Dossier spectacle " Seuls " (pdf - 3,77 Mo)

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28 > 30 JAN - LE GRAND T
SEULS
02 51 88 25 25 / leGrandT.fr
©THIBAUT BARON
2014/15
© PHILIPPE BERTHEAU
TEXTE, MISE EN SCÈNE ET JEU WAJDI MOUAWAD
SEULS
LE GRAND T
JAN ME28 20:00
JE2920:00
VE3020:30
DURÉE : 2h00 (sans entracte)
PUBLIC : à partir de 16 ans
SOMMAIRE
3
Notes
4
Présentation
8
Entretien avec Wajdi Mouawad
13
Scénographie
14
Histoire du genre
15
Biographie de Wajdi Mouawad
16
En photos
18
La presse en parle...
20
CONTACTS PÔLE PUBLIC ET MÉDIATION
Manon Albert
[email protected]
02 28 24 28 08
Florence Danveau
[email protected]
02 28 24 28 16
THIBAUT BARON
Présentation
LE GRAND T
84, rue du Général Buat
BP 30 111
44 001 NANTES CEDEX 1
2
PRÉSENTATION
Seuls
Texte, mise en scène et jeu Wajdi Mouawad
Dramaturgie, écriture de thèse Charlotte Farcet
Conseiller artistique François Ismert
Assistance à la mise en scène Irène Afker
Scénographie Emmanuel Clolus
Éclairage Éric Champoux
Costumes Isabelle Larivière
Réalisation sonore Michel Maurer
Musique originale Michael Jon Fink
Réalisation vidéo Dominique Daviet
Suivi artistique en tournée Alain Roy
Construction du décor Atelier du Grand T
Production Au Carré de l’Hypoténuse-France, Abé Carré Cé Carré-Québec, compagnies de création
Coproduction l’Espace Malraux scène nationale de Chambéry et de la Savoie, Le Grand T théâtre de LoireAtlantique, le Théâtre 71 scène nationale de Malakoff, la Comédie de Clermont-Ferrand scène nationale, le
Théâtre National de Toulouse Midi-Pyrénées, le Théâtre d’Aujourd’hui Résidence de création au Grand T
théâtre de Loire- Atlantique. Au Carré de l’Hypoténuse est une association loi 1901, conventionnée par le
Ministère de la Culture et de la communication - Drac Pays de la Loire, soutenue par la Ville de Nantes. Abé
Carré Cé Carré bénéficie du soutien du Conseil des arts et des lettres du Québec.
Wajdi Mouawad est artiste associé au Grand T.
Seuls de Wajdi Mouawad est publié aux éditions Actes Sud Théâtre, hors collection.
3
© THIBAUT BARON
NOTES
« Le scarabée est un insecte qui se nourrit des excréments
d’animaux autrement plus gros que lui. Les intestins de
ces animaux ont cru tirer tout ce qu’il y avait à tirer de la
nourriture ingurgitée par l’animal. Pourtant, le scarabée
trouve, à l’intérieur de ce qui a été rejeté, la nourriture
nécessaire à sa survie grâce à un système intestinal dont la
précision, la finesse et une incroyable sensibilité surpassent
celles de n’importe quel mammifère. De ces excréments
dont il se nourrit, le scarabée tire la substance appropriée
à la production de cette carapace si magnifique qu’on lui
connaît et qui émeut notre regard : le vert jade du scarabée
de Chine, le rouge pourpre du scarabée d’Afrique, le noir
de jais du scarabée d’Europe et le trésor du scarabée d’or,
mythique entre tous, introuvable, mystère des mystères.
Un artiste est un scarabée qui trouve, dans les excréments
mêmes de la société, les aliments nécessaires pour produire
les œuvres qui fascinent et bouleversent ses semblables.
L’artiste, tel un scarabée, se nourrit de la merde du monde
pour lequel il œuvre, et de cette nourriture abjecte il
parvient, parfois, à faire jaillir la beauté. »
Wajdi Mouawad.
« L’envie d’écrire pour ne plus être compris.
Que faire lorsque vous ne supportez plus quelque chose
que l’on ne peut pas
affirmer ne pas supporter ?
La domestication d’une vie sage et sauvage.
Tigres emprisonnés.
Cela ne date pas d’hier :
« Les chiens aboient contre ce qu’ils ne connaissent pas ».
- Héraclite d’Éphèse, VIe siècle av. J.C.
Un mot dans un programme.
Avec la date de retombée.
Encore et toujours.
Année après année
Bon.
Voilà.
Il faut trouver une solution maintenant !
Courage pour soi tout seul.
Marcher dans une ville froide et penser :
« si je tombais dans le coma, quel objet trouverais-je dans
mon coma ? »
Tout est trop propre.
De plus en plus propre.
Étincelant.
L’ennui est étincelant.
4
Le mot comprendre est devenu propre.
Mort à la compréhension !
Guerre au crédible !
Guerre au crédible !
Rager, enrager contre la mort de la lumière.
Mot d’auteur pour un programme.
Envie d’avaler soleil et couleur rouge
Brûler comme un figuier
Pour rendre au ciel ce qu’il fut donné en lumière
Le reste le rendre à la terre.
Donnant – Donnant !
Héraclite est mort dévorer par les chiens !
Qui peut encore en dire autant ?
Qui oserait encore ?
Haïr le « j’aime beaucoup ce que vous faites ».
Chercher de toute ton espérance le suicide artistique.
Le chercher
Le trouver
Mordre dedans
Accrocher la corde au cou de la beauté
Et la tirer dans sa propre gorge
La défenestrer de l’intérieur !
Qui saura enfin sauter par la fenêtre en emportant la
fenêtre dans sa propre chute
ne laissant derrière soi que le vide profond de son être
comme on laisse
une marque dans le visage du soleil domestique ?
Seuls a déjà été accueilli au Grand T en 2008. Ce spectacle s’inscrit dans le cycle domestique (esquisse d’une
cartographie familiale) que Wajdi Mouawad a poursuivi en
septembre 2014 avec sa dernière création Sœurs.
Frères, Père et Mère, qui viendront ensuite, porteront
chacun, à travers la diversité des prismes de l’intimité, un
regard universel sur la complexité de ce(ux) qui nous lie(nt).
