en 1933), Mélanges,
2 BERGSON, Henri, « Message au Congrès Descartes » (1937), Mélanges, ouvr. cit., 1972, p. 1574-1579, édition
critique par Camille Riquier dans Écrits de Bergson, Paris, PUF, 2011, p. 696-701.
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Résumons-nous donc en deux mots : à Descartes remonte,
directement ou indirectement, toute philosophie (ibid.)
L’extension donnée au cartésianisme est maximale : horizontale tout type de philosophie,
déductif ou intuitif autant que verticale toute philosophie jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à la
théorie d’Einstein au moins dont Bergson, en 1922, fait remonter les principes à Descartes3.
L’affirmation par laquelle nous commencions, non seulement ne se réduit pas à une
formule de propagande – qu’elle est néanmoins –, mais n’est même pas la plus radicale qui se
puisse trouver chez Bergson. Impossible, donc, de nier qu’elle exprime une thèse
bergsonienne à prendre en compte, ce qui n’est pas sans difficulté. Comment dire que « toute
la philosophie moderne dérive de Descartes » sans faire du cartésianisme une pensée confuse
ou contradictoire, alors même que l’on pose la coexistence, dans la modernité, d’un courant
philosophique « rationaliste » et d’un autre « sentimental » ?
Non seulement Bergson n’est pas dupe de la difficulté, mais il l’envisage de front,
l’assumant jusqu’à en faire la spécificité de la pensée cartésienne. Cette assomption donne au
cartésianisme une place singulière dans l’approche bergsonienne de l’histoire de la pensée.
Car en saisissant la spécificité du cartésianisme dans son « oscillation »4 – qui n’est ni
confusion ni contradiction entre rationalisme et philosophie sentimentale, Bergson va au
fond de sa propre pensée, déterminant les rapports entre intelligence et intuition.
« Systématiser est facile »5
La question est donc celle de l’unité attribuée par Bergson à la pensée cartésienne. La
fin de l’article de 1915 sur la philosophie française, fondée par Descartes6, apporte des
développements éclairants. L’accent est mis sur la « simplicité de la forme » (p. 1183) de
cette philosophie, témoin selon Bergson d’une volonté des philosophes de s’adresser non pas
à un cercle d’initiés mais « à l’humanité en général »7. Descartes, parlant « la langue de tout le
3 BERGSON, Henri, Durée et simultanéité (1922), Paris, PUF, 2009, en particulier p. 28-33, « De Descartes à
Einstein ». Les œuvres de Bergson sont citées dans les éditions critiques parues aux PUF entre 2007 et 2011,
sous la direction de Frédéric Worms.
4 BERGSON, Henri, L’évolution créatrice, Paris, PUF, 2007, p. 344 : « L’oscillation est visible dans le
cartésianisme ».
5 BERGSON, Henri, « La philosophie française », Mélanges, ouvr. cité, p. 1187.
6 Ibid, p. 1158 : « à partir de lui seulement, existe une philosophie qu’on puisse dire française ».
7 « Peut-être est-ce une des marques les meilleures de ce fait que le génie français n’a rien d’exclusif, mais
demeure essentiellement humain » (Ibid, p. 1184). Ceci est à mettre en rapport avec ce que Bergson, à la même
époque c’est-à-dire pendant la Première Guerre mondiale, dit de l’état d’âme des soldats français dans « La
guerre et la littérature de demain » (Mélanges, ouvr. cité, p. 1151-1156, édition critique par Ghislain Waterlot
dans Écrits de Bergson, Paris, PUF, 2011, p. 446-451). Comme le montre Ghislain Waterlot Situation de
guerre et état d’âme mystique chez Bergson. Ce que peut nous apprendre une “analogie lointaine” », dans La
mystique face aux guerres mondiales, Dominique de Courcelles & Ghislain Waterlot éd., Paris, PUF, 2010, p.
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monde »8, aurait initié cette tendance « généreuse » (ibid.) de la philosophie française, la
clarté étant « d’origine démocratique » (ibid.). Cela n’est d’ailleurs pas seulement une
caractéristique formelle :
Comme elle s’est toujours astreinte à parler le langage de tout le
monde, elle n’a pas é le privilège d’une espèce de caste
philosophique […]. Pratiquée par des hommes qui furent des
psychologues, des biologistes, des physiciens, des mathématiciens,
elle s’est continuellement maintenue en contact avec la science
aussi bien qu’avec la vie.9
Autrement dit, la simplicité de l’écriture des philosophes français rend possible « l’union si
étroite de la philosophie et de la science » (ibid., p. 1185) d’une part, le « penchant pour
l’observation intérieure » (ibid.) d’autre part, qui sont les deux caractéristiques principales de
la philosophie française et de son archétype : la philosophie de Descartes. En effet, « le plus
grand de nos physiciens »10, l’inventeur d’une géométrie nouvelle11, est aussi, pour Bergson,
un grand psychologue12.
En réalité, ces caractéristiques – simplicité de la forme qui soumet la philosophie au
contrôle de tous, union étroite avec la science, goût pour l’observation psychologique –
auxquelles Bergson ajoute comme en passant la « défiance de l’énorme ou du rigide »13, ne
sont que différents points de vue pris sur la « physionomie propre » (ibid., p. 1187) à cette
philosophie, ressaisie par Bergson en ces termes : « elle répugne le plus souvent à prendre la
forme d’un système » (ibid.).
