Jean-Marc FERRY - Quelle société du savoir pour l'Union européenne ?
Wilhelm von Humboldt fût aussi kantien qu'on a pu le dire, mais il est clair que son libéralisme culturel est
d'inspiration kantienne. Je pense en particulier au Kant du Conflit des Facultés, pour qui « La Faculté de Philosophie
devra [...], parce qu'elle doit garantir la vérité des enseignements [...], être en tant que telle considérée comme libre
et soumise uniquement à la législation de la raison, non à celle du gouvernement ». Kant rappelait aussi que « Cesar
ne commande pas aux grammairiens », une sensibilité qui n'échoit guère à l'Etat français. Dans notre espace
européen d'aujourd'hui, il ne s'agit certes pas d'affirmer la liberté de l'Université face au pouvoir politique, comme on
pouvait le risquer dans la Prusse de « Frédéric l'Unique ». Mais les mots prononcés par Kant conservent leur valeur,
moyennant une actualisation qui tient compte du contexte.
La Philosophie était encore assignée à une fonction ancillaire à l'égard de la Théologie, ce qui donna à Kant
l'occasion d'ironiser sur un trait médiéval, outre qu'elle était traitée comme une subalterne des Facultés «
professionnalisées » : Théologie, Droit et Médecine. Même s'il est vrai que la question de la liberté du savoir se joue
aujourd'hui différemment et par rapport à des instances ou pouvoirs qui ne se réduisent plus à un gouvernement
étatique, il reste qu'en suggérant que la Faculté de Philosophie doit être « libre et soumise uniquement à la
législation de la raison », Kant renvoie à un concept de la science, un concept normatif dont l'intention mérite d'être
maintenue. Cette intention est condensée dans le mot Weltbegriff (der Wissenschaft), opposé au Schulbegriff —
comprenons : un concept « cosmique » ou « mondain », du savoir, que Kant opposait au concept « scolastique » ou
« scolaire ». Plus tard, Kant alla jusqu'à parler d'un concept « cosmopolitique » : weltbürgerlicher Begriff (der
Wissenschaft, toujours !), et non plus simplement Weltbegriff. Cela indique que la science est au service de
l'humanité par delà les frontières d'intérêts nationaux ou autres ; qu'elle doit servir les fins ultimes de développement
et d'épanouissement humain par la liberté de la culture. C'est pourquoi la science n'a pas à obéir à d'autre loi que
celle de la raison entendue comme la puissance de prescrire à l'humanité ses fins morales.
C'est notamment chez Schelling que l'on peut lire une critique anti-utilitariste des plus énergiques, en ce qui
concerne la conception du savoir organisé dans l'Université, tandis que, de son côté, Hegel qui, à la différence de
Humboldt et surtout de Fichte, considère que l'Université n'est pas au-dessus de tout pouvoir « temporel », en
particulier, de l'Etat, maintenait cependant qu'elle est et doit être regardée comme l'institution « anhistorique » par
excellence. C'est son expression : l'Université est, parmi toutes les institutions, celle qui appelle à la conservation,
mérite d'être soustraite à la frénésie réformatrice... Hegel n'épousait pas là une posture réactionnaire. Sa thèse est
étayée de bonnes et solides raisons.
Approfondissons l'histoire de l'apport de l'idéalisme allemand à la philosophie des universités . Friedrich Schiller,
l'ami de Wilhelm von Humboldt, séparait fermement entre le Brotstudium et les études philosophiques. Pour
Schelling (Leçons sur la méthode des études académiques ; Vorlesungen über die Methode des akademischen
Studiums) les étudiants devraient commencer par les études philosophiques avant d'entreprendre des études
spécialisées, professionnelles. Pour lui, un peu comme chez Fichte pour qui l'Université est le lieu où se manifeste le
divin, voire, « Dieu lui-même », seule la philosophie disposerait, pour ainsi dire, d'un droit-créance de liberté
inconditionnée à l'égard de l'Etat (Nur die Philosophie ist der Staat unbedingte Freiheit schuldig ; « il n'y a qu'à la
philosophie que l'Etat est redevable d'une liberté inconditionnée). Schelling attendait de l'enseignement universitaire
qu'il forme les étudiants à la recherche, en mettant l'accent sur la nécessité de ne pas s'en tenir à un enseignement
des conclusions, mais d'exposer plutôt aux étudiants le chemin, la méthode qui permet de faire surgir la science «
comme pour la première fois, sous les yeux de l'apprenti ». Là encore, on entend la réclamation de Fichte pour qui
l'acquisition mécanique des connaissance doit faire place à un apprentissage réflexif des règles de cette activité.
Selon la propre expression de Schelling, l'étudiant ne devrait apprendre que pour se « créer soi-même ».
Cela fait écho au thème humboldtien de la Selbstbildung. Quant à Schleiermacher, le philosophe philologue et le
plus grand théologien protestant de son temps, il estimait, à l'instar de Fichte, que professeurs et étudiants doivent
se considérer comme maîtres et apprentis dans l'art de la connaissance, tandis que le « corps » académique qui
résulte de cette coopération est essentiellement formé par le dialogue ; et, là encore, la philosophie tient une place
centrale. Elle est à la fois Mittelpunkt et Herrin de toutes les sciences.
Dans leur ensemble, ces représentants de l'idéalisme allemand considéraient comme essentielle l'unité de la
recherche et de l'enseignement, et cette unité devait être gagée sur le fonctionnement de séminaires. A l'époque
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