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Les Cahiers
Numéro 94
Hiver / Printemps 2015
Canta
trice
Du 6 au 28 février 2015
La
chauv
e
D’EUGÈNE IONESCO
MISE EN SCÈNE DE
FRÉDÉRIC DUBOIS
UNE PRODUCTION DU
THÉÂTRE DES FONDS DE TIROIRS
PRÉSENTÉE PAR LE THÉÂTRE
DENISE-PELLETIER
suivie de
La Leçon
Le
DE PIERRE-AUGUSTIN
CARON DE BEAUMARCHAIS
MISE EN SCÈNE DE
DANIEL PAQUETTE
UNE PRODUCTION DU
THÉÂTRE DENISE-PELLETIER
Barbier
de
Séville
Du 11 mars
au 1 avril 2015
er
MADEMOISELLE VICTOR HUGO,
MOLIÈRE
MON AMOUR
DU 14 AU
30 JANVIER 2015
Texte et mise en
scène d’Hubert
Fielden
DU 11 AU
28 FÉVRIER 2015
Texte d’Anthéa
Sogno
Mise en scène de
Une production de La Léo Munger
Dérive en codiffusion
avec le Théâtre
Denise-Pelletier
Une production du
Théâtre de la Tartigou
et des Productions
Mistral en codiffusion
avec le Théâtre
Denise-Pelletier
CHATROOM
JAVOTTE
LES ZURBAINS
DU 4 AU
21 MARS 2015
Texte d’Enda Walsh
Traduction
d’Étienne Lepage
Mise en scène de
Sylvain Bélanger
DU 25 MARS
AU 11 AVRIL 2015
Texte de Simon
Boulerice
DU 5 AU
15 MAI 2015
Mise en scène de
Monique Gosselin
Une production du
Théâtre La Combine
en codiffusion avec
le Théâtre
Denise-Pelletier
Adaptation et mise en
scène de Jean-Guy
Legault
Une production
du Collectif les
Casseroles en
codiffusion avec
le Théâtre
Denise-Pelletier
Une production du
Théâtre Le Clou en
collaboration avec le
Théâtre jeunesse Les
Gros Becs (Québec),
le Théâtre du Préau
(Vire, France) et
le Théâtre
Denise-Pelletier
Table des matières / Salle Denise-Pelletier
LA CANTATRICE CHAUVE
suivie de LA LEÇON
5
6
9
11
L’équipe du spectacle
Présentation et résumé
Acteurs et personnages
Entretien avec Frédéric Dubois, metteur en scène
© Louise Leblanc
LES CAHIERS / NUMÉRO 94 / HIVER – PRINTEMPS 2015
DOSSIER
DIRE « NON »
15
20
25
25
D’Ionescu à Ionesco
Refus, rupture, renouveau
Pour en savoir plus…
Pour aller plus loin...
LE BARBIER DE SÉVILLE
26
27
31
32
L’équipe du spectacle
Présentation et résumé
Acteurs et personnages
Entretien avec daniel paquette, metteur en scène
DOSSIER
LUMIÈRES ET RÉVOLUTIONS
37
41
45
46
Le XVIIIe, siècle des Lumières
Beaumarchais, capitaliste et révolutionnaire
Pour en savoir plus…
Pour aller plus loin...
Les Cahiers du Théâtre Denise-Pelletier sont publiés sous la direction de Julie Houle, avec le soutien d'Anaïs
Bonotaux-Bouchard. La rédaction des Cahiers est coordonnée par Hélène Beauchamp. Nous remercions les
équipes de production, auteurs et metteurs en scène qui ont facilité la réalisation de ce numéro des Cahiers.
Conception graphique et infographie : Passerelle bleue / Impression : Imprimerie Maska inc.
ISSN 1188-1461 / BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DU CANADA / N.B. : Les opinions exprimées dans les articles de cette
publication n’engagent que leurs auteurs.
Théâtre Denise-Pelletier
4353, rue Sainte-Catherine Est
Montréal (Québec) H1V 1Y2
Administration : 514 253-9095
Billetterie : 514 253-8974
www.denise-pelletier.qc.ca
LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON / page 3
Table des matières / Salle fred-barry
48
L’équipe et la compagnie
49
Entretien avec Hubert Fielden,
auteur et metteur en scène
© Guy Bernot
MADEMOISELLE MOLIÈRE
VICTOR HUGO, MON AMOUR
51
L’équipe et la compagnie
52
Entretien avec Léo Munger, metteure en
scène, et Catherine Bütikofer, comédienne
L’équipe et la compagnie
55
Entretien avec Sylvain Bélanger,
metteur en scène
JAVOTTE
57
L’équipe et la compagnie
58
Entretien avec Jean-Guy Legault,
metteur en scène
LES ZURBAINS
62
L’équipe et la compagnie
63
Texte de Marie-Claude Verdier, auteure
© Marc-Antoine Zouéki
54
© Robert Etcheverry
CHATROOM
Le Théâtre Denise-Pelletier (TDP) tient à remercier
Le TDP est membre des Théâtres Associés inc. (TAI) et de l’Association des diffuseurs spécialisés en
théâtre (ADST). Il est aussi partenaire de Atuvu.ca.
page 4 / LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON
L'équipe du spectacle
LA CANTATRICE CHAUVE suivie de LA LEÇON
D’Eugène Ionesco
Mise en scène de Frédéric Dubois
Une production du Théâtre des Fonds de Tiroirs présentée
par le Théâtre Denise-Pelletier
Salle Denise-Pelletier
Du 6 au 28 février 2015
Distribution par ordre alphabétique
LA CANTATRICE CHAUVE
Simon Dépot................................................. M. Martin
Monelle Guertin........................................Mme Martin
Éliot Laprise....................Le Capitaine des pompiers
Catherine Larochelle..........................Mary, la bonne
Pierre Limoges.............................................. M. Smith
Ansie St-Martin.........................................Mme Smith
LA LEÇON
Le choix des interprètes est décidé par tirage au
sort pour chaque représentation.
