MEDICAMENT ET ALEA THERAPEUTIQUE Bernard BEGAUD(1), Marie BAUMEVIEILLE (2) (1) Département de Pharmacologie Service de Pharmacologie Clinique Université Victor Segalen, Bordeaux 2 CHU de Bordeaux (2) Service de Droit et Economie Pharmaceutiques UFR de Pharmacie Université Victor Segalen, Bordeaux 2 Introduction Malgré l'énorme littérature, en particulier juridique, consacrée à l'alea thérapeutique, il ne semble pas exister de définition universellement admise de cette notion. Or, en un tel domaine, l'absence de définition opérationnelle et, si possible, reproductible est de nature à autoriser toutes les déviations et exagérations nuisibles. En pareil cas, la référence doit être recherchée dans l'étymologie du mot, si ce n'est du concept. Alea, mot latin signifiant dé et par là jeu de hasard, désigne par essence quelque chose d'imprévisible, donc a priori inévitable car échappant aux possibilités de l'intervention humaine. C'est ce qu'illustre parfaitement le sens aujourd'hui consacré du mot aléatoire. L'alea thérapeutique désigne donc à l'origine, même si des interprétations diverses ont apporté un éclairage différent, les conséquences néfastes de risques imprévisibles associés aux démarches et actes thérapeutiques. Reste à s'entendre sur le sens du mot imprévisible, certains l'assimilant à non connu jusqu'alors, d'autres, selon une logique quelque peu circulaire, à aléatoire 1 (phénomène dont la survenue ne résulte pas systématiquement d'une intervention humaine mais qui obéit aux lois du hasard ; ceci ne préjugeant pas que le phénomè-ne soit auparavant connu ou non). Le débat peut paraître spécieux mais il est d'importance : en matière du médicament, la première définition assimile l'alea thérapeutique aux effets indésirables dits inattendus (voir plus loin), la seconde aboutit à une définition beaucoup plus large englobant l'ensemble des conséquences délétères de l'usage des médicaments en dehors d'une faute avérée (au niveau du développement, de la fabrication, de l'exploitation, de la prescription ou de l'usage). La "pari thérapeutique" Les éventuels "dommages" causés par un médicament (par esprit de simplification, nous conserverons le terme causé sans développer ici le problème fondamental que constitue l'analyse de causalité ou imputabilité) peuvent survenir dans deux circonstances a priori mutuellement exclusives : - dans le cadre d'une faute ou d'un mésusage, - dans les conditions "normales" d'emploi. Cette distinction est commode du point de vue pédagogique et, malheureusement, juridique mais est quelque peu simplificatrice : un effet indésirable peut parfaitement survenir dans le cadre d'une "anomalie" de prescription ou d'usage sans qu'il y ait un lien causal quelconque entre les deux phénomènes ; d'où l'analyse en deux étapes souvent imposée par les juges d'instruction aux experts qu'ils sollicitent : - la prescription recommandations et/ou l'usage a-t-elle/ont-ils été conforme(s) aux ou aux données actuelles de la science ? - si non, existe-t-il un lien, et de quel ordre, entre la déviation et le dommage constaté ? 2 Plus subtile encore est, comme nous le verrons plus loin, la définition de la normalité dans une relation thérapeutique basée à la fois sur la prise en compte d'une situation donnée unique et de certitudes souvent fragiles et en perpétuelle évolution. Dommages survenant dans le cadre d'une faute ou d'un mésusage : La faute, la responsabilité peut ici se situer au niveau : - du laboratoire fabricant ou exploitant, - du médecin prescripteur, - du pharmacien d'officine dispensateur, - de l'utilisateur du médicament ou de son entourage. Nous ne détaillerons ici que les deux premières : • Laboratoire fabricant ou exploitant : Même si, avec une constance qui étonne, la quasi-totalité des experts et références traitant de cette question citent des exemples tels que le STALINON°, la poudre BAUMOL° ou le talc MORANGE°, force est de constater que l'erreur de fabrication est tellement exceptionnelle dans le domaine du médicament qu'elle ne mérite pas d'être discutée ici. Plus complexe est l'appréciation d'une faute au niveau du développement aboutissant à mettre à disposition du corps médical et des patients un produit "anormalement" inefficace ou dangereux. L'ambiguïté est ici extrême et l'interprétation notablement difficile même si dans le texte de la loi n° 98-389 du 19 Mai 1998 ("de la responsabilité du fait des produits défectueux" - Journal Officiel du 21 Mai 1998), on peut lire à l'article 1386-11 : "Le producteur est responsable de plein droit à moins qu'il ne prouve : ... 