Wajdi Mouawad, note Chemin 2008
5
ŒUVRES
PIÈCES
Ciels Leméac / Actes Sud-Papier, août 2009 et Babel
littérature, septembre 2012
Forêts Leméac / Actes Sud-Papiers, septembre 2006
- nouvelle édition juillet 2009 et Babel littérature, mars
2012
Temps Leméac / Actes Sud-Papiers, mars 2012
Les Mains d’Edwige au moment de la naissance Leméac,
1999 et Leméac / Actes Sud-Papiers, septembre 2011
Journée de noces chez les Cromagnons Leméac / Actes
Sud-Papiers, avril 2011
Incendies Leméac / Actes Sud-Papiers, juillet 2003 nouvelle édition, avril 2009 et Babel Littérature, août
2010
Littoral Leméac / Actes Sud-Papiers, juillet 1999 nouvelle édition, avril 2009 et Babel Littérature, août
2010
Le Sang des promesses, puzzle, racines et rhizomes
Leméac / Actes Sud-Papier, juillet 2009
Seuls, chemin, texte et peintures Leméac / Actes SudPapier, novembre 2008
Le Soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face
Leméac / Actes Sud-Papier, mai 2008
Un obus dans le cœur / Actes Sud Junior, octobre 2007
Pacamambo Leméac / Actes Sud-Papiers “Heyoka
jeunesse”, 2000 - nouvelle édition février 2007
Assoiffés Leméac / Actes Sud-Papiers, janvier 2007
Willy Protagoras enfermé dans les toilettes Leméac /
Actes Sud-Papiers, janvier 2005
Rêves Leméac / Actes Sud-Papiers, mars 2002
Alphonse Leméac, 1996
Le Songe / Dramaturges Éditeurs, 1996
Les Communistes entretiens avec des compagnons de
route du parti communiste à Malakoff non publié, 2007
RECUEILS COLLECTIFS
La Nature imaginaire Marc Rochette, ERPI, 2010
Speilplatz 23 Verlag der Autoren, 2010
Pure Gold, scenes from Canadian Plays since 1990 sous
la direction de Brian Kennedy, Playwrights Canada Press,
2010
Les Tigres de Wajdi Mouawad Les Carnets du Grand T
N° 14, Joca seria, 2009
Voices of Exile in Contemporary Canadian Francophone
Literature F. Elizabeth Dahab, Lexington Books, 2009
La Littérature francophone du machrek sous la direction
de Katia Haddad, presse de l’Université Saint- Joseph,
2008
Pour une littérature monde sous la direction de Michel Le
Bris et Jean Rouaud, Gallimard 2007
Canadian Theatre Ubu libri, 2006
Le Dépit amoureux Anne-Marie Cloutier, Fides 2005
LIVRE D’ART
Beyrouth textes Wajdi Mouawad, photographies Gabriele
Basilico, éditions Take5, 2009
ALBUM MUSICAL
Chœurs musique Bertrand Cantat, Bernard Falaise,
Pascal Humbert, Alexander MacSween, textes Sophocle
traduction Robert Davreu, adaptation Bertrand Cantat et
Wajdi Mouawad - éditions Actes Sud Beaux-Arts, 2011
ROMANS
TEXTES NON PUBLIÉS
Anima Leméac / Actes Sud, septembre 2012
Le Visage retrouvé Leméac / Actes Sud, 2002
La Sentinelle 2009
Lettre d’amour d’un jeune garçon (qui dans d’autres
circonstances aurait été poète, mais qui fut poseur de
bombes) à sa mère morte depuis peu 2005
La Mort est un cheval 2002
Couteau 1997
John 1997
Partie de cache-cache entre 2 Tchécoslovaques au début
du siècle 1991
Déluge 1985
ENTRETIENS
Architecture d’un marcheur entretiens avec Wajdi
Mouawad de Jean-François Côté, Lemeac, 2005
Je suis le méchant ! entretiens avec André Brassard,
Leméac, 2004
Silence d’usine : paroles d’ouvriers entretiens avec
d’anciens ouvriers de l’usine Philips à Aubusson, non
publié, 2004
6
TRADUCTIONS ET ADAPTATIONS PAR WAJDI
MOUAWAD
Un Tramway nommé désir de Tennessee Williams, mise
en scène Krzysztof Warlikowski 2010
Les Fleuves profonds de et par José Maria Arguedas
2002
Disco Pigs d’Enda Walsh, mise en scène de Wajdi
Mouawad
Don Quichotte de Miguel de Cervantes Saavedra, mise
en scène de Dominic Champagne 1998
Trainspotting d’Irvine Welsh, adaptation de Harry Gibson,
co-traduction de Wajdi Mouawad et Martin Bowman,
mise en scène de Wajdi Mouawad 1998
7
PRÉSENTATION
« Ce n’est pas le froid de l’hiver ni le manque de lumière.
Ce n’est pas même l’ombre de la mort qui rôde, encore
moins la conscience d’une catastrophe.
Il n’y a, d’ailleurs, pas même une conscience. Il n’y a rien.
Une forme léthargique d’indifférence.
C’est imperceptible.
Il suffit de peu.
Une déviation d’un degré et les choses perdent leur
saveur.
Pourquoi se lever s’il faut bien se recoucher et pourquoi
manger si c’est pour avoir encore faim et recommencer
à manger et sans cesse chuter d’un geste vers un autre,
éternel ressassement.
Ce n’est rien.
Un frémissement.
Quelqu’un.
Cela pourrait être n’importe qui et c’est bien là la douleur.
Et c’est comme pour tout le monde qui, se réveillant
chaque matin et se regardant dans la glace, pense : « cela
pourrait être n’importe qui ».
Et la vie, comme une énigme, joyeuse ou malheureuse,
la vie engluée dans un temps trop linéaire, comme une
flèche.
Cela pourrait être n’importe qui. Il pourrait s’appeler
n’importe comment.
C’est ce que, du moins, il pense, lorsqu’on lui demande
son prénom :
« comment vous appelez-vous ? »
- Je m’appelle Harwan, mais ça n’a aucune importance
et je pourrais bien m’appeler n’importe comment, comme
n’importe qui.
C’est comme ça.
Ce n’est rien.
Harwan, un étudiant montréalais d’une trentaine d’année,
sur le point de soutenir sa thèse, se retrouve, suite à une
série d’événements profondément banals, enfermé une
nuit durant dans une des salles du Musée de l’Hermitage
à Saint-Pétersbourg.
La nuit sera longue.
Elle durera plus de deux mille ans et l’entraînera, sans
qu’il ne puisse s’en douter une seconde, au chevet de
sa langue maternelle oubliée il y a longtemps sous les
couches profondes de tout ce qu’il y a de multiple en lui.
Je m’appelle Harwan.»
Wajdi Mouawad
LA FABLE
Harwan, un jeune étudiant d’ori ine libanaise vivant à
Montréal, prépare une thèse de doctorat sur Robert
Lepage. Il entreprend de partir pour Saint-Pétersbourg
afin d’y rejoindre Lepage, dont les répétitions du prochain
solo ont lieu dans cette ville.
Lors des préparatifs pour ce voyage, son père tombe dans
le coma suite à un accident cérébro-vasculaire. Après avoir
hésité un certain temps, Harwan décide tout de même de
partir pour la Russie. A peine a-t-il mis le pied à SaintPétersbour qu’on l’informe que Robert Lepage a dû rentrer
de toute urgence en Amérique. Dépité, il va errer au musée
de l’Ermita e et arrive devant le tableau de Rembrandt Le
Retour du fils prodigue.
Harwan, face au tableau qui soudain se décompose,
laissant place à une vision cauchemardesque, réalise qu’il
n’est jamais parti de Montréal. l est dans une chambre
d’hôpital, c’est lui et non pas son père qui est dans le coma,
entre la vie et la mort.
Prisonnier de cet espace, il retrouve dans une valise des
pinceaux, des tubes de couleur, et en un geste il se met à
peindre comme il faisait enfant.
Dans ce spectacle, Wajdi Mouawad poursuit son chemin
en ayant l’intuition qu’il est temps pour lui de se poser la
question de ce qui advient à la langue maternelle lorsque
tout se met à fonctionner à travers une autre langue, une
langue apprise, monstrueusement acquise. Comment faire
lorsque pour redevenir celui que l’on a été, il faut redevenir
quelqu’un d’autre. Cette étrange question étant intimement
liée au corps, à la voix et à l’être, il ne pouvait être question
d’un autre acteur qui pourrait témoigner pour l’auteurmetteur en scène. L’auteur-metteur en scène doit jouer à
son tour, pour retrouver, dans le jeu, la ferveur des choses.
On appelle cela un solo.
Pour Seuls, Wajdi Mouawad fait le pari de raconter la
genèse polyphonique de son dernier spectacle. Comment
surgit l’écriture, la mise en forme d’une sensation, la
lente naissance du texte ? Wajdi Mouawad propose de
parcourir ce “Chemin”, qu’il ponctue de quatre grandes
étapes : Ressentir, Écouter, Attendre, Regarder. Il
matérialise le sentiment d’un livre à écrire, à l’aide de
photos, de tableaux, de pages de carnets et d’anecdotes.
Jusqu’à l’aboutissement textuel et scénique.
8
« UN OISEAU POLYPHONIQUE »
Wajdi Mouawad a cherché avec Seuls « une manière
d’écrire différente », qui se distingue nettement de ce qu’il
appelle son « bavardage », le lyrisme souvent incandescent
et incantatoire à l’œuvre dans la tétralo ie Le Sang des
promesses (Littoral, Incendies, Forêts, Ciels).
La pièce recourt donc à une langue de la banalité, du
quotidien, et surtout revendique ce que la dramaturge
du spectacle, Charlotte Farcet, nomme une « polyphonie d’écriture » : dans Seuls, les mots résonnent
et prennent un envol commun en compagnie des
images vidéo, des sons de situation (téléphone, répondeur,
réacteur d’avion…), des sons atmosphériques (souffle, résillement, tapotement…), de la musique, de la lumière, des
costumes et du silence.
