DE LA NORMALISATION DES INFORMALITÉS FINANCIÈRES EN

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DE LA NORMALISATION DES INFORMALITÉS FINANCIÈRES EN
AMÉRIQUE LATINE : ENTRE COMMERCIALISATION ET
RÉAPPROPRIATION « PAR LE BAS »
Omer KOUAKOU
Doctorant en économie sociale
Dynamiques rurales, Université Toulouse 2
[email protected]
Résumé
A l’intérieur du secteur informel, à consonance négative d’un strict point de vue économique,
émerge la finance informelle qui, par sa tendance à mettre le financier au service du lien social,
conserve une connotation positive. Malgré cela, les modèles de développement néolibéral qui
s’imposent en Amérique latine la considèrent en termes d’inefficacité économique. Les
informalités financières se formalisent soit « par le haut » (absorption par les réseaux bancaires
traditionnels ou évolution vers des formes bancaires), soit « par le bas » (à travers des projets de
finance solidaire, en particulier, de microfinance). Toutefois, ces deux voies de normalisation
comportent des risques élevés de financiarisation (ou commercialisation) et donc de perte de la
dimension réciprocitaire, quand s’impose l’intérêt personnel et la recherche de profit privatisé au
détriment du collectif. D’où la nécessité d’une construction du politique par la réappropriation
collective des valeurs réciprocitaires, sociales et solidaires.
Resumen
Al interior del sector informal, que tiene una connotación negativa desde un punto de vista
estrictamente económico, surge la finanza informal que, por su tendencia a colocar el financiador
al servicio del lazo social, conserva una conotación positiva. A pesar de ello, los modelos de
desarollo neoliberal que se imponen en América Latina la consideran en terminos de ineficacia
economica. Las informalidades financieras se formalizan «desde arriba» (absorpción por las
redes bancarias tradicionales o evolución hacia formas bancarias), o «desde abajo» (a través de
proyectos de finanza solidaria, particularmente de microfinanza). No obstante, estas dos vias de
normalización tienen altos riesgos de financiarización (o de comercialización) y por tanto de
pérdida de la dimensión reciprocitaria, cuando se impone el interés personal y la búsqueda de un
beneficio privatizado en detrimento de lo colectivo. De ahí la necesidad de una construcción de lo
político por medio de la reapropiación colectiva de valores reciprocos, sociales y solidarios.
Abstract
Within the informal sector, which has a negative consonance from a strict economic point of
view, arises the informal finance wich, by its tendancy to consider financial aspects as a mean to
strengthen social links, has a positive connotation. Even so, neoliberal models of development
taking place in Latina America consider them as economic ineffectiveness. These informal
finance take offence either “by the top” (absorption by traditional bank networks or evolution
towards bank forms), or “by the bottom” (through social finance projects, in particular,
microfinance). However, theses two ways contain high risks of financiarization (or
merchandizing), therefore of loss of reciprocity. This needs reconstruction of politics by a
reconquest, through collective decisions, of solidarity and social values.
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Introduction
Le secteur informel occupe une place de choix dans les économies des pays en développement
(PED). La notion de secteur informel fait toujours débat aujourd’hui pour ce qui est notamment
des contours théoriques du concept. Toutefois, d’un point de vue économique, l’on retient en
général que le secteur informel renvoie à deux réalités : d’abord, c’est l’ensemble des activités
économiques qui se réalisent en marge de la législation pénale, sociale et fiscale ou échappant à
la Comptabilité Nationale ; ensuite, c'est l'ensemble des activités qui échappent a la politique
économique et sociale, et donc a toute régulation de l'Etat. La concept a donc, d’un point de vie
strictement économique, une consonance négative et souligne l’idée de fraude tout en
fonctionnant, paradoxalement, au vu et au su de tous. Les premiers travaux sur ce secteur n’ont
concerné que la dimension réelle de l’économie (marché du travail, marché des biens de
consommation). Le secteur informel émerge alors dans un contexte d’incomplétude de la
socialisation marchande et se donne à voir comme stratégie économique de survie et de lutte
contre les inégalités et la pauvreté. Il apparaît ainsi dans un premier temps comme une innovation
économique. Des travaux portant sur la dimension financière du secteur informel, les informalités
financières, existent également et sont récents. Cependant, les modèles de développement libéral
qui s’imposent en Amérique latine dans un contexte de crise économique et sociale tendent à
ignorer ces informalités financières (marginalisation), voire à les éradiquer pour la raison
essentielle qu’elles seraient source d’inefficacités économiques.