Concepteurs
et collaborateurs artistiques
Conception des costumes..............Yasmina Giguère
Assistée de................................Jennifer Tremblay
Scénographie............ Marie-Renée Bourget Harvey
Éclairages.......................................Renaud Pettigrew
Compositeur et musicien............... Pascal Robitaille
Régie............................................ Caroline Ferland
Équipe de production –
Théâtre Denise-Pelletier
Direction de production......................Réjean Paquin
Direction technique.................................... Guy Caron
Attachée de presse..............................Isabelle Bleau
Équipe de scène –
Théâtre Denise-Pelletier
Chef machiniste...................................Pierre Léveillé
Chef électricien.............................. Michel Chartrand
Chef sonorisateur..................................... Claude Cyr
Chef habilleuse.............................. Louise Desfossés
Chef cintrier................................... Pierre Lachapelle
LA COMPAGNIE
En 1997, le Théâtre des Fonds de Tiroirs voyait le jour
en présentant La Cantatrice chauve, sous la direction
artistique de Frédéric Dubois qui a, depuis, signé
toutes les mises en scène de la compagnie. Au fil des
productions, le TFT a continué d’étonner en choisissant
des auteurs exigeants et des textes aux écritures
ludiques comme Le Cid maghané de Réjean Ducharme
(1999), Zazie dans le métro de Raymond Queneau
(2001), ou aux écritures peu fréquentées comme celles
de Slawomir Mrozek (Tango, 2000), ou aux écritures
fragmentées de Xavier Durringer (Chroniques des
jours entiers, des nuits entières, 2002), ou au comique
mordant et quelque peu cynique de Neil LaBute (La
Forme des choses, 2007). Elle a étonné avec le travail
sur Téléroman de Larry Tremblay (2003) et sur Vie et
mort du Roi boiteux de Jean-Pierre Ronfard (2005).
Forte d’une équipe artistique et administrative solide,
la compagnie présente des textes au verbe puissant,
tirés ou inspirés du répertoire, qui éclairent les enjeux
du monde actuel.
www.infotft.com/compagnie
LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON / page 5
Présentation et résumé
met à raconter des histoires de pompier
où figurent des êtres et surviennent des
événements étranges ; à son tour, Mary lui
offre de réciter son poème préféré « le feu ».
Au départ du Capitaine, les Smith et les Martin
s’engagent dans une conversation faite de
dictons, de faux proverbes, d’observations
saugrenues. Les mots éclatent comme
des feux d’artifice, les syllabes deviennent
autonomes, les esprits s’échauffent, et la
soirée prend une drôle de tournure…
© Gorupdebesanez
Mais… qu’en est-il de la Cantatrice chauve ?
~ Eugène Ionesco, 1993.
LA CANTATRICE CHAUVE :
L’ANTI-PIÈCE
Après avoir constaté qu’ils ont bien mangé,
qu’ils habitent dans les environs de Londres
et que leur nom est Smith, M. et Mme Smith
nous apprennent la mort de Bobby Watson.
Mais comme plusieurs de leurs connaissances
portent ce nom, et souvent de père en fils ou
de mère en fille, toutes les confusions sont
possibles. La bonne, Mary, se présente alors
et annonce la visite de M. et Mme Martin.
Ceux-ci entreprennent une conversation où,
après un étonnant jeu de déductions, ils en
arrivent à se convaincre mutuellement qu’ils
sont mari et femme. Mais la bonne vient jeter
le doute sur cette scène de reconnaissance.
On sonne à la porte jusqu’à ce que le
Capitaine des pompiers se décide à entrer,
non sans avouer qu’il s’était caché. Il se
page 6 / LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON
La Cantatrice chauve est une drôle de pièce. Non pas
une pièce drôle, bien qu’elle fasse beaucoup rire,
mais une pièce étrange. Dans l’édition définitive
du texte, Ionesco la qualifie d’anti-pièce. Cette
appellation devrait à elle seule nous mettre la puce
à l’oreille et nous signaler la volonté du dramaturge
de saccager les modèles culturels traditionnels,
€ Théâtre de la Huchette en 1957,
par Serge Lachinov.
L’humanité est désormais toute seule à décider
de l’ordre des choses. En quelque sorte, tout est
possible, le meilleur comme le pire.
La Cantatrice chauve est une pièce sur l’étrangeté
et sur l’absurdité du monde, mais aussi sur le
langage et la parole, ou plus précisément sur la
rupture entre le monde et le langage. Parce que
dans un monde qui n’a plus de sens, le rapport
entre les mots et les choses devient également
aléatoire. Qu’est-ce que le langage ? Voilà donc
LA question que pose la pièce d’Ionesco.
LA LEÇON: LE CERCLE ET
L’ENVOÛTEMENT
~ Théâtre de la Huchette en 2011,
par Philippe Alès.
dont celui qui veut qu’une pièce de théâtre raconte
une histoire avec un début, un milieu et une fin,
et qu’elle présente des personnages dotés d’une
psychologie identifiable et capables de dialoguer.
La Cantatrice chauve est donc une pièce étrange ou…
une pièce sur l’étrangeté. Pour en parler, on évoque
généralement le qualificatif d’absurde. Et pourtant,
La Cantatrice chauve n’est pas tant une pièce
absurde qu’une pièce sur l’absurdité. Mais l’absurde
de la pièce n’est pas tant de nature humoristique,
mais bien de l’ordre du concept philosophique.
Qu’est-ce que cet absurde philosophique ? Tout
simplement le constat que la vie, l’existence, n’ont
pas de sens en soi.
Une rupture définitive s’est opérée dans un monde
où la présence de Dieu ne fait plus l’unanimité.
Le rideau se lève sur le cabinet de travail
d’un vieux Professeur. La Bonne fait entrer
une jeune Élève qui vient prendre sa leçon
particulière. L’Élève affirme qu’elle veut
préparer le doctorat total en trois semaines.
Le Professeur, d’abord poli et timide, veut
commencer par faire un examen sommaire
de ses connaissances. La Bonne revient et
le met en garde contre l’arithmétique tout
en lui demandant de garder son calme. Tout
se passe bien pour l’addition, mais dès qu’il
aborde la soustraction, les choses se gâtent.
Il a beau donner des exemples… rien n’y fait.
Plus le Professeur s’énerve et plus l’Élève
se désole. Elle commence même à avoir
mal aux dents.
On délaisse l’arithmétique pour essayer
la linguistique, les langues espagnole et
néo-espagnole. La philologie amène les
protagonistes au point de non-retour. La
voix du Professeur se fait de plus en plus
cassante, son agressivité s’exaspère et il
utilise le pouvoir du langage pour soumettre
l’Élève à sa volonté. De plus en plus démunie,
l’Élève sera sacrifiée.
LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON / page 7
Présentation et résumé
Ici, l’écriture d’Ionesco nous entraîne dans un
mouvement circulaire, dans un véritable tourbillon
de paroles, de mots, de sons. En trouver le sens
n’est pas simple, et l’objectif d’Ionesco n’est pas
de « faire sens » par les mots et dans le dialogue.