Le matériau textuel n’est donc pas réduit aux seuls
mots, tout est réplique. On veillera à ce que les
élèves perçoivent clairement cette abolition, fréquente dans le théâtre contemporain, des frontières
traditionnellement établies entre texte et scénographie : la
seconde ne vient plus seulement en appui et après le premier, elle se construit et le construit dans un même mouvement de simultanéité.
LES ORIGINES DU SPECTACLE
Seuls est le résultat d’un lent et long processus de maturation. Le spectacle s’est peu à peu imposé à Wajdi Mouawad
entre 2005 et 2007 : « tapi dans l’ombre », patient, il a déposé
devant l’auteur « les pièces d’un puzzle éparpillé » dont il a
attendu qu’il en cerne l’évidence et la nécessité, puis qu’il les
assemble et les recompose.
Parmi les éléments épars et fragmentés reviennent des
leitmotive : le tableau de Rembrandt Le Retour du fils prodigue, Robert Lepage, la langue arabe et plus particulièrement les chansons d’Abd el-Wahab, les photographies des
cabines Photomaton, le tir à l’arc, et le tire. On peut retrouver chacun d’eux, ponctuellement ou plus régulièrement,
dans le spectacle.
Mais comment donner sens et liant et cohérence à ce qui
de prime abord semble si hétéroclite ?
« S’entêter. Attendre. Jusqu’à ce que ça se présente.
Parce que ça se présente. Ça se présente à force de
ressasser et d’élargir l’horizon, un horizon en pointillé où
chaque point représente une idée possible, une pensée
juste, une intuition à garder, une envie, un désir, un livre
lu, une exposition vue, une discussion saisie au vol dans
un café ou ailleurs ; à force de vivre au jour le jour avec
cette sensation d’un spectacle qui est là mais qui refuse
de se montrer ou de lâcher quoi que ce soit de clair et
d’évident et de rassurant, à force de vivre dans une inquiétude constante, un message nous arrive un jour sous la
forme d’une apparition, d’une vision, d’une fantasmagorie
saisissante !
Cela s’est présenté le mardi mars 6 mars 2007.
Une chambre d’hôtel à Chambéry.
Il est tard.
Je nettoie la table sur laquelle je viens de grignoter un
repas léger.
On frappe à ma porte.
La porte s’ouvre .
Apparaît un garçon.
Il porte une casquette de baseball.
Il a onze ans.
Il dit : « Salut !»
Je réponds : « Salut… !»
Il dit : « Tu permets ? »
Sans attendre de réponse il entre, referme la porte
derrière lui, et s’assoit sur la chaise en face de laquelle je
m’étais assis pour manger
Je me rassois.
Je l’observe.
Il n’a pas l’air égaré, ni en détresse.
Calme.
Sûr de lui.
Grave comme peuvent l’être les enfants de cet âge .
Un air légèrement exaspéré.
J’attends.
LE GARÇON. Maintenant, c’est moi.
WAJDI. Et qui es-tu… ?
LE GARÇON. Je ne te dis pas mon nom, mais ce que je
peux te dire, c’est que c’est moi qui t’observe, depuis déjà
si lon temps. Le regard que tu sens fixé sur toi, c’est le
mien. C’est moi. Je suis un spectacle que tu vas écrire,
mettre en scène et jouer toi-même… seul ! Tout seul !
WAJDI . Comment t’appelles-tu ?
Il n’est plus là.
J’ai toujours l’éponge à la main, légèrement penché vers
la table, en suspension..
9
Cela n’a duré que le temps d’un clignement, mais cela me
suffit.
Je peux m’en contenter pour des années.
Je sais que cet instant, venu de nulle part, non prémédité,
est le fruit de tous ces mois où j’ai accumulé les morceaux d’un puzzle fait d’une infinité de sensations.
Je sors.
Je marche une bonne partie de la nuit dans les rues de
Chambéry.
Je m’arrête devant la fontaine aux Eléphants.
J’ai appris à parler fran ais à l’â e de onze ans.
J’ai cessé de parler l’arabe à l’â e de onze ans.
Cette prise de conscience me fait croire qu’un spectacle
est en train de s’ouvrir à moi. Un spectacle que j’écrirai,
que je mettrai en scène et que je jouerai moi-même.
Seul.
Puisque le garçon de onze ans n’a pas voulu me dire son
nom je l’appellerai pour l’instant : Le solo. »
QUELQUES REPÈRES
Seuls déroute, ne se laisse pas aisément appréhender
– il a longtemps échappé à Wajdi Mouawad lui-même !,
aussi peut-on proposer en amont quelques repères aux
élèves afin qu’ils ne soient pas trop décontenancés :
- qu’ils soient attentifs aux indices proleptiques que le
texte déroule comme un fil d’Ariane pour préparer et
révéler ce moment de bascule qu’est l’AVC d’Harwan à
la fin de la scène 3 : la mort soudaine d’Escofié dès la
scène , le téléphone débranché qui pourtant se met à
sonner chez Harwan à la fin de la scène 3, le lit d’Harwan qui
scène 4 devient celui que son père est censé occuper à
l’hôpital… ; - les titres des 8 scènes ébauchent également
des jalons : l’ironique « Conclusion » de la scène liminaire
semble d’ores et déjà vouer Harwan à la perte de
repères ; les « Téléphone » et « Internet » le maintiennent
encore dans les rets plus ou moins rassurants des
réseaux professionnels, familiaux et sociaux ; toutefois, le
« Père » de la scène 4, décisive, développe le motif essentiel
du fils prodigue et catapulte Harwan dans son passé ; les
quatre derniers titres, « Voyage », «Corps», « Conscience »
et « Esprit », narrent l’odyssée du héros revenant vers son
enfance et reprenant ainsi, peu à peu, possession de son
être et de sa vie.
ROBERT LEPAGE
Dramaturge, metteur en scène, scénographe, acteur et
cinéaste québécois né en 1957, Robert Lepage est un
élément-clé du spectacle : la thèse de doctorat d’Harwan
s’intitule Le Cadre comme espace identitaire dans les
solos de Robert Lepage, nous apprenons à la scène 3 que
le solo que Lepage prépare à Saint-Pétersbourg s’intitule
La Révolution prodigue et met déjà en abyme celui de
Mouawad (présence du tableau de Rembrandt, fusion du
héros dans la toile et avec son sujet), c’est pour rencontrer
Robert Lepage qu’Harwan se lance dans ce voyage en
Russie qui changera sa vie…
Lepage est donc à la croisée du réel et de la
fiction, contribue à ancrer Seuls dans le genre de
l’autofiction : la fébrile quête – géographique et
intellectuelle – d’Harwan est à l’image de l’admiration et
du respect que voue Wajdi Mouawad à son illustre aîné.
Mais Robert Lepage n’alimente pas seulement la trame
narrative de la pièce, il en influence également la forme
puisque Wajdi Mouawad dans Seuls aborde, développe
ou expérimente certains motifs proprement lepagiens
: la forme du solo, l’absence de suprématie du texte,
l’utilisation marquée du son et de la vidéo, la mise en scène
du banal et du quotidien, la liberté laissée au spectacle
(qui au fil des représentations se transforme, au gré de
scènes coupées, d’autres réécrites, certaines déplacées),
ou encore la présence au lointain, derrière le personnage,
d’un « espace de l’écriture magique » , d’un support (écran,
tulle, miroir, cyclorama…) sur lequel projeter des images
« servant à faire apparaître la poésie du spectacle »
Source dossier pédagogique : http://www.cndp.fr/crdpreims/fileadmin/documents/preac/culture_theatre_
charleville/DP_Seuls.pdf
10
REMBRANDT
Désiré Meunier, conseiller artistique à la création sur le
spectacle Seuls, explique que dès la première rencontre de
travail organisée par Wajdi Mouawad à Chambéry en septembre 2007, le tableau de Rembrandt est évoqué par l’artiste en ces termes : « Harwan doit entrer dans Le Retour
du fils prodigue ». La toile est d’emblée posée comme une
clé de voûte du spectacle, qu’elle fili rane d’ailleurs (titre du
solo de Lepage, relation entre Harwan et son père, performance picturale de Wajdi Mouawad à partir de la scène 6,
ultime image de la pièce). ll apparaît donc opportun d’expliquer aux élèves le rôle que joue ce tableau de 1669 du
maître hollandais dans l’élaboration et la signification de
Seuls.
