L'Allemagne...
et alors ?
L’Allemagne préfère avoir des
travailleurs pauvres, la France
des chômeurs de longue du-
rée. De ce choix découle toute
une politique sociale et indus-
trielle.
Le modèle social allemand n’est
pas très différent du modèle
français. On sait qu’une asymé-
trie très forte entre la France et
l’Allemagne vient de la structure
productive des deux économies :
l’Allemagne est restée un pays
industriel puissant, avec des gains
de parts de marché et des excé-
dents extérieurs structurels ; la
France est très désindustriali-
sée : l’industrie représente 12 %
de l’économie française, 21 % de
l’économie allemande.
Mais nous nous intéressons ici
surtout aux choix sociaux des
deux pays. En France, on consi-
dère souvent que le modèle social
allemand est devenu très différent
du modèle social français, avec
la flexibilité accrue du marché
du travail ; la modération sala-
riale ; les efforts faits pour faire
disparaître les déficits publics,
qui passent aussi par une réduc-
tion des dépenses de transferts
publics. Les lois Hartz, de 2003 à
2005, ont surtout constitué en la
mise en place de conditions très
dures forçant les chômeurs à re-
tourner à l’emploi, y compris dans
les emplois peu qualiés, à temps
partiel, mal payés. Parallèlement,
les salaires réels, de 2000 à 2006,
ont baissé de 5 % en Allemagne,
pendant qu’ils augmentaient de
12 % en France, et les prestations
sociales sont passées de 19 à
16 % du PIB en Allemagne (18 %
en France).
L’Allemagne a choisi la mon-
tée en gamme, l’effort d’inno-
vation...
De ce fait, on considère souvent
en France qu’il ne faut surtout
pas copier le modèle allemand,
qui aurait consisté à fragiliser la
population pour améliorer la com-
pétitivité de l’industrie. Cette vue
est en réalité très fausse, et les
différences entre les choix sociaux
de l’Allemagne et de la France
sont concentrées sur un point :
le choix entre travailleurs pauvres
et chômeurs. Il y a peu de diffé-
rences en réalité entre les choix
de l’Allemagne et de la France.
Les salaires industriels sont éle-
vés en Allemagne, et ce n’est pas
la baisse des salaires qui explique
la compétitivité de l’industrie : ce
premier point est mal connu.
Les salaires, y compris charges
sociales, sont à peu près aussi
élevés dans l’industrie en Alle-
magne qu’en France (34 euros de
l’heure contre 35), les coûts sala-
riaux unitaires n’ont pas progres-
sé énormément plus dans l’indus-
trie en France qu’en Allemagne.
La compétitivité, la performance,
de l’industrie allemande ne vient
donc pas essentiellement de la
baisse des salaires dans l’in-
dustrie, mais de la montée en
gamme, de l’effort d’innovation.
La générosité de la protection so-
ciale est voisine en Allemagne et
en France, ce qui est mal connu
aussi. Quand on regarde les dé-
penses publiques de santé, de
retraite, d’éducation, on voit un
niveau identique pour la santé,
un niveau plus élevé en France
pour la retraite et l’éducation, ce
qui vient de l’organisation insti-
tutionnelle (retraites d’entreprise
en Allemagne). En réalité, l’Alle-
magne est un pays où la protec-
tion sociale est généreuse, nan-
cée par une pression scale assez
forte, même si elle est plus faible
qu’en France (44 % du PIB contre
52 %).
La différence de choix sociaux
entre l’Allemagne et la France
est en réalité concentrée sur un
point : vaut-il mieux avoir des
travailleurs pauvres ou des chô-
meurs ? L’Allemagne a fait le choix
des travailleurs pauvres, d’où les
fortes pressions qui s’exercent
pour favoriser le retour à l’emploi
en Allemagne, y compris dans des
emplois peu qualifiés à salaire
faible. Cela explique l’écartement
entre les salaires de l’industrie
et les salaires des services en
Allemagne (35 % en 2000, 52 %
aujourd’hui) ; la hausse des iné-
galités de revenus en Allemagne
et pas en France ; la très forte
hausse de la partie de la popula-
tion au-dessous du seuil de pau-
vreté en Allemagne, plus forte
qu’en France (16 % contre 14 %
en 2011, alors qu’en 2000 il n’y
avait que 10 % de la population
au-dessous du seuil de pauvreté
en Allemagne et 14 % en France).
... et a renoncé à établir un
salaire minimum
Il y a en Allemagne un énorme
écart entre les salaires de l’indus-
trie et ceux de la distribution, des
transports, du tourisme (177 à
100, contre 132 à 100 en France),
ce qui reète aussi la dualité du
marché du travail. L’Allemagne a
donc bien fabriqué une économie
avec des salaires faibles en dehors
de l’industrie et des inégalités
fortes.
L’absence de salaire minimum
en Allemagne, alors qu’il y a un
salaire minimum élevé en France,
contribue aussi à cette différence
de fonctionnement du marché du
travail. Enn, corrélativement, le
taux de chômage structurel est
plus faible en Allemagne qu’en
France (5,5 % contre 8 % envi-
ron), la baisse de la proportion
de chômeurs de longue durée a
baissé en Allemagne et augmenté
en France.
On voit donc bien le choix diffé-
rent de l’Allemagne par rapport
à la France : privilégier le retour
à l’emploi y compris avec des
salaires faibles pour éviter le chô-
mage. Cela conduit à un chômage
structurel plus faible, à un taux de
chômage beaucoup plus faible en
Allemagne pour les jeunes, sur-
tout peu qualiés : 12 % en Alle-
magne pour les 20-24 ans contre
25 % en France.
La vision française du modèle
social allemand est souvent
fausse. On considère souvent en
France que l’Allemagne a fait le
choix d’un modèle social beau-
coup moins généreux (baisse des
salaires, réduction de la géné-
rosité de la protection sociale),
pour améliorer la compétitivité
de son industrie, et que ce choix
n’est pas envisageable en France.
Mais en réalité l’Allemagne n’a pas
réduit les salaires industriels (la
compétitivité de l’industrie alle-
mande ne vient pas de la baisse
des salaires de l’industrie) et a un
modèle social généreux (santé,
retraite, éducation). La différence
essentielle dans le modèle social
entre l’Allemagne et la France est
la préférence pour les travailleurs
pauvres par rapport au chômage
en Allemagne, le choix opposé en
France.
Il n’y a pas de supériorité d’un des
choix par rapport à l’autre, il s’agit
juste d’un choix.
Patrick ARTUS - Le Point. - 25/03/2013
Ce qui
différencie
vraiment
l’Allemagne de la France
Source : Eurostat - 2011
Taux de pauvreté monétaire
(proportion de personnes vivant sous le seuil
de pauvreté qui est de 60% du revenu médian)
Source : Capital - 01/2013
Pourcentage de travailleurs pauvres
(salariés touchant moins de deux tiers de la
moyenne nationale)
Source : Eurostat
Alternatives Economiques - 13/01/2012
Temps de travail hebdomadaire effectif
de l’ensemble des salariés en heures en
2010 (Temps plein + Temps partiel)
Source : Eurostat - 2013
Taux de chômage de la population active
Source : Banque mondiale - Chiffres 2010
Emplois à temps partiel
(par rapport au total des emplois)