Parce que le sens de ce qu’il propose est dans le
mouvement même, dans le tourbillon. Tourbillon des
mots et des sons. Jusqu’à l’encerclement, jusqu’à
l’éclatement. Cette écriture ne construit pas un
suspense ; elle ne décrit pas une situation ou un
état : elle nous entraîne de surprise en surprise,
crée un étonnement qui dure, un semblant de chaos,
page 8 / LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON
jusqu’à ce qu’il s’épuise de lui-même ou nous
engloutisse. Cette écriture ne raconte rien, mais
elle provoque : le rire, mais aussi les questions.
Le dialogue n’est donc plus possible ? À qui parle
celui qui parle ? Est-ce que quelqu’un écoute ?
Et puis, tout à coup, apparaît la poésie, celle qui
naît de la rencontre des mots. Ionesco pourrait
être l’inventeur de la poésie sonore, du slam…
Hélène Beauchamp
ACTEURS ET PERSONNAGES
LA CANTATRICE CHAUVE
© David Ospina
SIMON DÉPoT M. MARTIN
Comme c’est bizarre, curieux, étrange. Alors, Madame,
nous habitons dans la même chambre et nous dormons dans
le même lit, chère Madame. C’est peut-être là que nous nous
sommes rencontrés ! © Jacinthe Lessard
MONELLE GUERTIN MME MARTIN
Les cacaoyers des cacaoyères donnent pas des cacahuètes,
donnent du cacao ! Les cacaoyers des cacaoyères donnent
pas des cacahuètes, donnent du cacao ! Les cacaoyers des
cacaoyères donnent pas des cacahuètes, donnent du cacao !
© Droits réservés
ÉLIOT LAPRISE CAPITAINE DES POMPIERS
Rien du tout ? Vous n’auriez pas un petit feu de cheminée,
quelque chose qui brûle dans le grenier ou dans la cave ? Un
petit début d’incendie, au moins ? © Nicola-Frank Vachon
CATHERINE LAROCHELLE MARY, LA BONNE
Les Polycandres brillaient dans les bois
Une pierre prit feu - Le château prit feu
La forêt prit feu - Les hommes prirent feu (…)
Le feu prit feu - Tout prit feu
Prit feu, prit feu.
© Droits réservés
PIERRE LIMOGES
M. SMITH
Un médecin consciencieux doit mourir avec le malade s’ils
ne peuvent pas guérir ensemble. Le commandant d’un bateau
périt avec le bateau, dans les vagues. Il ne lui survit pas. LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON / page 9
ACTEURS ET PERSONNAGES
LA CANTATRICE CHAUVE
ANSIE ST-MARTIN
© Droits réservés
MME SMITH
Ne m’envoie plus ouvrir la porte. Tu as vu que c’était inutile.
L’expérience nous apprend que lorsqu’on entend sonner à la
porte, c’est qu’il n’y a jamais personne. LA LEÇON
Le choix des interprètes est décidé par tirage au sort pour chaque représentation.
LE PROFESSEUR
Ce n’est pas ça. Ce n’est pas ça du tout. Vous avez toujours tendance à additionner.
Mais il faut aussi soustraire. Il ne faut pas uniquement intégrer. Il faut aussi
désintégrer. C’est ça la vie. C’est ça la philosophie. C’est ça la science. C’est ça le
progrès, la civilisation. L’ÉLÈVE
Ah, non ! Zut alors ! J’en ai assez ! Et puis j’ai mal aux dents, j’ai mal aux pieds,
j’ai mal à la tête…
LA BONNE
Et c’est la quarantième fois, aujourd’hui !... Et tous les jours c’est la même chose !
Tous les jours ! Vous n’avez pas honte, à votre âge… mais vous allez vous rendre
malade ! Il ne vous restera plus d’élèves. Ça sera bien fait. page 10 / LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON
Frédéric Dubois a terminé ses études au
Conservatoire d’art dramatique de Québec
en 1999. Il est récipiendaire du prix JohnHirsh 2008, remis par le Conseil des arts du
Canada, qui souligne un début de carrière
singulier et prometteur. Il peaufine une
écriture scénique toute personnelle en
alliant les possibilités qu’offrent les scènes
institutionnelles du Québec à la liberté que
lui apporte sa compagnie de création. Depuis
novembre 2011, il est aussi le coordonnateur
artistique du Théâtre Périscope. Au moment
de faire l’entrevue, Frédéric Dubois séjournait
au Japon dans le cadre de son travail.
© David Ospina
ENTRETIEN AVEC FRÉDÉRIC DUBOIS,
METTEUR EN SCÈNE
~ Frédéric Dubois
Vous montez La Cantatrice chauve pour la
troisième fois et La Leçon pour la seconde
fois avec le Théâtre des Fonds de Tiroirs.
Pourquoi ce désir de revenir à ces pièces
de Ionesco ?
La Cantatrice chauve a été, en 1997, notre spectacle
fondateur, une véritable prise de position de la
compagnie. On a travaillé à la production pendant
l’été, pour affirmer notre envie de faire du théâtre,
en dehors de l’école et de notre formation
académique. Nous avons fait des choix plus
instinctifs que réfléchis, même si le spectacle était
déjà très chorégraphié. Dix ans plus tard, après
être sortis des écoles et avoir travaillé chacun de
notre côté, nous avons voulu vérifier si le texte de
Ionesco résonnait toujours de la même façon pour
nous. Or, notre rapport à la scène, à l’espace et
aux corps avait évolué. Comme metteur en scène,
j’ai été plus économe, moins démonstratif : j’avais
développé un langage scénique, une façon de
diriger les acteurs. Mais on avait gardé le même
goût de mordre dans le texte. À l’été 2007, on a
produit La Leçon à Québec, puis on l’a présentée en
seconde partie de La Cantatrice chauve à DenisePelletier.
Et aujourd’hui ?
Le spectacle que nous présenterons en février ne
sera pas vraiment une version trois de La Cantatrice
chauve, mais plutôt la deuxième version revisitée. En
langage informatique, on pourrait dire une version
2.1. De toute manière, dès qu’on amorce une reprise
d’un spectacle, on sait que certaines choses vont
bouger. Quant à La Leçon, la pièce diffère un peu
chaque soir selon l’énergie propre à chaque duo,
puisque tous les gars de la troupe connaissent le
rôle du professeur, les filles celui de l’étudiante,
et que c’est le public qui pige au hasard le nom
des comédiens qui interprètent La Leçon.