Wajdi Mouawad rencontre Le Retour du fils prodigue en
décembre 2005, au musée de l’Ermitage, dans la salle 44
consacrée à Rembrandt : « Tout de suite ce sont les couleurs ! Le rouge déchirant, sur les épaules du père, et le
jaune d’or, qui donnent au tableau ce caractère précieux,
rare et sacré. La lumière, dans le clair-obscur, laisse voir
avec évidence le rapport proportionnel entre la puissance
des couleurs et l’émotion qu’elles en endrent : le rou e
accueillant le jaune, le jaune retrouvant le rouge. Aucune
analyse ne s’articule dans mon esprit, je suis simplement
bouleversé. L’existence seule de cette œuvre, dans la surprise où je suis de la rencontrer, noie tout et m’empêche de
comprendre ».
Rembrandt, Le retour du fils prodigue, 1669
La stupeur et l’émotion passées, c’est le temps des questionnements : « Qu’y a-t-il entre ce tableau et moi, et qu’estce qui m’interpelle réellement ? »13
Observant attentivement le tableau, Wajdi Mouawad y
constate l’absence de la mère : « Or, si la mère est absente
au moment où son fils revient, ce n’est pas parce qu’elle
est occupée ailleurs, mais certainement parce qu’elle est
morte ! Voilà ! Le fils parti, la mère est morte entre-temps !
[… ]La mort de la mère = la perte de la langue maternelle.
Un jeune homme est parti si longtemps de chez lui qu’une
fois revenu il réalise qu’il a perdu l’usage de sa langue maternelle. ».
À l’histoire intime de Wajdi Mouawad (le déracinement, la
lan ue arabe supplantée par la lan ue fran aise lors de l’exil)
vient alors s’ajouter, en résonance et en complémentarité,
l’Histoire du monde : « Au moment où je suis en train de
prendre ces notes et de vivre avec tout cela, nous sommes
en août 2006 et l’armée israélienne bombarde le Sud-Liban. Aucune des pièces que j’ai écrites ne comporte le mot
Liban. Vouloir retrouver la langue maternelle, c’est peutêtre, aussi, trouver le courage de renommer les choses, les
noms des pays, les prénoms des voisins et les noms des
animaux… » On note d’ailleurs que c’est là l’objet de la très
belle et souvent lyrique scène 4 du spectacle.
Rembrandt, Le Sacrifice d’Abraham, 1635.
11
La décantation soudain se précipite lorsque Wajdi Mouawad
se souvient que deux tableaux occupent la salle 44 de
l’Ermitage : Le Sacrifice d’Abraham y dialogue en effet avec
Le Retour du fils prodigue. « Deux tableaux se font face dans
la salle d’un musée. Deux tableaux peints par Rembrandt.
Dans le premier le père est sur le point d’égorger son fils.
Dans le second le père accueille son fils. Ancien Testament.
Nouveau Testament. La Loi. L’amour. Le spectacle oscillera
entre ces deux tableaux (comme la vie de Harwan oscillera
de l’un à l’autre). Harwan est sur le point d’être égorgé. Un
ange intervient pour arrêter le poignard. Harwan se relève
et retrouve ce qui depuis toujours l’a enchanté. En d’autres
termes : aller d’un tableau à l’autre signifie, dans la vie de
Harwan, ceci : Harwan est sur le point de rater sa vie. Un
ange intervient. Et tout comme l’ange arrête le bras du père à
temps, un ange arrête le bras de la fatalité et sauve Harwan
d’une vie ratée, tout comme il a sauvé Isaac de la mort. ».
« Nous sommes des immeubles habités par un locataire dont
nous ne savons rien. Nos façades ravalées présentent bien.
Mais quel est ce fou atteint d’insomnie qui, à l’intérieur, reste
des heures à tourner en rond, éteignant et rallumant des
lumières ? ».
On le voit, le pluriel de Seuls soulève les enjeux passionnants
de l’identité et de la ténuité, parfois, des frontières (entre
salle et scène, réel et fiction, vie et théâtre, passé et présent)..
Et cet ange, c’est l’attaque cérébrale qui plonge Harwan
dans le coma et lui permet de retrouver son passé, son
enfance, ses aspirations pleines et premières : « L’Ange est
un accident comateux ! L’Ange est un coma ! Coma comme
Ange ! Le coma comme un lieu ! Coma comme espace de
bataille où, tel Persée, Harwan aura à trancher la tête d’une
méduse : la vie banale et ennuyeuse à laquelle il se
destinait ! ».
Le coma « sauve » donc Harwan comme le théâtre sauve
Wajdi. Ces deux chronotopes hors du commun accueillent et
recueillent ceux qui sans eux se seraient égarés.
LE TITRE
Les élèves signaleront aisément et rapidement le nombre
problématique du titre : Wajdi Mouawad est seul sur scène,
il revendique la forme du solo en souhaitant s’inscrire dans
la lignée de Robert Lepage, et pourtant le pluriel semble
contester ces prétentions à la singularité. On peut formuler
plusieurs hypothèses :
- la solitude comme le lot commun d’Harwan, de Wajdi, du
spectateur, de l’humanité tout entière ? le théâtre dès lors
comme un rassemblement – et une tentative de réconciliation – de tous ces îlots isolés ?
- reprise du motif « Je est un autre », puisqu’en Wajdi
coexistent Harwan, mais aussi le petit garçon de Chambéry
(sa part d’enfance comme « un couteau planté dans la gorge
»), mais aussi ce « locataire » qu’il évoque ainsi :
12
ENTRETIEN AVEC WAJDI MOUAWAD
Comment est né en vous le désir d’écrire, de mettre
en scène et d’être l’unique interprète de Seuls ?
Je ne sais pas trop. Ça ne naît pas, ça se rencontre. C’est
là. Une histoire en face de vous qui vous dit « c’est moi ».
Alors vous ne discutez pas, vous suivez, vous accueillez.
Ce n’est pas très compliqué et c’est comme un savon, un
poisson qui vous échappe tout le temps. Sinon, (...) je crois
qu’au-delà de bien des choses, liées à la langue maternelle
et à l’histoire de ce personnage, j’avais envie et besoin de
retrouver un état amoureux avec l’acte de jouer, avec le
théâtre.
En quoi le processus de création adopté pour ce
solo ressemble-t-il ou diffère-t-il de celui d’une pièce
écrite pour une troupe d’acteurs ?
Essentiellement, c’est le fait de ne pas voir ce que je suis
en train de construire. Seuls est un spectacle qui s’écrit
de manière polyphonique, c’est-à-dire qui ne repose pas
uniquement sur le rapport texte/acteur, car là, le texte
ne suffit pas. Il y a d’autres formes d’écritures comme la
projection vidéo, les voix-off et autres éléments qui, dans
le spectacle, agissent comme des écritures alors que dans
les autres spectacles, elles agissent comme des appuis au
rapport texte-acteur. Or, de cette écriture polyphonique,
je ne vois rien car je suis dedans, acteur. Je n’ai donc que
des perceptions dont je me méfie car elles peuvent être
trompeuses. Je sais combien les acteurs vivent parfois
un décalage entre leur auto-évaluation et les notes de
jeu qu’ils reçoivent. C’est là que l’équipe avec laquelle je
travaille prend une place capitale car, au-delà de leurs «
corps de métiers » (scénographe, éclairagiste, assistant,
costumière, dramaturge, etc.), ils sont, ensemble, un
regard sur lequel je fais rebondir mes perceptions. Ils sont
mes yeux.
devant le monde dans lequel je vis. Ce monde m’ennuie et
me violente et je n’ai pas d’autres moyens de lui résister
qu’en créant des choses qui n’existent pas. C’est la seule
voie qui me redonne un lien avec l’enchantement.
