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solitude. Un an pour tout dire. Un an durant lequel j’ai perdu l’innocence qu’il me restait et pendant
lequel on m’a un peu brutalement jeté dans le monde des responsabilités et des désillusions adultes. Il
faut dire que ce n’était facile pour personne. Je n’accuse ni ne dénigre personne. C’est ainsi. C’est ma
vie. Et puis je suis née.
J’ai passé mon bac et j’ai dû choisir un avenir. Lequel ? J’ai choisi un peu par flemmardise en faisant
confiance à Saint Post-Bac. Je n’aurais peut-être pas dû. Mais je l’ai dit, j’étais née utopiste et il y avait
tellement de pensées à découvrir que j’étais un peu perdue. Comment à tout juste dix-huit ans aurais-je
pu savoir ? En me renseignement, je sais, en étant plus active dans mon orientation, je le sais aussi.
Mais comment expliquer alors ma conviction profonde qu’il me fallait du temps ? Du temps pour
réfléchir et découvrir ? Du temps aussi pour aimer. Voilà nous y arrivons à ce fameux verbe aimer que,
si on me donnait la possibilité de créer un dictionnaire, je mettrais en première page.
Car malgré tout, derrière l’utopiste, il y avait la grande romantique. Celle-là est née un peu après mon
bac. Durant l’été. Je ne sais pas trop pourquoi ni comment, mais elle est née là. Sans doute avec ma
première grande amourette. Vous savez, la première qui ne l’est pas, celle où on ne sait encore rien du
verbe. Non, vous ne savez pas.
Alors je vais vous raconter le chapitre de ce premier Lui.
Lui, c’était un jeune homme de deux ans mon aîné. Lui, il passait son temps au même endroit que moi.
Lui, c’était l’ami que je n’ai jamais présenté à quiconque. Lui, c’était mon oasis, mon rêve, celui qui me
faisait grandir à l’abri des cataclysmes. Lui, c’était un garçon doré aux yeux noirs et aux cheveux blonds
tout bouclés. Lui et moi, on n’avait pas de secrets. Je lui avais même raconté ma naissance, comme à
vous maintenant. Il était content, tellement content de me faire vivre et moi, j’étais aux anges quand il
riait. Bon et puis, nous avions dix-huit ans, des hormones en veux-tu en voilà, et il y a eu le premier
baiser face à la mer et le soleil couchant. Je sais, c’est très cliché. Mais en même temps…c’était
magique. Bref, à partir de là, j’ai découvert le verbe aimer. Mais nous avions sans doute lu trop de
tragédies grecques et le destin nous frappa. La dispute qui éloigne deux âmes sœurs, le couteau qui
sépare deux moitiés de pommes est arrivé. Quatre mois plus tard, c’est un coup de téléphone qui a
célébré mon premier anniversaire de naissance. Mon prince n’était plus. Fin de l’histoire, nous n’aurons
jamais beaucoup d’enfants et nous ne serons jamais éternellement heureux. Fin aussi de la jeune fille
rieuse, fin de la vie d’adolescence, bonjour la dépression. Je l’ai embrassée de mes deux bras, je l’ai
explorée sous toutes les coutures des convulsions aux larmes. Et sur ce point, je ne permettrais jamais
un « je comprends », ou un « tu le faisais exprès ». C’est un point dont jamais vous ne comprendrez le
sens, combien même je vous expliquerais, cela restera obscure, non pas que vous êtes des idiots,
simplement que c’est incompréhensible et cinquante ans de psychiatrie n’y feront rien. Amen.
Mais l’utopiste que je suis à un poil de lion qui a remplacé son cœur. Et c’est ainsi que par une pâle
journée de février, un simple « dois-je accepter ? » auquel j’ai répondu « ben promis, je ne vais pas te
manger » a scellé ma survie. Avec cet autre Lui, j’ai parlé littérature, musique, avenir, vie, voyages,
voile, bateaux… La vie que j’avais découverte s’intensifiait.
C’est merveilleux la vie quand on a deux ans. Parce que j’avais beau courir sur mes dix-neuf ans, je
n’avais pas encore rattrapé mon retard et j’en étais toujours au stade des deux ans, l’âge auquel on
pose beaucoup de « pourquoi ». Mais j’ai eu de la chance, ce Lui était un peu curieux et je peux même
écrire qu’au début, il prenait plaisir à me répondre. J’adorais ces échanges où on se disait tout, mais
quand je dis tout, c’est vraiment tout : du dernier livre lu au repas ultra-détaillé qu’on venait de prendre
chacun derrière son écran. Ah la jeunesse et l’insouciance …
Et puis, on a parlé avenir tous les deux. Une grande question qui hante souvent ma vie. A deux ans,
c’est dur de penser au futur. A deux ans, on cueille la vie au jour le jour, on n’a pas idée de ce que
demain veut dire. J’étais une utopiste qui comprenait parfaitement ce que « Carpe diem » veut dire. Je
vivais l’épicurisme. Sans jamais le confondre avec hédonisme, différence qui m’est très chère, je
cultivais mon jardin au jour le jour. Comme Candide. Mais je n’étais pas un héros de Voltaire. Je restais
humaine. Et comme Eve, j’ai cueilli le fruit interdit. Malheur à moi ! Je ne savais pas dans quoi j’avais
mis les pieds !