Lors du lancement de saison, en avril
dernier, vous avez souligné que l’angle
qui vous intéressait, cette fois-ci, était
celui de la mémoire. Pouvez-vous préciser
comment vous en êtes venu à cette
lecture ?
J’ai vu un reportage, à Télé-Québec, où l’on suivait
trois dames atteintes de la maladie d’Alzheimer.
Ça m’a époustouflé. C’est une terrible maladie,
notamment pour ceux qui sont en contact avec les
LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON / page 11
ENTRETIEN AVEC FRÉDÉRIC DUBOIS,
METTEUR EN SCÈNE
gens qui en sont atteints. Mais ce qui m’a troublé
dans ce reportage, c’est la grande candeur de
ces femmes. Elles revenaient à leur enfance, aux
jeux de l’enfance, à leurs premières amours, car
la mémoire à court terme disparaît plus vite que la
mémoire à long terme. Quand des proches viennent
les visiter, elles les confondent avec d’autres
personnes qui appartiennent à leur passé lointain.
Il m’a véritablement ébranlé, ce décalage entre le
corps figé de ces vieilles dames, la dégradation de
leurs facultés cognitives, et leur regard allumé :
quelque chose de très vivant reste dans l’œil, dans
le regard.
Les personnages de La Cantatrice chauve
ou de La Leçon oublient tout. Sans
mémoire, ils répètent toujours les mêmes
gestes, les mêmes paroles.
Cette lecture se traduit-elle dans le jeu
des acteurs ?
En fait, elle nous a donné notre articulation pour
appréhender les personnages, une sorte de mode
d’emploi qui apportait des réponses à nos questions
quant à leurs manières de parler et d’agir. Mary, la
bonne, sera une infirmière, habillée comme au temps
de la Première Guerre, un élément qui appartient
à un passé lointain. Elle peut taper sur les gens
sur scène. Le pompier est un vieux bonhomme qui
habite la chambre d’à côté, parce que le pompier
n’est rien de plus que quelqu’un qui vient raconter
des histoires. Et tous se retrouvent, se racontent
des histoires, un peu sans queue ni tête ; ils se
trouvent drôles, font la fête, repartent et oublient
ce qu’ils viennent de dire ou de vivre.
© Louise Leblanc
Les Smith ne se rappellent pas qui ils sont ni
l’heure qu’il est. Les Martin se retrouvent, mais
sans savoir qu’ils se connaissent. À la fin, tous les
quatre perdent le langage ; ça n’a plus d’importance,
c’est un jeu. Ils perdent leur pudeur. Madame
Smith enlève ses pantalons à son mari, qui porte
des shorts d’enfant en dessous. Il y a un retour à
l’enfance. Ce qui m’a intéressé dans le rapport à
l’Alzheimer, c’est la lumière qui persiste dans la
vie malgré la maladie. La Cantatrice chauve n’est
pas une œuvre triste. Il y a de la folie, du plaisir.
page 12 / LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON
© Louise Leblanc
On peut penser que l’espace scénique sera
différent qu’en 2007 ?
Dans notre version 2.1, l’espace devra refléter
notre nouvelle articulation du jeu : un plateau
très clinique, bleu et vert hôpital, des costumes
distingués bien sûr, mais qui rappellent les tissus
de jaquettes d’hôpital. Avec la scénographe, on
imagine de petits espaces, comme des chambres
d’hôpital, toutes pareilles, avec presque rien, quatre
fois la même petite lampe, la même chaise ; les
personnages passeraient de l’une à l’autre sans
que ça ait d’importance. C’est donc la même
matière, les mêmes acteurs, mais on a repensé
complètement l’espace.
Vous travaillez beaucoup des textes dans
lesquels le langage est structurant, où le
mot lui-même organise les répliques à
la manière d’associations libres, comme
dans La Cantatrice chauve. Qu’est-ce qui
vous attire dans ces œuvres de Queneau,
Jarry, Larry Tremblay ou, plus récemment,
Jacob Wren, pour ne nommer que
ceux-là ?
Leur grande théâtralité ; ce n’est pas la langue du
quotidien. La langue du téléroman est à la télé ;
elle ne m’intéresse pas. Si la scène ne déploie
pas la langue autrement que dans sa banalité
quotidienne, ça m’ennuie. La scène doit être un
LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON / page 13
espace qui protège une parole forte et riche, tout
en procurant du plaisir. Une langue forte m’oblige,
comme metteur en scène, à prendre des positions
fortes : je ne peux pas la cacher, je dois l’affronter.
On ne peut pas faire dire n’importe quoi aux textes.
J’aime servir les textes et, à l’intérieur de ces
pensées et de ces langues, trouver mon chemin
pour éclairer le monde dans lequel je vis. En toute
humilité.
Ces textes ont un côté formel, mais vous
semblez préoccupé aussi par la portée
sociale et politique des pièces que vous
montez.
Peut-être que le théâtre est toujours politique. Je
me questionne beaucoup sur cela, mais je n’ai pas
toutes les réponses. Sans doute que le contexte,
au moment où on monte une pièce, peut lui donner
une couleur plus engagée. En créant Le Roi se
meurt au Théâtre du Nouveau Monde, en 2013,
on s’est vite rendu compte que le texte résonnait
avec l’égocentrisme de notre ici-maintenant. On
est tous des petits rois au centre du monde. Mais
si l’on n’est pas conscient que la mort collective
est possible, on va tout perdre.
Aujourd’hui, une énorme tension politique se
développe ; la crise économique, Marine Le Pen1
qui pourrait gagner les élections en France, les
villes qui élisent des maires d’extrême droite, des
Femme politique française, présidente du parti du Front national.
1
page 14 / LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON
nazis dans le nord de l’Allemagne. On revient à la
question de la mémoire. Est-ce qu’on a tout oublié ?
On retourne au passé. J’ai lu récemment que la
moitié des Américains pensent que la religion doit
faire partie de la politique. Ici, les conflits autour
de « la charte » ont ravivé plein de préjugés. Mais
pour quoi et contre quoi s’est-on battu depuis 40
ou 50 ans ? Dans un contexte comme celui-là,
l’art est fondamentalement un acte de résistance.
Monter Ionesco, même si ça ne dit pas « À bas
le gouvernement ! », est un acte de résistance.