Face à cela, le secteur informel réagit de diverses façons. D’abord, le secteur informel peut tenter
la voie de la formalisation par l’intégration aux modèles de développement libéral. Les pratiques
d’informalité financière se transforment alors en institutions bancaires. Il s’agit d’une
appropriation et d’une normalisation de la finance informelle « par le haut ». L’innovation sociale
induite par la finance informelle se transforme alors en innovation financière. Ensuite, le secteur
informel peut tenter la voie de la formalisation par l’intégration dans le champ de l’économie
solidaire. Il s’agit alors d’une tentative d’appropriation et de normalisation de l’informalité
financière « par le bas ». C’est ainsi que des acteurs de la société civile (personne charismatique,
ONG) en sont venus à incorporer les logiques financières informelles dans les pratiques
microfinancières. Celles-ci apparaissent comme une normalisation de la solidarité financière tout
en préservant en leur sein une certaine dose de réciprocité, de solidarité.
Toutefois, ces deux aspects de la normalisation des informalités financières en Amérique latine
s’inscrivent dans la logique de la financiarisation des sociétés ; le financier tend à s’imposer et à
prendre le pas sur l’économique, le social et le politique. On court alors le risque d’une perte de
la dimension socialement encastrée de la finance informelle et d’une disparition de l’identité
solidaire des institutions de microfinance (IMF). D’où la nécessité d’une construction du
politique dans les deux cas par la réappropriation « à partir du bas » des valeurs réciprocitaires,
sociales et solidaires.
Les informalités financières en Amérique latine
1) Définition
La finance informelle renvoie à des pratiques d’épargne et de crédit qui ne sont pas tenues de
respecter un cadre ou un schéma fixé et qui mettent donc l’accent sur l’absence de formes ; d’où
l’expression « informel ». Les relations entre le débiteur et le créancier reposent sur la confiance
et sont personnelles dans la mesure où les partenaires se connaissent et font affaire comme ils
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l’entendent. On distingue, à la suite de Lelart (2005) les pratiques informelles individuelles (les
gardes-monnaie, les banquiers ambulants, les crédits informels) et les pratiques informelles
collectives (les tontines dites mutuelles, les tontines plus élaborées).
L’expression « tontine » est née en France à partir de l’initiative d’un banquier napolitain du nom
de Tonti. Celui-ci vendit au roi Louis XV l’idée d’emprunter de l’argent sans le rembourser, en
versant annuellement seulement la totalité de l’intérêt correspondant aux seuls souscrivants
survivants jusqu’à ce que le dernier décède. L’expression de tontine en vint à caractériser une
opération tout à fait différente pratiquée dans les pays en voie de développement, lorsqu’au début
du XIXe siècle, des juristes français décidèrent d’appeler ainsi un contrat pratiqué en Indonésie
(la houei) par lequel plusieurs personnes décident d’épargner ensemble et de se prêter cet argent
les uns aux autres. Les tontines se caractérisent principalement par l’importance des relations
personnelles qui lient les participants. Ces pratiques sont parfaitement adaptées au comportement
de populations qui cultivent la solidarité et pour lesquelles l’épargne se situe davantage dans une
relation de chacun avec les autres que dans une relation isolée de chacun dans le temps.
Beaucoup plus présentes en Afrique et en Asie, elles existent également présentes dans quelques
pays d'Amérique centrale et surtout d'Amérique latine. Elles présentent partout les mêmes
caractéristiques qui tiennent à ce que les relations personnelles entre les membres sont
particulièrement étroites. L’hypothèse est que ce sont les anciens esclaves et les immigrés qui ont
amené avec eux des pratiques qui ont subsisté. Plus précisément, ces pratiques ont été importées
par les Noirs ou par les Asiatiques sur les côtes du Pacifique (Indacochea, 1994) , comme elles
l’ont été par les Sri Lankais à Londres, par les Coréens à New York, par les Sénégalais à Paris.