Dans l’ensemble de votre œuvre, vous n’avez de
cesse de développer une réflexion sur la quête
identitaire. Pourquoi cette thématique vous habitet-elle si intimement ? Comment, pour définir ce qui
fonde selon vous aujourd’hui votre propre identité,
retraceriez-vous les principales étapes de votre
parcours ?
Je dirais que je suis Grec par ma passion pour Hector,
Achille, Cadmos et Antigone et juif par mon admiration
pour Jésus et Kafka. Je suis bien sûr chrétien, surtout par
Giotto et Shakespeare. Je suis musulman par ma langue
maternelle. Tout le reste n’a pas vraiment d’importance et je
n’ai pas du tout l’impression d’être obnubilé par la réflexion
sur l’identité : ce ne sont en effet jamais des questions que
je me pose au quotidien. Je dirais que je suis beaucoup
plus habité par la peur et la crainte de perdre la passion
et la pureté qui m’habitaient lorsque j’étais adolescent. Je
me pose surtout la question de la manière de vivre encore
sans elles et quel sens cela peut-il avoir d’exister sans être
enflammé continuellement. N’importe comment, mais être
enflammé.
Interview par Rita Freda
pour le Théâtre Forum Meyrin janvier 2008
Dans vos œuvres, vous convoquez l’Histoire, le mythe
et la légende, vous faites éclater l’espace et le temps.
Comment s’est imposé à vous cet univers dans
lequel le réel est traversé d’onirisme, le présent saisi
à travers l’héritage revisité du passé et l’indécidable
avenir ?
C’est continuellement un désir ardent de vouloir colmater
les déchirures, les peines et l’ennui profond que je ressens
13
SCÉNOGRAPHIE
REMARQUES SUR LA SCÉNOGRAPHIE
Les élèves devraient aisément repérer l’omniprésence
du cadre : il fait l’objet de la thèse d’Harwan, le motif
de la fenêtre intervient deux fois dans le texte (le titre
de l’ouvrage de Raoul Greenberg scène 2, la lacune en
vocabulaire arabe scène 4), les panneaux mobiles en bois
ainsi que les parois transparentes sont rectangulaires
et les projections vidéo y mettent en abyme d’autres
quadrilatères (la fenêtre de la chambre d’Harwan scènes
et , le Photomaton et l’écran de l’ordinateur scène 3, la toile
de Rembrandt scène dernière), la scène elle-même inscrit
le spectacle dans un cadre…
Il est donc d’une nature paradoxale : le lieu fini est celui
de l’infini, la limite offre l’illimité, la frontière l’ouverture,
la borne l’insoupçonné. L’opacité disparaît et la surface,
sur laquelle le regard s’arrêtait, révèle une profondeur
où l’esprit n’étouffe pas sur lui-même mais s’ouvre sur
un espace où le corps, enfin libéré, aborde le rivage des
sensations retrouvées… »
Seuls, scène 8, Harwan écoute la voix de Paul Rusenski.
L’espace est géométriquement dessiné et arpenté
(Harwan scène 6 foule le plateau en traçant avec ses
pieds rouges de peinture les contours d’un rectangle),
traversé de lignes horizontales et verticales nettement
apparentes ; longtemps un ordre mathématique (cf. nom
des deux compagnies fondées par Mouawad au Québec
et en France) y règne, avant que la peinture finale ne le
zèbre d’éclats essentiellement rouges et jaunes. Comme
l’explique la conclusion de la thèse d’Harwan lue par Paul
Rusenski dans le dénouement, l’espace de Seuls traite
subtilement le motif du cadre comme une métaphore de
la vie et du théâtre, à la fois rigides et poreux, enserrés
dans des carcans mais pavés de trappes libératoires,
apparemment rangés et rigoureux mais profondément
remués de soubresauts et de contradictions : « Tout au
long de cette thèse, j’ai tenté de montrer comment, dans
les solos de Robert Lepage, le cadre, qui est cet écran,
mur, latte ou cyclo posé derrière le personnage, échappe
aux lois du temps et de l’espace et à la loi de la gravité : par
le jeu des projections, les personnages passent d’un lieu
à l’autre, d’une époque à l’autre en un instant, découvrent
l’apesanteur, volent ou tombent d’une hauteur vertigineuse.
Ce cadre est le lieu de tous les possibles, mais aussi de
tous les rêves, lieu d’apparition, d’imaginaire, inépuisable.
POUR ALLER PLUS LOIN
B. Boisson, A. Folco, A. Martinez, La Mise en scène théâtrale de 1800 à nos jours, PUF, 2010, page 215.15
14
HISTOIRE DU GENRE
MONOLOGUE ET PERFORMANCE
Le spectacle peut être l’occasion d’une réflexion sur
ces deux formes (monologues et performances) dont
régulièrement le théâtre contemporain s’empare, et qu’il
ne cesse de renouveler. Seuls en est la preuve. En effet,
la pièce se présente comme un monolo- gue d’Harwan,
mais force est de constater qu’il n’est pas tout à fait seul
sur scène :
- d’autres voix que la sienne s’emparent du plateau par
le truchement du répondeur téléphonique (Layla, Paul
Rusenski), du CD (Robert Lepage) ou du coma (Layla, le
médecin)
- la vidéo, inspirée par « l’espace de l’écriture magique »
lepagien, projette à de nombreuses reprises des doubles
autonomes et en mouvement d’Harwan-Wajdi sur les
panneaux de bois ou les rideaux de la fenêtre au lointain.
De même, à la scène, l’artiste imbibé de peinture rouge
plaque et dessine les contours de sa silhouette sur la
membrane qui le sépare de la chambre d’hôpital. Le
monologue est donc ici l’espace du surgissement des
fantômes, de la dispersion et de l’éparpillement de soi.
« Qui sommes-nous et qui croyons-nous être ? », demande
Harwan dès la scène d’exposition et derechef dans le
dénouement. Le spectacle s’emploie à tenter de répondre
en organisant l’odyssée d’Harwan-Ulysse, en le ramenant
vers sa mémoire et ses terres, en organisant son retour
vers lui-même (d’ailleurs, c’est guidé par sa propre voix qu’il
pénètre dans le tableau de Rembrandt à la fin de la pièce).
La scène marque le début de ce que l’on pourrait appeler
une performance de Wajdi Mouawad.
avant-gardes européennes du début du XXème siècle
constituent une part de leur généalogie. Ils remettent en
cause l’œuvre d’art, en tant que contenu déterminé et
produit achevé. Ces propositions artistiques insistent sur
l’acte ou le geste de l’exécution ; elles visent l’immédiat, ce
qui émerge ici et maintenant. Le mélange des disciplines
artistiques y est fréquent, de même que la recherche
de l’imprévisible, plutôt propre au happening. Ce dernier
critère peut permettre de différencier, au moins à leurs
débuts, happening et performance, même si les domaines
définis par ces deux termes sont très instables et que le
terme de « performance » semble aujourd’hui englober
l’ensemble de ces nouvelles pratiques artistiques.
Les premières manifestations d’art performatif sont liées
au body art (art corporel), qui se concentre sur la mise en
jeu réelle du corps de l’artiste sans que l’aléatoire y soit une
dimension centrale. La performance semble ainsi s’ériger
contre la représentation théâtrale, entendue comme
simulacre et forme répétée. Le happening s’opposerait
plutôt à la tradition des beaux-arts et à la notion d’œuvre
d’art.
Actuellement, on regroupe sous le terme de performance
(ou performance art, « art performatif ») des pratiques
extrêmement diversifiées qui peuvent cependant être
regroupées en deux grandes catégories : celle où l’artiste
se met en jeu en insistant sur le caractère réel de ses
actions ; celle où le spectacle ne s’élabore plus à partir
de la destinée (fictive ou non) d’un individu, mais naît
de la rencontre et du mélange de différents mediums
artistiques (texte, musique, image vidéo, danse, etc...).