Propos recueillis et mis en forme
par Anne-Marie Cousineau
© Louise Leblanc
© Louise Leblanc
ENTRETIEN AVEC FRÉDÉRIC DUBOIS,
METTEUR EN SCÈNE
DOSSIER DIRE « NON »
D’IONESCU À IONESCO
~ « Kleine Dada Soirée » (1922), Kurt Shwitters, peintre allemand. Les dadaïstes aussi disaient
« Non ». Source : Wikipédia
C’est en 1934, à Bucarest, capitale de la Roumanie,
qu’Eugen Ionescu se fait remarquer par la
publication d’un recueil d’articles critiques pleins
d’humour et d’intelligence mais aussi d’ironie. Il
s’intitule en roumain Nu, c’est-à-dire : Non 1. Voilà un
titre qui donne le ton et qui engage irrémédiablement
son auteur ! Après avoir dit NON de façon aussi
claire, Ionescu ne pourra plus suivre une autre
voie que celle du refus, de la contestation et du
renouvellement des formes.
paradoxe et la férocité de son style. Rapidement,
son nom est connu et il trouve sa place dans le
monde des lettres de la société roumaine à titre de
critique mais aussi de poète. En 1931 déjà, il avait
publié un premier recueil de poèmes – Élégies pour
des êtres minuscules – où percent son angoisse
devant la mort et sa crainte que la vie n’ait aucun
sens. Dès lors, autant comme poète que critique,
la pensée et les revendications sociales d’Ionescu
vont aller en s’affirmant.
Si ce titre frappe l’imagination, c’est aussi que sa
publication se prépare depuis quelques années par
Ionescu qui publie ses textes de critique littéraire
dans des revues hebdomadaires et mensuelles
où il est remarqué pour sa brillance, son sens du
SAUTER LES FRONTIÈRES
La traduction française de Marie-France Ionesco sera publiée par Gallimard
en 1986.
1
Eugen Ionescu est né en Roumanie en 1909 et il
porte le nom de son père ; il choisira de s’installer
définitivement à Paris en 1945 et de franciser son
nom. Mais de sa naissance à 1945, il n’a pas cessé,
pendant cette période troublée par deux guerres
LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON / page 15
DOSSIER
mondiales, par les manifestations violentes du
fascisme et du communisme, et par la constitution
du bloc des pays de l’est européen, de traverser
les frontières entre son pays d’origine et la France.
Son père est un avocat roumain et sa mère, une
citoyenne roumaine d’origine française. Le couple
vit en France, mais le père veut que son fils naisse
en Roumanie, d’où une première traversée des
frontières. La famille revient à Paris en 1911, mais
pendant la guerre la mère craint pour la sécurité
de ses enfants et met le jeune Eugen et sa sœur
en pension chez des fermiers en Mayenne2. De
cette période, Ionesco dira qu’elle aura été la
plus heureuse de son enfance. En 1916, alors que
l’Allemagne déclare la guerre à la Roumanie, son
père retourne en Roumanie où il se remarie à l’insu
de sa famille restée en France. À la suite de la
procédure de divorce de ses parents, Eugen doit
partir pour la Roumanie, pays dont il ignore tout
des coutumes et de la langue, rejoindre son père
qui a obtenu sa garde. Il apprend rapidement le
roumain et fait des études universitaires brillantes
à Bucarest.
À l’université, il prépare une licence en littérature
française, est remarqué pour sa vivacité d’esprit
et développe des attitudes non-conformistes. Il
découvre d’ailleurs les écrits de Tristan Tzara,
cet écrivain et essayiste roumain fondateur du
mouvement Dada qui se lancera dans une variété
d’activités destinées à choquer le public et à
détruire les structures traditionnelles du langage.
Dada n’était pas seulement l’absurde, pas
seulement une blague, dada était l’expression
d’une très forte douleur des adolescents,
née pendant la guerre de 1914. Ce que nous
voulions c’était faire table rase des valeurs en
cours, mais, au profit justement des valeurs
humaines les plus hautes. Tristan Tzara
Département du Pays de la Loire.
2
page 16 / LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON
En 1936, il épouse Rodica Burileano, alors
étudiante en philosophie, et devient professeur
de français. Mais dès 1938, son pays se trouve
sous la coupe du fascisme et il revient en France
comme étudiant boursier, un séjour interrompu
par le déclenchement de la guerre. Il est alors
mobilisé et doit regagner la Roumanie en 1940.
Mais lorsque l’armée allemande occupe le pays,
il n’a qu’une obsession : retourner en France. En
1942, ayant finalement obtenu son passeport, il
s’installe à Marseille, puis à Paris avec sa femme.
Sa fille Marie-France naît en 1944. Totalement
inconnu dans sa terre d’accueil, Ionescu doit y
repartir à zéro. Il travaille pour une compagnie de
peinture, puis comme correcteur pour un éditeur
de textes juridiques. Il entreprend la traduction des
textes du poète roumain Urmuz, un précurseur
du surréalisme. Il fréquente le milieu du théâtre,
continue d’écrire en roumain et commence à rédiger
La Cantatrice chauve qui lui permettra de s’insérer
enfin dans la vie intellectuelle française.
Constantin Brâncusi, sculpteur d’origine
roumaine, né en 1876 à Hobita et mort à
Paris en 1957, fut l’un des sculpteurs les
plus influents du début du XXe siècle. Il est
considéré comme ayant poussé l’abstraction
sculpturale jusqu’à un stade jamais atteint
dans la tradition moderniste et ayant ouvert
la voie à la sculpture surréaliste ainsi qu’au
courant minimaliste des années 1960.
Outre l’atelier de Brâncusi, reconstitué à
l’identique au Centre Pompidou (Paris), on
peut admirer dans un parc de Târgu Jiu, en
Roumanie, trois de ses plus importantes
créations (La Colonne sans fin, La Porte du
Baiser, La Table du silence). Au cimetière du
Montparnasse à Paris, où Brâncusi est enterré,
on peut voir sur la tombe de Tania Rachevskaïa,
une amie du sculpteur, Le Baiser, une des
œuvres les plus célèbres du lieu.
©Simiprof 2013
©Wmpearl, 2012.
~ Brâncusi, Table du silence, Târgu Jiu, Roumanie.
~ Brâncusi, Poisson, bronze, sculpture de bois
et de métal, 1926.
(1952), Amédée ou Comment s’en débarrasser (1954),
Jacques ou La Soumission (1955), L’Avenir est
dans les œufs (1957), puis L’Impromptu de l’Alma
(1956), et d’autres encore. Tout va alors très vite
et en trois ans à peine, Ionesco passera de parfait
inconnu, à jeune auteur controversé. En effet, si la
production de La Leçon, en 1951, ne trouve pas plus
d’écho que celle de La Cantatrice chauve l’année
précédente, à peine trois ans plus tard, un recueil
de ses pièces, Théâtre 1, est publié chez Gallimard,
le plus prestigieux des éditeurs français.