Au Pérou, les tontines seraient liées à l’immigration japonaise au début du XXe siècle. Des
appellations différentes sont utilisées pour désigner ces pratiques financières informelles: au
Mexique, au Brésil (le consorcio), au Pérou et en Bolivie (le pasanaku), en Jamaïque, aux
Bahamas ou à Trinité Tobago (susu, esu), au Mexique (tanda), au Guatemala (cuchubal). On les
retrouve sous d’autres noms en République Dominicaine, à la Barbade, à Belize. Toutefois, le
mot consacré reste tontine. En Amérique latine, et en l’état actuel de nos connaissances, on
n’observe pour ainsi dire que les formes collectives des pratiques financières informelles : les
tontines dites mutuelles et les tontines plus élaborées. Nous décrivons dans ce qui suit ces formes
spécifiques d’informalité financière.
2) Les tontines dites mutuelles
Dans cette forme de tontine, l’épargne collectée n’est pas gérée par une personne autre que les
épargnants mais est remise sous l’appellation de « cagnotte » à chaque épargnant à tour de rôle.
Ce type de tontine est communément appelé AREC (Association rotative d’épargne et de crédit) ,
appellation due à F.J.A. Bouman en 1977. Les AREC existent un peu partout dans le monde,
surtout dans les PVD, mais aussi parmi les groupes d’immigrants des pays développés. Les
participants sont unis par des relations personnelles ; ils appartiennent au même milieu, au même
clan, habitent le même quartier et se réunissent chez l’un ou l’autre à tour de rôle, car connaître le
domicile de chacun renforce la cohésion du groupe.
Les membres de l’AREC s’engagent à mettre de l’argent de côté dans une cagnotte à des périodes
régulières. A chaque période, la somme collectée est allouée à l’un des participants. Le processus
est répété jusqu’à ce que chaque membre reçoive sa part ; alors l’AREC est démantelée ou
reprend un autre cycle. On distingue différents types d’AREC : celles qui allouent leur fonds de
façon déterministe, selon des critères comme l’âge, l’ancienneté, etc. (AREC déterministe) ;
celles qui allouent leur fonds de façon aléatoire, par tirage au sort le plus souvent (AREC
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aléatoire); Chaque réunion est l’occasion d’échanger des informations, de demander conseil, de
discuter de projets. La dernière est souvent l’occasion d’une fête, quand le cycle se termine et
qu’un autre doit recommencer. L’AREC constitue « une des portes d’entrée dans la société, un
des lieux où naît l’échange social. Elle est la forme première de la place publique » (Henry et
alii, 1991, cité par Lelart, 2005).
Ces tontines sont d’une souplesse extrême, à cause de l’importance des relations personnelles
entre les membres. Il arrive aussi souvent que des AREC s’organisent en désignant un président,
un secrétaire ou un trésorier, en établissant un règlement écrit qui prévoit des sanctions en cas de
retard ou de défaillance d’un membre. Dans certaines AREC, on autorise des participants à verser
deux ou plusieurs cotisations, ou seulement la moitié d’une. D’autres établissent des garanties,
une petite rémunération pour le trésorier, une augmentation des cotisations pour tenir compte de
l’inflation, etc. En fait, chaque tontine est unique et conserve sa part d’originalité.
3) Les tontines plus élaborées
Les sommes collectées dans les AREC mentionnées plus haut sont le plus souvent destinées à
l’épargne et le mode de désignation du bénéficiaire à chaque cycle est simple (déterministe ou
aléatoire). Cependant, dans des formes plus élaborées d’AREC, les fonds peuvent être utilisés à
des fins d’assurance et de crédits et les bénéficiaires peuvent être désignés à l’issue d’enchères.
En effet, il arrive que certaines tontines autorisent, en plus des mises habituelles, un complément
à destination d’une caisse de secours et qui garantit un versement, cela en cas de décès, de
naissance ou de mariage, et qui pourra l’aider en cas de maladie. Ces cotisations complémentaires
caractérisent la vocation sociale de la tontine.