3 Que, compte-tenu des circonstances, il y a lieu d'estimer que le défaut ayant causé le dommage n'existait pas au moment où le produit a été mis en circulation par lui ou que ce défaut est né postérieurement ; ... Que l'état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n'a pas permis de déceler l'existence du défaut". Tous les professionnels du médicament auront compris la stimulante infinité d'interprétations juridiques que ce texte peut susciter : hormis la déviation flagrante dans la mise en oeuvre des bonnes pratiques de fabrication, des bonnes pratiques de laboratoire ou des bonnes pratiques cliniques, qu'est-ce-qu'un défaut qui n'existe pas au moment où le produit a été mis en circulation ? Même si de grands (?) progrès ont été réalisés dans l'harmonisation des "procédures", peut-on considérer a posteriori que le produit était "défectueux" parce que quelques cas d'élévation des transaminases chez les patients traités lors des études cliniques étaient censés prédire les cas d'hépatite fulminante qui ont été observés après mise sur le marché ? Combien de produits (actifs) peuvent se targuer d'être blancs de ce point de vue en cas de monitorage intensif ? probablement moins de 5 %. Quelle est la valeur prédictive ou positive d'une telle élévation, modérée, des enzymes hépatiques ? On imagine aisément les rapports contradictoires, et étroitement corrélés à la partie qu'ils défendent, des experts intervenant sur le problème. Il est raisonnable de penser qu'à moins d'une faute avérée (dissimulation ou maquillage de données, non prise en compte d'une anomalie biologique ou clinique à la signification et valeur prédictive indiscutable), plus de 90 % des effets indési-rables observés après mise sur le marché entrent dans le cadre de l'imprévisible, donc de l'alea thérapeutique. 4 • Le médecin prescripteur Les projets de loi sur l'alea thérapeutique ont été généralement bien accueillis par le corps des médecins prescripteurs qui y ont vu une possible solution juridique et indemnisatrice aux plaintes de certains de leurs patients victimes de dommages estimés en rapport avec un médicament par eux prescrit. Le "fond de solidarité", l'"Etat Providence" accordant avec une générosité sans discernement "réparation" reste cependant une utopie. Plus intéressante reste la question "quand y-a-t-il faute avérée ?". Ainsi que le montrent, dans une autre partie de cet ouvrage, les statistiques du Sou Médical, on peut répondre : "dans une minorité des cas", du moins au vu des jugements rendus. La pensée unique s'est, jusqu'ici, satisfaite de la réponse "il y a faute avérée quand le comportement du médecin s'est écarté des recommandations officielles et de l'état actuel des connaissances scientifiques " (à condition, bien entendu, que l'on puisse démontrer qu'il y ait un rapport de causalité entre ce comportement "anormal" et le dommage subi). Tout le monde sera d'accord pour reconnaître qu'un effet indésirable connu et clairement mentionné dans le Résumé des Caractéristiques du Produit (R.C.P.), survenant dans le cadre d'une prescription elle-même clairement hors-indication quand des alternatives mieux tolérées et plus efficaces existent, n'est pas une situation confortable pour l'auteur de la prescription. Il en est de même pour un dommage causé par une prescription abusivement surdosée ou prolongée. Ces cas, les statistiques (sur plus de 100 000 observations) du réseau des Centres Régionaux de Pharmacovigilance Français le prouvent, restent une petite minorité. En revanche, parlera-t-on de légèreté, de "faute" devant un dommage causé par un effet indésirable connu, clairement mentionné dans le R.C.P. ? D'un point de vue plus pharmacologique que juridique, la réponse serait OUI si le médecin ainsi prévenu ("nul n'est censé ignorer le R.C.P.") n'avait 5 pas mis en oeuvre les mesures prévues ou universellement admises de nature à diminuer la probabilité de survenue de cet effet ou permettant d'interrompre le traitement dès les premiers symptômes, avant la constitution du dommage. Malheureusement (ou heureusement), pour la majorité des effets indésirables dits "attendus" (clairement mentionnés dans le R.C.P.), les choses ne sont pas aussi simples. Prenons l'exemple classique des anti-inflammatoires non stéroïdiens et de l'hémorragie digestive. Il s'agit du parangon de l'effet attendu, relativement fréquent (5 cas pour 1 000 traitements) ; dans un tel cas compliquant une prescription médicalement justifiée, que peut-on reprocher au médecin ? - de ne pas avoir laissé par pusillanimité (ou au nom du principe de précaution) le patient souffrir en ne lui prescrivant pas cet anti-inflammatoire ? - de ne pas avoir associé un cytoprotecteur, alors que les recommandations (minimisation des coûts de traitements) réservent cette association aux seuls sujets à risque ? - de ne pas lui avoir lu à haute et inquiétante voix la page où figurent pêle-mêle tous les effets indésirables possibles et parfois ésotériques de la spécialité ? En clair, la survenue de la majorité des effets indésirables attendus reste imprévisible, aléatoire en ce sens que rien ne permet de savoir par avance si tel patient aura la malchance de devenir un cas. Par essence, toute prescription d'un médicament repose sur un pari : celui que, chez un malade donné (qui reste une entité complexe et unique), le traitement aura l'efficacité souhaitée et qu'aucun effet dommageable ne viendra le compliquer. A ce titre, plus de 80 % des dommages constatés entrent dans le cadre sans fond de l'alea thérapeutique puisque l'on y retrouvera : - les conséquences fâcheuses d'une inefficacité imprévisible d'un médicament correctement prescrit, 6 - celle des effets indésirables dits attendus (avec les réserves exprimées ci-dessus), - et bien entendu, celles des effets indésirables dits inattendus et non connus jusqu'alors, par essence imprévisibles. Attention au dérapage ! Deux études de prévalence, menées par le réseau des Centres Régionaux de Pharmacovigilance français sur un échantillon réellement représentatif de l'ensemble des hôpitaux publics français, laissent, pour la première fois, entrevoir l'importance de la iatrogénie médicamenteuse dans notre pays : - l'étude de 1997 s'est intéressée à la prévalence des effets indésirables dans les hôpitaux publics français : 10,3 % des patients hospitalisés un jour donné présentent un effet indésirable médicamenteux. Ceci signifie que 1,3 millions de patients hospitalisés dans les hôpitaux publics en France présentent au cours d'une année un effet indésirable attribuable à un traitement médicamenteux, - l'étude de 1998 a permis d'estimer que les effets indésirables médicamenteux étaient la cause de 130 000 hospitalisations (1 146 000 journées d'hospitalisation) dans les établissements publics français, - une étude menée en Aquitaine sur un échantillon représentatif de médecins géné- ralistes libéraux a permis de quantifier la fréquence des effets indésirables médi- camenteux graves à 10,2 pour 1 000 médecins-jours, soit 123 000 effets graves sur une année d'exercice pour l'ensemble des médecins généralistes français (par effet indésirable grave, on entend, ainsi que le veulent les définitions interna- 7 tionales, un effet à l'origine d'un décès, d'une menace vitale immédiate, d'une hospitalisation, de séquelles ou d'une incapacité temporaire), - enfin, une étude menée en 1995 également en Aquitaine pour le compte de l'Union Européenne (projet BIOMED) a montré qu'un médecin généraliste observait en moyenne chaque jour, dans sa clientèle, 1,9 effets indésirables médicamenteux (la grande majorité de ces effets étant, évidemment, et heureuse- ment, connus et tout à fait bénins). Sachant qu'après analyse dans la très grande majorité de ces effets, il est difficile de retrouver une notion de "faute", on imagine l'ampleur quantitative que prend l'alea thérapeutique dans sa définition la plus large. Une estimation grossière permet de chiffrer à plus de 5 milliards de francs le coût de cette iatrogénie, en considérant uniquement celui des journées d'hospitalisation. Il est difficile de chiffrer celui des "dommages" pour les victimes, mais on entrevoit sans peine l'énormité de la somme, probablement équivalente (en se référant à la situation américaine) au chiffre avancé pour le fond de solidarité vis-à-vis de l'alea thérapeutique. Conclusion Devant la possibilité d'une évolution incontrôlée, "à l'américaine", du concept de l'alea thérapeutique, il est primordial et relativement urgent de proposer une définition opérationnelle et, si possible, consensuelle de ce que recouvre cette notion en matière de médicament. S'il est du devoir de la solidarité nationale de trouver une solution d'indemnisation aux dommages quand une autre voie s'avère sans issue (accidents graves 8 réellement imprévisibles et, en particulier, sériels) il est prioritaire d'éviter de laisser subsister un flou laissant se développer un système pernicieux de sollicitation qui aboutirait à court terme à détruire le principe même de la solidarité nationale. Enfin, il est du devoir des autorités sanitaires et de l'industrie pharmaceutique de mettre en oeuvre des campagnes de sensibilisation et de responsabilisation vis-àvis du risque thérapeutique en insistant sur le fait que toute prescription d'un médica-ment est un contrat implicite ne pouvant en aucun cas garantir un bénéfice sans risques potentiels. 9