} Ionesco dans
les années 1950.
Un nouveau théâtre
La pièce est crée le 11 mai 1950 par le jeune metteur
en scène Nicolas Bataille, dans un tout petit théâtre
de Paris, le Théâtre des Noctambules, à 18 heures
30 (en soirée, on y joue en alternance Kafka et
Brecht). Le succès n’est pas au rendez-vous, mais
des intellectuels comme André Breton, l’instigateur
du surréalisme, et Raymond Queneau, l’auteur de
Zazie dans le métro, sont vivement impressionnés
par la façon dont le nouveau venu saccage la langue
et les conventions.
À partir de ce moment, Eugène Ionesco, qui jamais
n’avait pensé devenir dramaturge, se met à écrire
du théâtre. Il rédige La Leçon (1951), Les Chaises
| Ionesco en 1959
LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON / page 17
DOSSIER
l’Odéon-Théâtre de France, apportant à son auteur
une véritable reconnaissance. Viendront ensuite
La Soif et la faim (1964), Jeux de massacre (1970)
et Macbett (1972)3.
Entre la vie et le rêve
Dans la deuxième moitié des années 1960, il revient
un peu à la prose, et publie Notes et contre-notes
(1966) qui contient l’essentiel de ses articles depuis
1959. Et puis, sous deux titres différents, Journal
en miettes et Présent passé, passé présent, il publie
des extraits de son journal intime où il donne les
clés de son univers intérieur et de ses obsessions :
l’ennui, l’enlisement, la mort. En 1970, il est élu
à l’Académie française et publie, en 1975, son
unique roman, Le Solitaire, récit d’un homme qui
se sent de moins en moins appartenir au monde
qui l’entoure.
~ Ionesco répond à l’ovation que lui fait le
milieu théâtral français lors de la Nuit des
Molière, 1989.
La Cantatrice chauve et La Leçon sont reprises
au Théâtre de la Huchette en février 1957 et les
représentations s’y poursuivent depuis, sans
interruption. C’est également à partir de ce moment
que les productions de ses pièces ne seront plus
confinées à de petits théâtres confidentiels. Ionescu
a relevé le défi. Il est devenu Ionesco.
Le théâtre d’Ionesco amorce peu à peu une carrière
internationale. Il est monté en Angleterre, puis en
Allemagne, et dès le début des années 1960, les
troupes de théâtre s’intéressent à lui un peu partout
à travers l’Europe et l’Amérique. Son travail, à ce
moment-là, commence à changer. Ionesco quitte
les extravagances formelles qui le caractérisaient
pour un théâtre un petit peu plus conventionnel.
Délaissant ses expériences langagières, il se met
à aborder des thèmes plus politiques, comme la
montée du fascisme dans Rhinocéros (1959), ou
métaphysiques, comme la mort dans Le Roi se
meurt (1962). Jean-Louis Barrault crée Rhinocéros à
page 18 / LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON
Les années 1980 voient sa santé décliner de plus
en plus. Un collage de ses derniers textes est
monté par le metteur en scène Roger Planchon en
1983. En 1988, faisant allusion à la célèbre phrase
de Shakespeare, il déclare à un ami :
Depuis La Cantatrice chauve, j’ai constaté
le règne de l’absurde ; je crois que je suis le
digne fils de cet auteur anglais qui disait :
« Le monde est une histoire pleine de bruit
et de fureur racontée par un idiot ».
En 1989, alors qu’il est hospitalisé, il délègue sa fille
pour qu’elle lise à Bruxelles devant la commission
politique européenne, un réquisitoire sévère contre
le régime communiste de Nicolas Ceausescu en
Roumanie : « Comment ne pas réagir à ce génocide
culturel dont nous sommes les contemporains et
témoins ? Ne pas être solidaire des voix qui, en
Roumanie, ont le courage de s’élever, ferait de nous
3
Macbett (noter la différence) contient quelques éléments du Macbeth de
Shakespeare.
~ Notes et contre-notes, édition Idées NRF,
1966.
des complices coupables de non-assistance à un
peuple en danger »4. Ionesco se retire de plus en
plus de la vie publique et s’éteint à Paris en 1994,
à l’âge de 85 ans.
En séparant les mots des réalités qu’ils désignent,
en injectant l’univers du rêve sur les scènes de
théâtre, en manifestant un perpétuel étonnement
envers le monde et la condition humaine, Ionesco
a façonné le regard que nous portons sur notre
monde et sur nos vies.
Hélène Beauchamp
Dans Matei Calinescu, Ionesco. Recherches identitaires. Paris, Oxus éditions,
2005, p. 341.
4
LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON / page 19
DOSSIER
REFUS,
RUPTURE,
RENOUVEAU
Que se passe-t-il au Québec à l’époque où Eugène
Ionesco se prépare à écrire La Cantatrice chauve et
à renouveler le rapport de l’écriture au théâtre ?
Pendant que des poètes et des artistes peintres
réinterrogent leur rapport au monde, que des
hommes de science découvrent et analysent
l’infiniment petit et l’immensément grand et que
des philosophes nous entraînent sur des réflexions
complexes mais surtout d’une grande exigence…
Quelles prises de conscience se produisent alors
ici ?
Refus
C’est à l’École du meuble de Montréal qu’un
professeur de dessin libre, Paul-Émile Borduas,
réunit autour de lui de jeunes artistes pour
poursuivre une recherche d’expression plastique
originale. Il a étudié à l’École des beaux-arts de
Montréal, et il a fait un séjour en France où il
a découvert les peintres européens, et tout
particulièrement Paul Cézanne, ainsi que le
mouvement surréaliste et les écrits d’André Breton.
À son retour à Montréal, il accepte un poste à l’École
du meuble et fonde la Société d’art contemporain
(1939) avec le peintre John Lyman et l’historien de
l’art Robert Élie afin de promouvoir l’art abstrait.
Son influence va grandissant et il devient le chef
de file du mouvement des artistes dissidents, les
Automatistes, fondé en 1942.