La tontine peut aussi disposer d’une caisse de prêts, alimenté par le premier versement qui n’est
donc pas restitué aussitôt, ou par un versement complémentaire chaque fois. Ces fonds sont
prêtés pour quelques mois aux membres ou aux non-membres, à un taux d’intérêt qui est souvent
de 10% pour les premiers, de 15 à 20% pour les seconds. Il arrive parfois que des tontines servent
exclusivement à des prêts à des non-membres ; on parle alors dans ce cas d’ACEC (Associations
cumulatives d’épargne et de crédit). Dans certaines tontines, les fonds collectés sont alloués au
plus offrant ; on parle alors d’AREC à enchères. Ce type de tontines se retrouve surtout au
Cameroun, parmi les Bamilékés qui peuvent mettre en jeu des sommes considérables, ainsi qu’en
Asie. Nous n’avons pas, dans l’état actuel de nos connaissances, d’exemple de ce type en
Amérique latine.
Les tontines sont d’abord une aventure sociale du fait de l’importance des relations entre
membres, de la proximité et de la confiance, mais aussi une aventure financière. C’est évident
dans les tontines avec enchères puisqu’un intérêt équilibre les besoins des uns d’emprunter,
l’accord des autres pour prêter.
Une normalisation « par le haut » : la formalisation de la finance informelle sous forme
d’institutions financières et bancaires
L’idée de la formalisation des tontines en Amérique latine suppose que celles-ci ont des limites
qui rendent souhaitable leur passage vers la finance formelle. Selon ce courant, du fait de leurs
inefficacités économiques, les tontines doivent évoluer vers des structures bancaires. Ainsi, dans
de nombreux cas en Amérique latine, la formalisation de tontines s’est avérée être comme le
premier pas vers la création d’institutions bancaires.
Par ailleurs, on assiste également, hormis la voie de la formalisation, à la mise en place de
stratégies visant la disparition de tontines au profit de banques au motif que le secteur informel
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indique également les voies de l’amélioration du système formel. Le secteur informel ne permet
alors pas seulement la résistance de la société ni de supporter les enchaînements régressifs liés à
l’insertion mondiale. Il peut également se présenter comme un véritable creuset d’innovation.
Ainsi les informalités générées par les transformations du mode de production, expression d’une
mutation sociétale radicale se présentent comme des informalités de survie, de substitution, voire
de complémentarité, pendant toute la période de transition et jusqu’à ce que de nouvelles «
régularités » apparaissent qui constitueront les axes d’un nouveau mode de production.
Avant de voir plus en détail ces deux trajectoires de la finance informelle en Amérique Latine, il
serait utile de voir les inefficacités économiques auxquelles font référence les critiques de la
finance informelle, en particulier des tontines. Ces limites des tontines sont de deux types : d’une
part, l’allocation non optimale des ressources financières à laquelle elles conduisent ; d’autre part,
leur incapacité à générer l’accumulation financière, facteur de modernisation des entreprises et de
développement économique.
1) Les limites des tontines
- Les tontines : vers une allocation non optimale des ressources financières
Dans les tontines, sauf cas exceptionnel, il n’y sort pas d’argent, et il n’y entre pas non plus, dans
la mesure où les opérations d’épargne, d’emprunt et de prêt se font à l’intérieur du groupe
constitué. Ainsi, l’argent est investi là où il est. On ne peut parler d’affectation des ressources aux
projets les plus pertinents, les plus rentables. Ainsi, dans la mesure où les ressources financières
ne sortent ni ne rentrent, autrement dit, du fait de la limitation spatiale, on ne peut pas parler
d’allocation optimale des ressources dans les tontines.
- Les tontines : Un frein à l’accumulation financière
Les tontines en Amérique latine, comme partout ailleurs, sont certes au service d’un secteur (le
secteur informel) qui fait vivre – voire survivre – une grande partie de la population, mais elles
constituent un frein à la transformation de la société en ce qu’elles perpétuent un mode
traditionnel d’organisation de cette société. Cela serait dû au fait que la finance informelle ne
permet pas à l’entreprise de changer d’échelle et de se moderniser, bref de sortir du secteur
informel de l’économie. En fait, en règle générale, la finance informelle permet de financer les
entreprises au jour le jour, sous forme d’injection de capital circulant permettant de récupérer
rapidement les fonds engagées. Il s’agit d’une finance de court terme qui finance les besoins
d’exploitation (et non d’investissement, à long terme) de commerce fonctionnant en cycle court.
Dit autrement, la finance informelle, du fait d’une limite relative au temps, n’est pas propice à
l’accumulation, facteur de développement.