HAPPENING/PERFORMANCE
Les multiples expérimentations menées à partir des
années 1950 dans le domaine des arts plastiques, de
la musique et de la danse conduisent à la définition de
deux nouveaux « genres » artistiques : le happening – le
terme est attribué à Allan Kaprow et signifie, en anglais,
« événement », le fait que quelque chose se passe -, et la
« performance » - le terme apparaît au cours des années
70 dans le vocabulaire de la critique d’art américaine.
Le happening et la performance ont de nombreux
points communs : ils trouvent leurs sources dans l’art
conceptuel qui se développe dans les années 1910-1920,
notamment avec Marcel Duchamp, et les explorations des
Certes, Wajdi Mouawad s’imbibe de peinture et transforme
son corps en pinceau, s’ouvre au cutter les commissures
des lèvres, s’asphyxie en enfouissant sa tête dans un sac,
se crève les yeux au couteau puis s’éventre… gestes
extrêmes qui ne sont pas sans faire penser aux audaces
d’un Rodrigo Garcia. Pourtant, il n’y a ici ni volonté de
scandale ni désir gratuit de provocation ; cette mise en
danger et à mort par la peinture – que Mouawad pratiquait
passionnément lorsqu’enfant il vivait encore au Liban –
obéit à une logique intime : Wajdi et Harwan se mutilent et
perforent la toile pour mieux s’y lisser à la fin de la pièce,
pour mieux revenir à eux, en leur matrice.
15
© PAUL PASCAL
BIOGRAPHIE DE WAJDI MOUAWAD
Né en octobre 1968, Wajdi Mouawad passe son enfance
au Liban, son adolescence en France avant de s’installer
au Québec, où, diplômé de l’École nationale de théâtre du
Canada en 1991, il entreprend une quadruple carrière de
comédien, metteur en scène, auteur et directeur artistique.
Cofondateur avec la comédienne Isabelle Leblanc de
sa première compagnie, le Théâtre Ô Parleur, directeur
artistique du Théâtre de Quat’Sous à Montréal de 2000
à 2004, il crée l’année suivante deux compagnies de
création, jumelles atlantiques : Au Carré de l’Hypoténuse à
Paris et Abé Carré Cé Carré à Montréal.
De 2007 à 2012, il rejoint le Centre national des Arts en
tant que directeur artistique du Théâtre français. C’est en
2009 qu’artiste associé de la 63ème édition du Festival
d’Avignon, il crée le quatuor Le Sang des Promesses
composé de Littoral, Incendies, Forêts et Ciels. Aujourd’hui
associé au Grand T, théâtre de Loire-Atlantique, il réside
en France.
Comédien de formation, il interprète des rôles dans
plusieurs de ses propres spectacles, mais aussi sous la
direction d’autres artistes comme Brigitte Haentjens dans
Caligula d’Albert Camus 1993, Dominic Champagne dans
Cabaret Neiges noires 1992, Daniel Roussel dans Les
Chaises d’Eugène Ionesco 1992 ou Stanislas Nordey,
jouant Stepan Fedorov dans Les Justes d’Albert Camus
2010.
Dans tout son parcours, qu’il s’agisse de ses propres pièces
(Partie de cache-cache entre deux Tchécoslovaques
au début du siècle 1991, Journée de noces chez les
Cromagnons 1994, Willy Protagoras enfermé dans les
toilettes 1998, Ce n’est pas la manière qu’on se l’imagine
que Claude et Jacqueline se sont rencontrés coécrit avec
Estelle Clareton 2000 puis Littoral 1997 dont il réalise une
adaptation en long-métrage 2005 et crée une nouvelle
version scénique 2009, Rêves 2000, Incendies 2003 qu’il
recrée en russe au Théâtre Et Cetera de Moscou, Forêts
2006, son solo Seuls 2008, Ciels 2009, Temps 2011 et
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Alphonse et Assoiffés pour jeune public), d’adaptations
(telles Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand
Céline et Don Quichotte de Cervantes), de mises en
scène d’autres univers (Al Malja 1991 et L’Exil de Naji
Mouawad, Macbeth de Shakespeare 1992, Tu ne violeras
pas de Edna Mazia 1995, Trainspotting de Irvine Welsh
1998, Œdipe Roi de Sophocle 1998, Disco Pigs de Enda
Walsh 1999, Les Troyennes d’Euripide 1999, Lulu le chant
souterrain de Frank Wedekind 2000, Reading Hebron de
Jason Sherman 2000, Le Mouton et la baleine de Ahmed
Ghazali 2001, Six personnages en quête d’auteur de
Pirandello 2001, Manuscrit retrouvé à Saragosse opéra de
Alexis Nouss 2001, Ma mère chien de Louise Bombardier
2005, Les Trois Soeurs de Tchekhov 2002 ou les sept
tragédies de Sophocle Des Femmes - Les Trachiniennes,
Antigone, Electre - 2011 bientôt suivi Des Héros - Ajax,
Œdipe Roi - 2014 et Des Mourants - Philoctète, Œdipe à
Colone - 2015, de récits pour enfants (Pacamambo 2010)
ou de romans (Visage retrouvé 2002, Anima 2012 grand
prix Thyde Monnier de la Société des Gens de Lettres, le
prix Phénix de la Littérature et le prix littéraire du deuxième
roman de Laval), Wajdi Mouawad exprime la conviction que
“l’artiste, tel un scarabée, se nourrit des excréments du
monde, pour en faire jaillir la beauté.”
Récompensé par de nombreux honneurs dont le Prix
du Gouverneur général 2000 pour Littoral et le Prix de
la Francophonie décerné par la Société des auteurs
compositeurs dramatiques 2004 pour l’ensemble de son
travail, il est nommé Chevalier de l’Ordre National des
Arts et Lettres 2002 puis Artiste de la paix 2006 par
l’organisation éponyme, il l’est trois ans plus tard par l’Ordre
du Canada, tandis qu’il reçoit un Doctorat Honoris Causa
de l’École Normale Supérieure des Lettres et Sciences
humaines de Lyon et que l’Académie française lui décerne
le Grand Prix du théâtre. Ses pièces ont été traduites dans
plus de quinze langues et présentées dans toutes les
régions du monde, dans des pays tels la Grande- Bretagne,
Allemagne, Italie, Espagne, Japon, Mexique, Australie et les
États-Unis.
français et québécois. Avec Forêts, en 2006, le processus
se poursuit puisque la collaboration devient également
artistique, réunissant interprètes, concepteurs, techniciens,
équipes de production partagés entre la France et le Québec.
Dès lors, tous les spectacles engagent conjointement
les deux compagnies de création que Wajdi Mouawad a
fondées en 2005, Au Carré de l’Hypoténuse en France et
Abé Carré Cé Carré au Québec. Si la direction artistique
est le boa et la direction administrative la branche, entre
eux s’établit une relation intime de manière à ce que le
boa puisse exécuter les formes les plus diverses que sa
flexibilité lui permet grâce à la rigidité de la branche.
C’est pour explorer de nouvelles méthodes de travail et
s’enrichir d’expériences différentes que Wajdi Mouawad a
implanté une partie de son aventure artistique en France.
Dans la perspective de la création du spectacle Forêts
est donc née l’initiative de monter une structure française.
L’histoire du spectacle se situant des deux côtés de l’océan,
il semblait naturel que l’équipe artistique et administrative
soient envisagées de la même manière.
La compagnie emprunte son intitulé aux mathématiques
de Pythagore, en référence au théorème homonyme : dans
un triangle rectangle, le carré de l’hypoténuse est égal à la
somme des carrés des deux autres côtés.
Fondée par Wajdi Mouawad et Emmanuel Schwartz, la
compagnie prend sa source dans les envies de ses deux
directeurs artistiques en leur permettant une liberté quant
à la création et la production des spectacles. Ces deux
comédiens-auteurs-metteurs en scène se sont rencontrés
lors des Auditions Générales du Quat’Sous. Issus de deux
générations, situés à des étapes différentes dans leur
relation à la création, ils ont lié leurs efforts pour travailler
ensemble et séparément, en créant leur outil. Aujourd’hui,
Wajdi Mouawad en est le seul directeur.
Cette compagnie est inspirée et guidée par le triangle
rectangle de Pythagore, nommé selon le théorème A2 +
B2 = C2.