Les Automatistes préconisaient une approche
intuitive expérimentale non représentative, et leurs
œuvres ont contribué à changer en profondeur le
langage visuel et artistique. D’abord initié dans le
milieu des arts visuels, le mouvement s’étendit à
la poésie, la danse et le théâtre. À la suite d’une
page 20 / LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON
~ Refus global : couverture de l’édition
originale de 1948. Maquette de Jean-Paul
Riopelle, éditions Mithra-Mythe.
exposition de 45 gouaches de Borduas en 1942 à
l’Ermitage1 et à des manifestations publiques en
1946, le groupe poursuit son interrogation et cherche
à libérer l’énergie créatrice emprisonnée dans le
carcan des institutions, des peurs et des tabous de
la société québécoise d’alors. Ce cheminement le
conduit à la rédaction d’un manifeste où il définit
sa vision politique et qu’il intitule Refus global.
Le lancement a lieu à la Librairie Tranquille, rue
Sainte-Catherine, le 9 août 1948.
Le mouvement regroupait les peintres Marcel
Barbeau, Jean-Paul Riopelle, Pierre Gauvreau,
Fernand Leduc, Jean-Paul Mousseau et Marcelle
Ferron ; les écrivains Claude Gauvreau et
Thérèse Renaud ; les danseuses et chorégraphes
Françoise Sullivan, Françoise Riopelle et Jeanne
Renaud ; la designer Madeleine Arbour ; l’actrice
Salle du Collège de Montréal, chemin de la Côte-des-Neiges.
1
Muriel Guilbault et le photographe Maurice Perron,
de même que le psychiatre psychanalyste Bruno
Cormier.
Comme l’ont souligné plusieurs analystes Refus
global appartient à une époque marquée par la
censure et l’interdiction, par les mises à l’index
et par les hiérarchies abusives. La domination de
l’Église catholique était alors totale et touchait toutes
les sphères de la société, de la vie publique et de la
vie privée. Elle contrôlait le système d’éducation et
exerçait une influence considérable sur le monde
politique et judiciaire. L’idéologie dominante en était
une de conservation et de nationalisme chauvin.
Refus global en fait une critique radicale, propose de
rejeter ce mode d’existence rétrograde et d’inventer
un autre modèle d’homme et de société. On peut
y lire, entre autres :
Rompre définitivement avec toutes les habitudes
de la société, se désolidariser de son esprit
utilitaire. Refus d’être sciemment au-dessous
de nos possibilités psychiques. Refus de fermer
les yeux sur les vices, les duperies perpétrées
sous le couvert du savoir, du service rendu, de
la reconnaissance due. […]
Place à la magie ! Place aux mystères objectifs !
Place à l’amour ! Place aux nécessités ! Les répercussions sur les signataires ne tarderont
pas. Borduas est congédié de son poste de
professeur. Il s’exile aux États-Unis où sa recherche
artistique peut se faire en toute liberté et il s’installe
à Paris en 1955. Muriel Guilbault meurt par suicide
en 1952. Marcelle Ferron s’installe à Paris de 1953
à 1966. Fernand Leduc vivra à Paris et en Italie.
Thérèse Renaud poursuit son œuvre poétique et
littéraire à Paris. Jean-Paul Mousseau réussira
à faire la preuve de la nécessité d’intégrer l’art
dans l’environnement urbain. Jean-Paul Riopelle
s’installe à Paris dès 1949.
€ Vitrail de Marcelle Ferron, station de métro Champ-de-Mars
LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON / page 21
© La Serviette 2011
DOSSIER
~ Borduas – Composition 11. Photo prise lors de l’exposition Big Bang au Musée des beaux-arts
de Montréal, décembre 2011.
RUPTURE Ces artistes ont produit des œuvres qui sont d’une
importance capitale dans l’histoire de l’art et dans
l’histoire du théâtre. Claude Gauvreau est le plus
important poète automatiste, et son texte Bien-être
est le premier à être joué en public, le 20 mai 1947.
Il fut accueilli par un éclat de rire tout à fait général.
En effet, ses expériences littéraires mettaient à
l’épreuve le langage tout autant que l’attention des
spectateurs, même si son écriture restait proche de
la peinture d’un Riopelle ou d’un Leduc. « À la suite
de la mort de Muriel Guilbault en 1952, Gauvreau
écrit Beauté baroque, qui évoque explicitement
Nadja de Breton. Durant la période suivante […], il
écrit deux textes dramatiques majeurs, La Charge
page 22 / LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON
de l’orignal épormyable (1953-1954) et, surtout,
Les Oranges sont vertes, pièce qui renoue avec le
mythe du nouvel Égrégore2. Il commence aussi à
rédiger des pièces radiophoniques qu’on présente
à Radio-Canada : l’une d’entre elles, Le Coureur de
marathon, lui vaudra le Canadian Radio Award.3 »
Du côté de la danse, Françoise Sullivan explique
que « Le danseur doit donc libérer les énergies de
son corps, par les gestes spontanés qui lui seront
dictés. Il y parviendra en se mettant lui-même dans
un état de réceptivité à la manière du médium»4 .
Concept désignant un esprit de groupe, ou une force produite par les
désirs et émotions de plusieurs individus unis dans un but commun.
André-G. Bourassa et Gilles Lapointe. Refus global et ses environs. Montréal :
L’Hexagone et BNQ. 1988, p. 124.
4
Idem, p. 162.
2
3
Quant à Marcelle Ferron, peintre, elle a toujours
privilégié les compositions amples et lumineuses,
aux couleurs vibrantes, propulsées par une pulsion
créatrice ancrée dans l’inconscient.
Le théâtre et la poésie, sous la plume de l’automatiste
Claude Gauvreau, n’ont pas toujours été faciles à
recevoir. Son langage est mystérieux et sonore,
fait d’onomatopées et de borborygmes, de bruits
et de sons. C’est la mise en scène des Oranges
sont vertes par Jean-Pierre Ronfard (Théâtre du
Nouveau Monde, 1972) qui a ouvert une voie possible
de circulation entre l’œuvre et le public. Depuis,
régulièrement, un de ses textes est mis à l’affiche
et présente de multiples défis de lecture et de
réalisation. Mais les artistes du Refus global ont
percé des brèches dans les murs qui enfermaient,
encerclaient, étouffaient celles et ceux qui ne
voulaient plus rien savoir de l’académisme.
Renouveau
Dès le début des années 1950, un vent de renouveau
souffle sur la dramaturgie avec l’apparition des
« théâtres de poche ». Les Théâtre d’été de Percé
et de Sainte-Adèle, l’Estoc à Québec, l’Égrégore, la
Boulangerie et le Studio du Théâtre-Club à Montréal.
Ces nouvelles salles, qui n’ont parfois pas cinquante
places, permettent des audaces de contenu que les
grandes salles ne facilitent guère. Les théâtres de
poche proposent un nouveau théâtre tout comme
on propose, en d’autres salles, le nouveau cinéma.
