La Cantatrice chauve : discours et transgressivité

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La Cantatrice chauve : discours et transgressivité
Prof.univ.dr. Alexandrina MUSTĂŢEA
Universitatea din Piteşti
Eugen Ionesco’s debut play The Bald Soprano shocked its readers and first night spectators
by its upsetting of theatrical normality, which inaugurated the French anti-theatre.
Our paper makes a short review of the types of innovative transgressions in the play (from
the ignoring of elementary dramatic conventions to the violation of discursive and deportment
precepts) as well as an analysis of some particular infractions from the view point of literary
discourse pragmatics.
L’apparition de La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco a marqué le début du « théâtre de
l’absurde », nommé également « anti-théâtre » ou « nouveau théâtre ». La première représentation
de la pièce, le 11 mai 1950, au Théâtre des Noctambules, a produit un vrai choque, mais son succès
ultérieur a été énorme, comme l’atteste le fait qu’elle figure à l’affiche du Théâtre de
la Huchette depuis 1957 sans interruption, cas sans précédent dans le théâtre français. Sa nouveauté
à l’époque de la première consistait dans le bouleversement total de la normalité théâtrale, tant au
niveau des conventions dramatiques, qu’à celui du discours en tant que tel.
Notre communication se propose de faire le bilan des principaux types de transgressions que
renferme La Cantatrice chauve et d’en analyser ponctuellement quelques-unes à la lumière de la
pragmatique du discours littéraire.
Ionesco transgresse tout d’abord à bon escient les conventions littéraires appartenant
principalement aux codes paratextuel et architextuel .1
La paratextualité est la relation que le texte proprement dit entretient avec les signaux
accessoires, autographes ou alographes qui sont les titres, sous-titres, intertitres, les préfaces, les
postfaces, les avertissements, les avant-propos, les notes marginales, infrapaginales, terminales, les
épigraphes, les illustrations, les tables des matières, etc. Pour Genette, le paratexte est un des lieux
privilégiés de la dimension pragmatique de l’œuvre littéraire, lieu particulier du contrat ou pacte
générique avec le lecteur.
Tous ces éléments hétéroclites ont, selon Sofia Dima2, un statut à la fois matériel et indiciel.
Ils ont le rôle d’informer, de désigner, d’asserter, d’argumenter et de convaincre, se constituant en
autant d’objets d’une stratégie qui vise la conquête du lecteur et l’orientation sémantique de la
lecture.
Les infractions de nature paratextuelle les plus évidentes produites par le texte de Ionesco se
situent au niveau du titre et des didascalies.
La convention paratextuelle qu’est le titre est supposée évoquer le contenu du texte (par ex.
Les Misérables) ou décrire la forme du contenu (par ex. Le Roman comique). Le titre choisi par
Ionesco pour sa pièce ne participe ni d’une catégorie, ni de l’autre. On pourrait affirmer que La
1
2
Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Seuil, Paris,1982
Sofia Dima, Lectura literară, Editura Ars Longa, Iaşi, 2000
Cantatrice chauve est un anti-titre qui préfigure l’anti-théâtralité du texte qu’il préfixe. Il
ouvre un certain horizon d’attente au lecteur-spectateur, jouant le jeu de la paratextualité, faisant
semblant d’annoncer le protagoniste, horizon qu’il va contrarier par l’inexistence du personnage de
la cantatrice dans la pièce. Le titre devient ainsi un indicateur pragmatique par lequel l’auteur
signale à son récepteur le caractère absurde du texte.
En ce qui est des didascalies, elles sont des indications scéniques à l’intention des réalisateurs
du spectacle théâtral, esquissant le décor, les costumes et décrivant les attitudes et le ton à adopter
par les acteurs. Tout en étant codifiées au niveau architextuel, en qualité de convention du genre
dramatique, les didascalies appartiennent au paratexte, du fait qu’elles se situent en marge du texte
proprement dit. Si le spectateur est le bénéficiaire indirect des didascalies, à travers le spectacle qui
les met en scène, sans les connaître dans leur aspect littéral, le lecteur a avec elles un contact direct
par la lecture. Mais il les lit à seul titre informatif, comme il le fait, éventuellement, de tout autre
élément paratextuel. La lecture du paratexte est facultative, le texte se suffisant à lui-même.
Extérieures au texte, les didascalies sont supposées avoir deux caractéristiques essentielles –
l’une négative, une sorte de degré zéro stylistique, l’autre positive, la représentativité scénique.
A lire la première didascalie de La Cantatrice chauve, on se rend compte qu’elle ne répond
pas à ces exigences :
Scène I
Intérieur bourgeois, avec des fauteuils anglais. Soirée anglaise. M.Smith, Anglais, dans son
fauteuil et ses pantoufles anglais, fume sa pipe anglaise et lit un journal anglais, près d’un feu
anglais. Il a des lunettes anglaises, une petite moustache grise, anglaise. A côté de lui, dans un
fauteuil anglais, Mme Smith, Anglaise, raccommode des chaussettes anglaises. Un long moment de
silence anglais. La pendule anglaise frappe dix-sept coups anglais.