Cette conclusion semble confirmée par les travaux de Bruno Lautier (1994) . En effet, Lautier
distingue, dans le cas de l’Amérique latine, plusieurs cas de figure dans l’itinéraire des opérateurs
économiques ; la mobilité tout au long du cycle de vie est relativement grande sur ce continent
dans la mesure où, après un apprentissage dans l’informel, les jeunes se tournent vers le formel
vers l’âge de 25 ans pour une quinzaine d’années, puis vers 40 ans retourneraient dans l’informel
en tant que petits patrons. Tandis que le passage dans l’informel permet l’apprentissage technique
et disciplinaire, le passage dans l’informel serait l’occasion de se constituer un capital de départ
et un réseau de relations utiles ensuite dans l’informel. Dans d’autres PVD, comme au Sénégal,
c’est au contraire dans l’informel que se réalise l’accumulation.
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2) Disparition de tontines au profit de banques (intégration)
- Par la libéralisation financière
Les tenants de l’idée d’une disparition des tontines au profit des banques basent leur choix sur le
fait que la finance informelle ne doit en réalité son existence que par l’impossibilité des banques
d’étendre leur clientèle et de développer leurs opérations. Et cette impossibilité serait liée aux
contraintes imposées aux banques par les réglementations financières : plafonnement des taux
d’intérêt, encadrement du crédit, les réserves obligatoires. C’est la théorie de la répression
financière mise en avant par Mc Kinnon (1973), adoptée par les organisations internationales (la
Banque Mondiale, le FMI) et justifiant la libéralisation financière. L’idée est qu’en libéralisant
les marchés financiers (libération des taux d’intérêt, du crédit, etc.), les banques verront un afflux
vers elles des ressources qui, autrement, iraient aux tontines.
- Par la création et le développement d’institutions financières semi-formelles
Ce secteur, au service du secteur informel, comprend des mutuelles, des caisses villageoises ou
d’autres institutions du même type. On les appelle communément les systèmes financiers
décentralisés (SFD). Ces structures financières semi-formelles en général dotées d’agréments
spécifiques comprennent des coopératives de crédit, des intermédiaires non bancaires locaux et
municipaux appelés cajas. Plusieurs de ces structures existent au Pérou, surtout depuis l’évolution
réglementaire instituant les CMAC (Cajas Municipales de Ahoro y Credito) dans les années
1980. En Bolivie, d’autres structures, les Fondos Financieros Privados (FPP) ou Fonds financiers
privés FFP, entités financières non-bancaires, ont été créées dans le but de mobiliser des
ressources au profit des micro et petits entrepreneurs dont les activités sont situées en milieu rural
ou urbain. Leur objectif est également de drainer l’épargne issue du milieu informel vers le
secteur financier formel. Le premier FFP bolivien a été la Caja Los Andes. Depuis 1995 les FFP
n’ont besoin que d’un tiers du capital initial pour démarrer leurs opérations (soit l’équivalent d’un
million de dollars). En outre, depuis 2002, les FFP peuvent recevoir des dépôts à vue et investir
directement dans des entreprises.
- Par l’adaptation des banques et l’élargissement de leur clientèle « vers le bas »
Celles-ci, connaissant mieux les spécificités du secteur informel, tentent de se rapprocher des
populations locales, en y ouvrant à temps partiel des bureaux, en utilisant des agents qui se
déplacent pour offrir des services financiers sur place. C’est une pratique qui se fait déjà au
Vietnam, au Bengladesh et en Malaisie et qui tend à se faire petit-à-petit une place en Amérique
latine, particulièrement au Brésil. C’est le principe de la « banque mobile ». En effet, dans un
souci d’étendre leur clientèle et de capter les énormes profits que constituent les pauvres,
plusieurs banques visent de plus en plus les détenteurs de faibles revenus. Cette « base de la
pyramide », selon l’expression du professeur Prahalad, constitue un énorme marché dans lequel
le nombre de transactions compense largement leur faible montant unitaire. Ces banques
s’adaptent en simplifiant leurs procédures, en adaptant leurs méthodes d’évaluation du risque, en
proposant des services de soutien aux petits entrepreneurs.
La première banque de Colombie, Banco Colombia, qui sert aujourd’hui près de 4 millions de
clients et dispose aujourd’hui de plus de 600 agences dans tout le pays, souhaite créer dans
chacune d’elles un guichet pour les micro-entrepreneurs dont elle envisage d’atteindre plus d’un
million en 2010.