COMPAGNIE
Depuis plusieurs années, chaque étape du travail de Wajdi
Mouawad a marqué un rapprochement entre les pratiques
théâtrales en France et au Québec : La création de Littoral
en 1997 à Montréal offre l’opportunité à la jeune équipe
québécoise d’une tournée française jusqu’au festival
d’Avignon. En 2003, Incendies est créé en France, avec
une équipe québécoise et une coproduction entre théâtres
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© THIBAUT BARON
© THIBAUT BARON
EN PHOTOS
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© THIBAUT BARON
© THIBAUT BARON
LA PRESSE EN PARLE...
JEUDI 28 MARS 2013
Wajdi Mouawad seul sur scène à Chaillot
"Seuls", le dernier spectacle du metteur en scène libano-québécois Wajdi Mouawad,
est à l'affiche jusqu'au 29 mars au Théâtre de Chaillot à Paris, avant de revenir en
France en septembre 2013. Un monologue qui tranche avec ses récentes productions.
Seul sur scène, livré à lui-même. Pour son nouveau spectacle, Wajdi Mouawad opère
un virage à 180 degrés. Il a souhaité dit-il "s'arracher" à ses récentes productions,
Incendies ou encore Forêt. Il avait besoin de se retrouver seul, de rompre avec les
épopées collectives. Du coup, l'auteur-metteur en scène-comédien a décidé de travailler
pour son compte. Seuls est donc avant tout le fruit d'une introspection, d'une méditation
de Wajdi Mouawad, qui s'est isolé en salle de répétition.
Sur la scène du théâtre de Chaillot, on le retrouve donc, bel et bien seul. Dans la peau
de Harwan, Libanais d'origine, Québécois d'adoption. La faute à la guerre civile. Dans
son appartement lugubre de Montréal, Harwan tente de conclure sa thèse sur Robert
Lepage, grand metteur en scène québécois. Dans cette chambre aux allures de prison,
un lit inconfortable, une chaise, à peine peut-il se féliciter d'avoir le téléphone.
S'il est incapable de mettre un point final à cette immense thèse de doctorat, c'est parce
qu'Harwan est à un tournant de sa vie : "comment sait-on quand on est en train de rater
sa vie ?" s'interroge-t-il. L'homme est perdu, plus rien ne semble avoir de sens, ni ces
1500 pages qu'il a écrites, ni ce froid polaire, là dehors, ni même ces échanges si
banales avec son père. L'exil semble avoir tout emporté, Harwan est seul, il ne sait plus
qui il est.
C'est paradoxalement lorsque son père tombe dans le coma que la bascule s'opère.
A son chevet, Harwan parle ; beaucoup ; comme jamais. Il se souvient de Beyrouth, des
couleurs, des étoiles, des bombes aussi. Tout ce que son père refuse d'évoquer depuis
tant d'années.
Dans une mise en scène ciselée, Wajdi Mouawad transporte son personnage du
désenchantement vers le ré-enchantement, jusqu'au dénouement tout en poésie et en
couleurs. Entre-temps, un coup de théâtre aura tout changé.
La vidéo est omniprésente dans la pièce, tout comme la musique. Un spectacle
"polyphonique" voulu par l'auteur, travaillé pour venir se confronter au banal de
l'existence d'Harwan.
Et puis le décor est à l'image du destin du personnage : figé, mais seulement en
apparence. Au départ, ce n'est qu'un mur triste d'appartement. Mais à mesure que ce
destin le rattrape, il se plie et se déplie, "comme les plis et replis d'une vie, d'une
couverture dans laquelle on aurait égaré quelque chose".
Seuls, salle Jean Vilar, Théâtre de Chaillot, Paris.
Ecrit, mis en scène et interprété par Wajdi Mouawad.
Jusqu'au 29 mars à Paris, puis en septembre à Limoges. 20
26 MARS 2013
Wajdi Mouawad, le one man show
C’est l’histoire d’un mec qui se trompe de bagage à l’aéroport. Grâce à cette méprise, il va
enfin pouvoir réaliser son rêve de gamin : faire de la peinture. Dans sa valise à lui, il y avait
sa thèse de doctorat, consacrée à l’acteur et metteur en scène canadien Robert Lepage*
sous l’angle de la « sociologie de l’imaginaire ». Une thèse inachevée, en quête de
conclusion… Et comme souvent au théâtre, c’est donc un quiproquo (une valise prise pour
une autre) qui servira le dénouement. En guise de long épilogue, sur le plateau de son
spectacle intitulé « Seuls », Wajdi Mouawad se fera un plaisir de couper court aux discours
pour laisser parler les couleurs qu’il a trouvées dans la « mauvaise » valise, en les étalant
partout, et d’abord sur lui-même.
Mais avant cette débauche de matière joyeuse, dans son « one man show » créé en 2008 et
repris ces jours-ci au Théâtre National de Chaillot (Paris 16e), Wajdi Mouawad parle de
filiation, de rupture amoureuse et d’exil ; il évoque les rêves de l’enfance, les déceptions de
la vie, la relation impossible entre un père et un fils… Ces sujets importants et sérieux, dont
la plupart traversent d’ailleurs toute son œuvre, il les traite ici avec une distance inédite : un
peu comme un ami qui, craignant d’être importun avec ses confidences, prendrait soin d’en
rire le premier. Sachant que bien souvent, la dérision est un bon aiguillon pour la pensée.
Ainsi, au fil de son monologue, Mouawad dessine en filigrane quelque chose comme une
réflexion sur le théâtre, entre tendresse et doutes. Le jeune homme auquel il prête sa voix
fait une thèse sur le rôle symbolique du « cadre » dans les solos de Robert Lepage*, sujet
qui sonne évidemment comme une plaisanterie sur les limites du formalisme poussé à
l’excès... De fait, peu convaincu lui-même par l’importance de ses recherches, il ne sait trop
que répondre à son père lorsque ce dernier lui dit qu’il perd son temps et sa jeunesse.
Entre les lignes, l’auteur et metteur en scène, célèbre pour son épopée fleuve en quatre
épisodes (Le Sang des Promesses), semble ici rêver de silence, ou plutôt d’un autre langage
: un langage qui permettrait de communiquer sans dialogue, un peu comme ce fils qui
commence enfin à parler à son père dès lors que ce dernier, plongé dans le coma, ne peut
plus lui répondre. Et qui rêve d’abandonner les beaux discours pour renouer avec « la
couleur ». On sait combien Mouawad aime utiliser la peinture dans ses mises en scène (non
sans excès, parfois). À la fin de Seuls, il va jusqu’à lui donner le dernier mot, s’enfermant
dans le mutisme (on se gardera d’en dire plus ici), pour se rouler dans la gouache.
Judith Sibony
Seuls, de et avec Wajdi Mouawad,
au Théâtre National de Chaillot (Paris 16e) jusqu'au 29 mars.
* Signalons, puisque le hasard fait bien les choses, que la dernière création de Robert
Lepage, Jeux de cartes : Pique, est actuellement programmée aux Ateliers Berthier
(Théâtre de l’Odéon). Elle s’attaque à un vaste sujet : la guerre et l’occident, mais les
scènes, d’un vide surprenant, s’accumulent sans que l’immense sophistication formelle
du spectacle ne parvienne à les remplir. 21
25 MARS 2013
« Seuls » avec Wajdi
© Thibaut Baron
Il est seul en scène, assis sur une chaise. Il parle à un père invisible, virtuellement dans le coma,
sur son lit d'hôpital. Il essaie de briser le mur qui les sépare depuis toujours. Et il raconte le Liban
de son enfance : juste un jardin, un chien et des étoiles filantes, quelques mots d'arabe, des
odeurs et des couleurs - beaucoup de couleurs. Harwan, alias Wajdi Mouawad, nous tient en
haleine avec ses contes de l'exil. Il nous bouleverse avec ses mots dits d'une voix blanche,
parfois brisée. Il dit plus qu'il ne joue, nous fait entrer dans son monde intérieur. Qui est-il ? Qui
sommes-nous ? L'histoire de cet étudiant montréalais d'origine libanaise qui écrit une thèse sur le
metteur en scène québécois Robert Lepage, qui s'interroge sur sa vie, ses renoncements et ses
espoirs, devient celle de Wajdi... et la nôtre. Nous sommes « Seuls ».