La répétition de l’adjectif qualificatif anglais y est, sans doute, une marque stylistique. La
récurrence de cette épithète est un marqueur d’ironie à l’adresse du milieu bourgeois anglais,
pétrifié dans le conformisme et à l’adresse de l’esprit conservateur dont les Anglais sont si fiers.
Cette infraction par rapport à la convention de non stylisticité du paratexte est un indicateur
pragmatique à l’intention du lecteur, invité à reconsidérer le statut même de la didascalie et,
corrélativement, son propre rôle de lecteur.
La question qui s’impose est si cette didascalie offre réellement des indications scéniques.
Pour y répondre, il faut mettre en discussion sa représentativité scénique. On peut facilement
constater qu’elle n’est que partielle. Si les référents fauteuil, pipe, pantoufles, journal, chaussettes,
etc., peuvent apparaître sur la scène en tant qu’éléments du décor et que l’on puisse leur assigner
des qualificatifs physiques tels: forme, couleur, matière, etc., également représentables, parce que
directement perceptibles, le qualificatif anglais, au même titre que, par exemple, national,
gouvernemental, plausible, superflu, etc., n’a pas de représentativité scénique, à cause de son
caractère abstrait: un fauteuil ou une pipe ne sont perceptiblement anglais, du fait que l’anglicité
n’est pas physiquement représentable.
L’emploi répété de cette qualité non représentable et son association avec des termes qu’il
n’est pas en état de qualifier à cause de leur incongruence – feu anglais, silence anglais, dix-sept
coups anglais – indiquent l’intention de Ionesco d’édifier un monde à l’envers, absurde, dans lequel
les pendules frappent autant de coups que bon leur semble, un univers où si l’on frappe à la porte
c’est qu’il n’y a le plus souvent personne.
En conclusion, cette didascalie n’est pas destinée uniquement à remplir sa fonction de
donner des indications scéniques, mais, en dépassant son extériorité, elle est conçue et donc doit être
perçue comme faisant partie intégrante du texte, sa lecture devenant de la sorte obligatoire. Ionesco
signale ainsi au lecteur dès le commencement qu’il pénètre dans un univers textuel différent de ceux
auxquels il est habitué, le préparant à accepter les transgressions à venir et travaillant à modifier son
horizon d’attente.
Selon Gérard Genette, l’architexte concerne les genres, les sous-genres, les modes
d’énonciation, les formes (typographiques), les figures et les thèmes. La production de tout texte est
prédéterminée par l’existence du code architextuel. Quelles que soient les libertés qu’un auteur
prend par rapport à cette réalité, fonction de sa conception sur la littérature, déterminée par sa
compétence architextuelle, il ne peut pas sortir de ses cadres, qui fixent les limites mêmes de la
littérature. Tout texte appartient fatalement à un genre et à une espèce, se présente nécessairement
sous une forme typographique, véhicule, qu’il le veuille ou non, des figures et des thèmes. Même
s’il ne respecte pas les conventions en vigueur, il n’échappe pas au caractère conventionnel de la
littérature, car ce qu’il propose en échange ce ne sont que de nouvelles formules qui seront codifiées
par l’institution littéraire. Forcer les limites de l’architextualité signifie assumer le risque de quitter
l’espace des lettres.
Au point de vue architextuel il est bien difficile de ranger la pièce de Ionesco dans une
espèce dramatique précise. Bien qu’elle ait comme effet immédiat sur le récepteur la perplexité
suivie de rires, elle n’est pas une comédie proprement dite, du fait que l’absurde n’est jamais
essentiellement comique. Il n’en a que l’apparence, au-delà de laquelle se cache ou se dévoile le
tragique. D’ailleurs Ionesco lui-même a défini La Cantatrice chauve comme « tragédie du
langage ». Ce syntagme est doublement significatif : d’une part, il précise le sous-genre de l’œuvre,
précision quelque peu déroutante elle-même, vu son caractère tranchant, alors que le destinataire est
habitué à associer le rire à la comédie ou, tout au plus, à accepter, depuis le Romantisme, le mélange
des genres ; d’autre part, il en signale le « personnage principal » et en même temps le thème – le
langage. Le parcours textuel révèle l’absence de toute intrigue, la présence des personnages
mécaniques, interchangeables, sans consistance psychologique et la mise en scène du langage, son
fonctionnement vide. Le langage se replie sur lui-même, exhibe ses articulations, ses mécanismes,
ces opérations, sa rhétorique, son ossature, en l’absence du sens, signifiant le vide
communicationnel et spirituel.
Aussi arrivons-nous à la deuxième catégorie de transgressions, qui concernent le discours en
tant que tel. Ionesco procède systématiquement à la violation des lois discursives, en fait même une
véritable stratégie scripturale.