© Fotonovela
Les auteurs québécois se manifestent aussi dans
cette veine d’un théâtre de l’absurde. En 1956,
la Compagnie de Montréal crée Les Insolites de
Jacques Languirand, un texte où l’auteur prend des
libertés avec la logique. Devant le succès obtenu,
Languirand continue les représentations dans son
propre Théâtre de Dix Heures au 1300 St-Urbain.
Il y fera aussi jouer son Roi ivre aussi bien que En
attendant Godot de Beckett et Les Bonnes de Genêt.
~ Une des chaises de Rêver le nouveau
monde oeuvre de Michel Goulet, devant la
gare du Palais de Québec, avec le texte de
Gauvreau : « Le travail n’est pas liberté / Le
travail est dans la liberté ».
La Cantatrice chauve a d’abord été montée par
Jan Doat avec les étudiants du Conservatoire.
Les Apprentis-Sorciers joueront la pièce en mai
1957 dans La Cave à Anita, leur premier lieu fixe.
Jean-Guy Sabourin en a trouvé le texte chez le
libraire Henri Tranquille, grand lecteur et fou de
théâtre. Sabourin raconte : « Certains d’entre
nous hésitent à se lancer dans un tel spectacle.
Afin d’apaiser les inquiétudes et de connaître le
point de vue de chacun, nous organisons avec
les comédiens une lecture de la pièce qui dure
plus de trois heures tant les rires, les éclats et
LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON / page 23
DOSSIER
les commentaires fusent de toutes parts. Cette
Cantatrice rallie tous et chacun et deviendra le
porte-étendard de notre démarche »5.
La Cantatrice chauve et La Leçon ne laissent pas
indifférents ceux qui en voient une représentation
comme en témoigne le metteur en scène Jacques
Lessard, dans un entretien avec Paul Lefebvre6.
J’ai découvert Ionesco à quatorze ans et
ç’a marqué ma vie. […] J’avais été à la fois
complètement enthousiasmé et bouleversé. Tout
simplement parce qu’Ionesco me montrait qu’il
y avait une autre façon de voir le monde que
celle reposant sur la raison. Ma façon de voir
la vie a basculé d’un coup. Et c’est ce qui m’a
Jean-Guy Sabourin. Une fenêtre sur la modernité. Les Apprentis-Sorciers
(1955-1968), Montréal, VLB éditeur, 2003, p. 29.
« Ionesco ou l’école de la liberté », Les Cahiers, Théâtre Denise-Pelletier,
no 41, hiver 2001, pages 38-41.
5
6
© Jean Gagnon 2010
€ Murale de Thomas Csano et Luc Saucier
produite par l’organisme MU, place PaulEmile-Borduas, à Montreal.
page 24 / LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON
décidé à faire du théâtre, à devenir comédien
et metteur en scène. […]
J’avais l’impression, avec lui, d’être enfin libre,
car il m’a révélé ma propre liberté. Aujourd’hui,
je réalise qu’il m’a touché dans toutes mes
dimensions : dans mon intelligence, dans ma
sensibilité, dans mon imagination, même dans
mon corps, car, lorsque j’ai vu La Cantatrice
chauve, le choc a été physique. C’est comme si
mon corps s’était mis à participer pleinement à
ce qui se passait devant lui. Ce fut un moment
privilégié de ma vie. La rencontre continuera de s’effectuer de façon
aussi percutante entre Ionesco et les metteurs en
scène des générations suivantes.
Hélène Beauchamp
Pour en savoir plus...
D'Eugène Ionesco
Théâtre complet, Bibliothèque de la Pléiade, 1991.
Notes et contre-notes (recueil d’articles, de
conférences et de textes divers) Gallimard, 1966.
Recueils d’entretiens Claude Bonnefoy, Entre la vie et le rêve, Belfond, 1977.
Gilbert Tarrab, Ionesco à cœur ouvert, Montréal,
Cercle du livre de France, 1970.
Études
Michel Bigot et Marie-France Savéan, La Cantatrice
chauve et La Leçon d’Eugène Ionesco, Gallimard
Folio, 1991.
Marie-France Ionesco et Paul Vernois (dir.) Colloque
de Cerisy. Ionesco. Situation et perspectives, Belfond,
1980.
Paul Vernois, La Dynamique théâtrale d’Eugène
Ionesco, Klincksieck, 1991.
Biographies
Marie-France Ionesco, Portrait de l’écrivain dans le
siècle. Eugène Ionesco 1909-1994,Gallimard, 2004.
Gilles Plazy, Eugène Ionesco. Le Rire et
l’espérance, Julliard, 1994.
Autour du Refus global, de Paul-Émile
Borduas et des Automatistes
Paul-Émile Borduas, Refus global. Projections
libérantes, Parti Pris, 1977.
Patricia Smart, Les Femmes du Refus global, Boréal,
1998.
Films et documentaires
Les Temps modernes (1936), de Charles Chaplin,
un film burlesque dominé par l’absurde et le
non-sens.
Manon Barbeau, Les Enfants du Refus global, Film
documentaire. ONF, 1998.
Jacques Godbout, Paul-Émile Borduas (1905-1960),
Film en couleur. ONF, 1962.
POUR ALLER PLUS LOIN...
Faire un tour dans les stations du métro de Montréal
où se trouvent des œuvres des artistes signataires
du Refus global. À Montréal, chacune des stations
du métro est unique. Pour le prix d’un billet de
métro, découvrez les œuvres de certains des plus
grands noms de l’art québécois.
www.metrodemontreal.com/art/index-f.html
€ La (les) leçons plurielle(s), Rose-Marie E.
Goulet, parvis de la Salle Fred-Barry, ThéâtreDenise Pelletier, dans le cadre de la politique
d’intégration des arts à l’architecture, copyright SODRAC, 2010.
Jouer dans la ruelle – La ruelle Paul-Émile Borduas,
entre la rue Saint-Denis et la Grande Bibliothèque.
Plonger dans le trafic international – Admirer
« La joute », sculpture-fontaine monumentale de
Jean-Paul Riopelle, sur la Place Jean-Paul Riopelle,
devant le Palais des Congrès.
© Frédéric Saia
Apprécier l’œuvre de Rose-Marie E. Goulet,
installée devant le Théâtre Denise-Pelletier à
l’entrée de la Salle Fred-Barry. C’est une œuvre
d’art public inspirée par La Leçon d’Ionesco et
intitulée « La (les) Leçon(s) plurielle(s) ».
LA CANTATRICE CHAUVE et LA LEÇON / page 25
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