Document 5 : Vico, lecteur critique de Descartes.
§ II. — De la vérité première selon les Méditations de René Descartes.
Les dogmatiques de notre temps révoquent en doute, avant d’entrer dans la
métaphysique, toutes les vérités, non seulement celles qui sont relatives à la vie
pratique, comme les vérités de la morale et de la mécanique, mais aussi les vérités
physiques et même mathématiques. Ils enseignent que la seule métaphysique est celle
qui nous donne une vérité indubitable, et que c’est de là que dérivent, comme de leur
source, les vérités secondes par lesquelles se forment les autres sciences. Nulle de ces
vérités qui appartiennent aux autres sciences ne peut se démontrer soi-même, et dans
ces vérités secondes, autre chose est l’âme, autre chose le corps ; elles ne savent rien
avec certitude des sujets dont elles traitent. Ils estiment donc que la métaphysique donne
aux autres sciences le fonds qui leur est propre. Aussi le grand méditateur [1] de cette
philosophie veut que celui qui prétend être initié à ses mystères, se purifie avant
d’approcher, non seulement des croyances apprises, ou, comme on dit, des préjugés
que, depuis l’enfance, il a conçus par les sens, mais encore de toutes les vérités que les
autres sciences lui ont enseignées ; et puisqu’il n’est pas en notre pouvoir d’oublier, il faut
que son esprit soit, sinon comme une table rase, au moins comme un livre fermé qu’il
ouvrira à un jour plus sûr. Ainsi la limite qui sépare les dogmatiques des sceptiques, ce
sera la vérité première que doit nous découvrir la métaphysique de Descartes. Et voici
comment ce grand philosophe nous l’enseigne. L’homme peut révoquer en doute s’il
sent, s’il vit, s’il est étendu, et enfin s’il est : pour le prouver, il a recours à l’hypothèse
d’un génie trompeur qui pourrait nous décevoir, de même que dans les Académiques de
Cicéron un stoïcien, pour prouver la même chose, a recours à une machine et suppose
un songe envoyé par les dieux. Mais il est absolument impossible que personne n’ait
conscience qu’il pense, et que de cette conscience il ne tire pas la certitude qu’il est.
C’est pourquoi Descartes nous fait voir la vérité première dans ceci : Je pense, donc je
suis. Remarquons que le Sosie de Plaute est ainsi amené par Mercure, qui avait pris sa
forme, comme le génie trompeur de Descartes, ou le songe du stoïcien, à douter de sa
propre existence, et ses méditations le conduisent également à acquiescer à cette vérité
première : «Certes, quand je l’envisage et que je reconnais ma figure, c’est comme il
m’est arrivé souvent de regarder dans un miroir, il est bien semblable à moi ; même
chapeau, même habit, tout pareil à moi ; jambe, pied, taille, cheveux, yeux, nez, dents,
lèvres, mâchoires, menton, barbe, cou, tout en un mot ; si le dos est couvert de
cicatrices, c’est la plus ressemblante des ressemblances ; mais pourtant quand je pense,
je suis bien certainement comme j’ai toujours été.»
Mais le sceptique ne doute pas qu’il pense, il avoue même si bien la certitude de ce qui
lui apparaît qu’il la défend par des chicanes ou des plaisanteries ; il ne doute pas qu’il
soit, et c’est dans l’intérêt de son bien-être qu’il suspend son assentiment, de crainte
d’ajouter aux maux de la réalité les maux de l’opinion. Mais s’il est certain de penser, il
soutient que ce n’est que conscience et non pas science, rien autre chose qu’une
connaissance vulgaire qui appartient au plus ignorant, à un Sosie, et non pas ce vrai rare
et exquis dont la découverte exige tant de méditations d’un si grand philosophe. Savoir,
c’est connaître la manière, la forme selon laquelle une chose se fait ; or la conscience a
pour objet ce dont nous ne pouvons démontrer la forme, si bien que dans la pratique de
la vie, quand il s’agit de choses dont nous ne pouvons donner aucun signe, aucune
preuve, nous donnons le témoignage de la conscience. Mais quoique le sceptique ait
conscience qu’il pense, il ignore cependant les causes de la pensée, ou de quelle
manière la pensée se fait ; et il professerait aujourd’hui cette ignorance plus hautement
encore, puisque dans notre religion on professe la séparation de l’âme humaine de toute
corporéité. De là, ces ronces et ces épines où s’embarrassent et dont se blessent
mutuellement les plus subtils métaphysiciens de notre temps, quand ils cherchent à
découvrir comment l’esprit humain agit sur le corps et le corps sur l’esprit, attendu qu’il ne
peut y avoir contact qu’entre des corps. Ces difficultés les forcent de recourir (toujours ex
machina) à une loi occulte de Dieu par laquelle les nerfs excitent la pensée lorsqu’ils sont
mis en mouvement par les objets externes, et la pensée tend les nerfs lorsqu’il lui plaît
d’agir. Ils imaginent donc l’âme humaine comme une araignée, immobile au centre de sa
toile ; dès que le moindre fil s’ébranle, l’araignée le ressent ; dès que l’araignée, sans que
la toile remue, pressent la tempête qui approche, elle met en mouvement tous les fils de
la toile. Cette loi occulte, ils l’imaginent parce qu’ils ignorent la manière dont la pensée se
fait : d’où le sceptique se confirmera dans sa croyance qu’il n’y a point de science de la
pensée. Le dogmatique répliquera que le sceptique acquiert par la conscience de sa
pensée la science de l’être, puisque de la conscience de la pensée naît la certitude
inébranlable de l’existence. Et nul ne peut être certain qu’il est, s’il ne fait son être d’une
chose dont il ne puisse douter. C’est pourquoi le sceptique n’est pas certain qu’il est,
parce qu’il ne tire pas cela d’une chose absolument indubitable. Le sceptique répondra
en niant que la conscience de la pensée puisse donner la science de l’être. Car il soutient
Association ALDÉRAN © - Conférence 4312 200-01 : “Giambattista Vico et la Science Nouvelle” - 2/12/2013 - page 5