Analysons, à titre d’exemple, la première réplique de la pièce, appartenant à Mme Smith :
« Tiens, il est neuf heures (n’oublions pas, la pendule vient de frapper dix-sept coups
anglais). Nous avons mangé de la soupe, du poisson, des pommes de terre au lard, de la salade
anglaise. Les enfants ont bu de l’eau anglaise. Nous avons bien mangé, ce soir. C’est parce que
nous habitons dans les environs de Londres et que notre nom est Smith. »
Il est bien évident que le personnage ne respecte pas la loi d’informativité1, qui postule que
normalement on n’énonce pas quelque chose que la personne à qui l’on parle sait probablement déjà
ou tient pour acquis, mais qu’on dit quelque chose pour apporter de l’information. Un énoncé ne
doit pas être informativement vide.
Mme Smith parle à son mari, or tout ce qu’elle dit lui est bien connu, puisqu’il vient
justement de dîner avec ses enfants et sa femme. De plus, il est censé savoir où ils habitent et quel
est leur nom de famille. Mme Smith parle non parce qu’elle aurait quelque chose à dire, mais tout
simplement pour parler. Ionesco ouvre ainsi la série des échanges absurdes, faits de banalités, de
truismes, qui miment le dialogue, en l’absence des idées à partager. La pièce finit avec les Martin
qui disent les répliques des Smith de la première scène, tandis que le rideau tombe doucement.
Ainsi, la boucle se ferme, suggérant la claustration des personnages dans l’univers suffocant de la
1
cf. Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’Implicite, Armand Colin, Paris, 1986
famille, avec sa routine quotidienne, avec ses dialogues absurdes, avec son manque de perspective,
avec la perpétuation indéfinie de l’ennuie.
La même réplique contient encore une infraction – la transgression de la règle de relation1,
qui pose comme condition de cohérence que les faits dénotés doivent êtres reliés entre eux par un
rapport de cause, de condition, de conséquence, etc. Les relations se manifestent le plus souvent par
des connecteurs. L’impossibilité de relier deux propositions par un connecteur est signe
d’incongruence. L’emploi impropre d’un connecteur de même. Dans la réplique de Mme Smith il y a
une fausse relation de causalité entre les séquences « nous avons bien mangé, ce soir » et « nous
habitons dans les environs de Londres », respectivement « notre nom est Smith », reliées par le
connecteur parce que. Ce type de transgression est fréquent dans le texte, constituant à côté de la
discontinuité thématique, des contradictions logiques et de l’emploi des sophismes, une des
principales sources du comique ionescien.
Enfin, on peut constater l’enfreinte courante des lois visant les comportements sociaux,
relevant d’une sorte de code des convenances. Nous nous arrêtons sur un seul exemple, extrait de la
Scène III, où Mary, la bonne, réprimande les époux Martin, invités qui sont en retard :
« Pourquoi êtes-vous venus si tard ! Vous n’êtes pas polis. Il faut venir à l’heure. Compris ?
asseyez-vous quand même là, et attendez maintenant. »
Nous sommes en présence d’un discours autoritaire, non fondé, étant donné la position
d’infériorité de la bonne par rapport aux invités. Chargée de s’occuper des enfants, la bonne élargit
la sphère de ses attributions, en y incluant l’éducation des adultes. Il s’agit ici d’une présupposition
pragmatique, qui équivaut à une des conditions préliminaires de réussite d’un acte de langage.
Donner un ordre, comme le fait la bonne, présuppose que le locuteur et son allocutaire se trouvent
dans une relation hiérarchique telle qu’elle permette au premier d’adresser son ordre au second, ce
qui, de toute évidence, n’est pas le cas ici. Normalement, la bonne devrait être mise à sa place, vu
l’infraction commise. L’absurde relève de ce que, au lieu de réagir conformément aux attentes du
récepteur, les Martin obéissent aux ordres et s’asseyent l’un en face de l’autre, se souriant
timidement. Ils se comportent comme des enfants sermonnés par un adulte, se sentant coupables. La
non satisfaction d’une condition préliminaire de réussite d’un acte de langage entraîne
inévitablement l’échec de l’acte en question. Dans un univers absurde, au contraire, elle en garantit
le succès.
Le texte de Ionesco se situe, au moment de son apparition, à ce point extrême où il contrarie
toutes les attentent du lecteur, s’approchant dangereusement de la dissolution du littéraire dans le
vide du non littéraire. La distance qui nous en sépare nous permet d’évaluer le phénomène
inévitable de « normalisation » des anciennes infractions par l’institution de la littérature, qui se
charge de ranger, après un bref éclat, toute innovation dans la catégorie des conventions. Ce qui en
1950 était à la limite de l’acceptable, aujourd’hui est devenu classique.
1
v. Michel Charolles, Introduction aux problèmes de la cohérence des textes, in Langue Française, 38/1978
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