Suspense et coups de théâtre
Ce « one-man-show » créé en 2008 remet les pendules à l'heure : on parlait moins de Wajdi
Mouawad ces temps-ci, l'homme qui enflamma Avignon en 2008 avec sa tétralogie « Le Sang
des promesses ». Il vient nous rappeler « en personne » à Chaillot qu'il est un grand homme de
théâtre, auteur avant tout, mais aussi fin metteur en scène et comédien. On retrouve dans ce
spectacle littéralement singulier son art de l'intrigue, du suspense, des coups de théâtre - le
spectateur flottant entre réel, rêve et coma ; mais aussi sa volonté d'aller jusqu'au bout de ses
démonstrations, d'apporter une conclusion frappante à ses tragi-comédies modernes.
« Seuls » est habilement construit : Mouawad ferre les spectateurs, en montrant d'abord Harwan
empêtré dans son drôle de quotidien d'étudiant solitaire. Puis il jette son filet, nous fait basculer
dans le drame existentiel et dans le délire onirique. Après nous avoir abreuvé de mots, il impose
soudainement une cure de silence : la pièce devient performance, body art...
On peut trouver cette « partie de peinture » trop longue, mais le retour aux couleurs d'Harwan est
une belle métaphore, qui prend tout son sens au final avec la parabole du retour de l'enfant
prodigue et l'évocation du tableau de Rembrandt. Le fils retrouve le père, réapprend à compter
les étoiles. A la vie, à la mort... Conquis, ému, le public fait une ovation au dramaturge, qui
promet une suite en deux volets (et en duo) à ses rêveries d'auteur solitaire.
PHILIPPE CHEVILLEY « Seuls » de Wajdi Mouawad.
A Paris, Théâtre national de Chaillot (01 53 65 30 00).
Jusqu'au 29 mars
22
LE 21 MARS 2013
« Seuls », de Wajdi Mouawad, un livre de textes et peintures,
un spectacle actuellement au théâtre de Chaillot
« Seuls », de Wajdi Mouawad (Actes Sud, collection Temps du Théâtre)
Wajdi Mouawad est un magicien, qui,
comme le funambule sur un fil qu’il
représente durant quelques secondes
gracieuses en scène, nous emmène à
l’endroit où le destin bascule et où l’on ne
sait plus si c’est du côté de la vie, de la
mort, du cauchemar ou de la réalité. «
Seuls » n’est pas une pièce de théâtre
ordinaire, dont on peut lire un texte se
suffisant à lui-même, comme j’aime tant à
le faire. C’est un spectacle, dont un livre
retrace la création en « Chemin, textes et
peintures ». Une forme particulière de
livre s’imposait, expliquant « Comment
l’auteur de théâtre a, pas à pas, été conduit
vers ce nouveau texte, qu’il porte seul en
scène et qu’il offre ici depuis sa genèse
jusqu’à sa révélation au public ».
Mémoire et héritage, fils et pères – le vrai (le Libanais exilé), le spirituel (l’écrivain artiste
Robert Lepage) sont les thèmes de cette œuvre. Ce type est excessif. Il impose une longue
première partie dans laquelle on le suit, mais juste parce que c’est lui, en se disant que,
malgré tout, il exagère, que ça va être long de le voir se lever, se coucher, passer des coups de
fil, dans la banalité de l’existence (d’ailleurs les critiques ne sont pas très bonnes, mais, mais,
il fait toujours salle comble!). Et puis, comme toujours, il y a ce moment où ça bascule et où
on ne peut pas s’empêcher de le suivre dans son univers, bien que les défauts et les limites de
l’exercice sautent aux yeux.
Une cabine de photomaton, un déclencheur, et nous voilà dans une autre dimension et le fils
retrouve le père victime d’un AVC, lui parle pour l’aider à revenir de son coma. Et ce qui n’a
jamais été dit se dit enfin, comme on se parle, simplement, avec les reproches et les
souvenirs, les questions, les impuissances. Et en réalité tout a basculé encore bien plus qu’on
ne le pensait, mais chut : il ne faut pas tout dévoiler ! Et le fils qui avait perdu dans son hiver
québecois l’odeur des figuiers sauvages et le bleu éclatant du ciel, retrouve l’enfance libanaise
avec les sons, la mer, son père. Enfant qui pointait son doigt vers le ciel pour en compter les
étoiles, la tête couchée sur le ventre d’un chien dont nul ne sait ce qu’il est devenu, mais qui
hante encore l’adulte. Comme les couleurs, les couleurs oubliées du pays quitté trop tôt pour
fuir la guerre, les couleurs de ses tubes de peinture laissés dans la maison abandonnée.
C’est avec la même peinture que l’auteur-acteur-metteur en scène passe au moins 20 minutes
à créer en direct une œuvre à la manière d’un Pollock pantin désarticulé, jusqu’au final,
quand une projection superpose sur l’œuvre une image et qu’apparaît le tableau de
Rembrandt, que l’acteur poignarde, pour le pénétrer, l’incarner. Car la référence de la pièce
est « Le Retour du fils prodigue » de Rembrandt, et ce sera le chemin de l’écrivain vers le
pays perdu de son enfance, ses couleurs, sa lumière, sa langue. Le retour du fils prodigue,
c’est aussi un conte dans lequel un père tue un veau gras pour le retour du fils qui revient
demander le pardon, indigne de l’amour du père. Le fils pardonné, qu’on croyait mort,
vivant, et qui, pour cela, et par-delà les fautes, mérite la fête. Voilà tout ce que le livre arrive
aussi, avec ses mots, ses peintures, ses photos, à recréer.
Véronique Poirson 23
21
MARS
2013
Wajdi Mouawad, au nom du père
© Thibaut Baron
Seul en scène, l'auteur, metteur en scène et acteur franco-libanais joue
Seuls, un monologue sur les relations filiales, surprenant et captivant, au
Théâtre national de Chaillot, à Paris, jusqu'au 29 mars.
Wajdi Mouawad aime raconter des histoires et des épopées épiques (Incendies,
Littoral, Forêts, ...). Une fois n'est pas coutume, seul en scène, il joue Seuls, qu'il a
créé en 2008 au festival d'Avignon. Dans la peau d'un étudiant en sociologie de
l'imaginaire, en caleçon, il est à la recherche d'une conclusion à sa thèse consacrée
au «cadre, comme espace identitaire, dans les solos de Robert Lepage». Tout un
programme que l'artiste franco-libanais, né en 1968, déroule avec l'assurance que
donne l'expérience et une part de narcissisme.
Pour évoquer la quête d'identité du personnage et les relations filiales, l'auteur et
metteur en scène mêle des éléments autobiographiques, à son admiration pour
Robert Lepage, -comme lui, québécois- à des références appuyée au Retour du fils
prodigue, le tableau de Rembrandt.
Quand son père plonge dans le coma, le héros s'interroge sur ses racines, sa culture,
la transmission des valeurs familiales et le sens de sa vie. «Comment savoir si on est
en train de rater sa vie?», se demande-t-il, avec autodérision.
Insolite et captivant
Le décor basique et ordinaire de Charlotte Farcet, «un lit, une table, une chaise,
quelques boites, seuls», se transformera, à la fin, en chantier où Wajdi Mouawad
devient «performer», s'enduit de peintures colorées et se mutile. Les images vidéo
de son double coïncide parfaitement avec le jeu, excellent, de l'artiste.
À la différence des fresques qu'il a signées dans le passé, il offre là un spectacle
personnel et personnalisé, insolite et captivant. Et en filigrane, une réflexion sur le
théâtre qui plaira surtout aux puristes.
Nathalie Simon
Théâtre national de Chaillot, salle Jean Vilar, 1 place du Trocadéro 75016 Paris. Tél.:
01.53.65.30.00. Jusqu'au 29 mars, puis en tournée, notamment au Liban. Durée: 2 heures. 24
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