Voilà donc posée une thèse sur l’unité de la philosophie cartésienne : française, et
même fondatrice de la philosophie française, elle n’est pas systématique. Et c’est ce qui
rend possible son oscillation entre rationalisme et intuitionnisme. Reste à distinguer cette
oscillation d’une simple incohérence, et cela suppose de montrer en quoi ce que Bergson
appelle systématicité ne s’identifie pas à la cohérence. Car, de fait, système n’est pas, chez
Bergson, synonyme de pensée cohérente. La cohérence d’une philosophie authentique
131-151), le rapprochement de l’état d’âme des soldats français avec l’état d’âme mystique est indissociable du
rapport à la démocratie.
8 BERGSON, Henri, « L’amitié indestructible » (1919), Mélanges, ouvr. cité, p. 1314.
9 BERGSON, Henri, « La philosophie française », art. cité, p. 1188.
10 BERGSON, Henri, « La spécialité » (1882), Mélanges, ouvr. cité, p. 261.
11 BERGSON, Henri, « La philosophie française », Mélanges, ouvr. cité, p. 1158. Voir aussi BERGSON, Henri,
« Quelques mots sur la philosophie française et sur l’esprit français » (1934), Mélanges, ouvr. cité, p. 1513 :
« Descartes, inventeur de la géométrie moderne en même temps que créateur de la philosophie moderne ».
12 En témoigne le cours qu’il donne au lycée Henri IV en 1894 sur les théories de l’âme (voir ci-dessous).
13 BERGSON, Henri, « La philosophie française », art. cité, p. 1186.
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quoique non systématique n’est pas moindre que celle d’un système, mais sa racine n’est pas
la même.
Essentiellement, systématicité signifie intellectualisme. Intellectualisme, non pas au
sens d’une pensée utilisant l’intelligence, car aucune pensée humaine ne peut l’abandonner
sans abandonner en même temps sa rigueur. Intellectualisme, au sens plus précis d’une
doctrine unifiée exclusivement par l’intelligence, le philosophe s’y laissant « aller à déduire
paresseusement des conséquences selon les règles d’une logique rectiligne »14. L’unité du
système reflète ainsi la linéarité de la logique, à laquelle le réel n’a qu’à se plier, bien que
l’intelligence à l’origine de la logique ne soit qu’une partie du réel, et non le réel une partie de
la logique15. L’intellectualiste est paresseux, parce qu’il cède à la facilité de donner une portée
absolue au mode de pensée le plus naturelle à l’homme, l’intelligence16, au lieu de faire effort
pour réfléchir les cadres de pensée humains eux-mêmes, les replacer dans l’histoire générale
de la vie et donc les dépasser dans une certaine mesure, ce qui est proprement « contre-
nature » et pour cette raison beaucoup plus pénible17.
C’est dans cette perspective que Bergson interprète la fameuse affirmation de
Descartes :
Descartes, ce grand métaphysicien, déclarait avoir consac peu
d’heures à la métaphysique, entendant par là, sans doute, que le
travail de pure déduction s’effectue de lui-même, pour peu qu’on y
ait l’esprit prédisposé.18
Si construire des systèmes est facile, il n’est rien d’étonnant à ce que la philosophie se
soit d’abord manifestée, dans l’antiquité, sous cette forme19. Rien d’étonnant à ce que la
plupart des Anciens n’aient pas songé à relativiser la portée de l’intelligence pour la rendre à
sa fonction initiale, l’action, qui nécessite la manipulation d’une matière brute, et qu’ils aient
14 BERGSON, Henri, La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 2010, p. 121.
15 BERGSON, Henri, « La Philosophie française », art. cité, p. 1187 : « Remarquons qu’une idée est un élément de
notre intelligence, et que notre intelligence elle-même est un élément de la réalité : comment donc une idée qui
n’est qu’une partie d’une partie, embrasserait-elle le Tout ? » C’est pourtant la prétention de toute philosophie
systématique, dans la mesure elle déduit la totalité du réel d’une idée principielle. L’argument est une reprise
de celui que développe l’Introduction de L’Évolution créatrice.
16 Y compris pour la critiquer. Pour Bergson, l’erreur de Kant n’est pas d’avoir relativisé le pouvoir de
l’intelligence, mais d’avoir accepté sans examen l’idée selon laquelle l’intelligence est le seul moyen de
connaître. Il aurait fallu aller plus loin encore dans la critique de l’intelligence, jusqu’à contester l’exclusivité
qu’elle revendique pour la connaissance. Voir BERGSON, Henri, La Pensée et le Mouvant, Op. cit., p. 213.
17 « La philosophie devrait être un effort pour dépasser la condition humaine » (BERGSON, Henri, La pensée et le
mouvant, ouvr. cité, p. 218).
18 BERGSON, Henri, « La philosophie française », art. cité, p. 1187.
19 « […] toute tentative, pour bâtir un système complet, s’inspire par que le côté de l’aristotélisme, du platonisme
ou du néo-platonisme » (ibid, p. 1161).
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