Certaines banques ne font que s’intéresser au segment servi majoritairement par les tontines ;
elles développent des outils financiers qui empruntent largement aux caractéristiques des
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tontines. En effet, des banques prêtent à leurs agences locales des caractéristiques dignes de
tontines : fond de solidarité, allègement des formalités. En effet, ces banques offrent des services
financiers (surtout de crédit et d’assurance) à des personnes déjà membres de tontines dont
l’épargne est déposée dans les dites banques. C’est que l’expérience tontinière constitue pour la
banque une garantie de solvabilité et de bonne réputation des emprunteurs potentiels. Ainsi des
réseaux bancaires traditionnels réussissent à récupérer des caractéristiques des tontines pour
ensuite les intégrer, en tant que produits financiers, dans leur offre prestataire. Des efforts sont
donc entrepris pour adapter leur offre à leur demande tout aussi spécifique ; néanmoins, il peut
arriver que malgré ces efforts d’adéquation, les populations, surtout en milieu rural, perçoivent
toujours l’offre bancaire comme une structure étrangère au paysage culturel local.
3) Formalisation de tontines : des tontines aux banques
- Quand les tontines se formalisent en s’articulant aux banques
Cela prévaut lorsque par exemple, le gérant de la tontine dépose à la banque l’argent reçu. Ce
versement des sommes collectées dans une tontine sur un compte bancaire répond à des motifs de
sécurité, de rendement financier autant que d’inclusion bancaire du fait de la garantie qu’il fournit
aux yeux des banques. En effet, lorsque le gérant d’une tontine emprunte de l’argent à la banque
au nom du groupe, la constitution de la tontine représente très souvent aux yeux du banquier un
gage de solvabilité permettant d’avoir accès au crédit. Cette forme d’articulation des tontines aux
banques est très répandue sur tous les continents, en Afrique et en Asie (Gizon Adrien et al,
2003) , mais aussi en Amérique latine. Cela a été confirmé lors d’entretiens semi-directifs que
nous avons réalisés auprès de communautés haïtiennes et colombiennes. Des enquêtes ultérieures
devraient permettre de voir de tester l’hypothèse d’existence d’une telle articulation dans la
majeure partie de l’Amérique latine.
- Observe-t-on une bancarisation de tontines en Amérique latine ?
En fait, les tontines, du fait de leur souplesse et leur simplicité, sont réceptives aux innovations et
sont susceptibles de se rapprocher facilement de plus en plus de pratiques plus formelles. Cellesci consistent ainsi en un allongement de la durée du cycle, en une généralisation des caisses de
crédit, en une intervention de plus en plus fréquente de gestionnaires, le regroupement de
plusieurs tontines autour d’une caisse commune, la mise en place d’une réglementation créant le
cadre propice à une telle évolution.
Dans le milieu des tontines, beaucoup de changements sont intervenus. En même temps que les
tontiniers s’organisaient en une véritable profession reconnue des pouvoirs publics, des tontines
se sont sédentarisées et certaines ressemblent fort aujourd’hui à de petites banques de quartier. Il
y a même des cas où les tontines, en se développant, deviennent de véritables banques. Ainsi en
1976, Taiwan a connu, avec la bancarisation de ses tontines, ce que l’on a appelé une « révolution
tontinière » (Pairault, 1990). La loi taiwanaise du 1er juillet 1976 décidait de transformer les
sociétés de tontines en banque pour les petites et moyennes entreprises et leur assignait pour
fonction de prendre les tontines comme base pour développer les activités bancaires puis
renforcer les activités bancaires au détriment des activités tontinières. Au Cameroun la naissance
des MC² (Mutuelles Communautaires de Croissance) et plus récemment du réseau CECICAMEU (Société Coopérative d‘Epargne et de Crédit d’Investissement du Cameroun-Epargne Utile) a
indiqué la voie de la bancarisation des tontines pour en faire un véritable outil de développement.
Les MC² sont des micro-banques de développement rural ou tonti-banques (Nzemen, 1993) dont
la particularité est d’associer aux techniques modernes de gestion des institutions financières les
valeurs socio-culturelles. Elles apparaissent ainsi comme des structures tontinières aux pratiques
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hybrides. Les MC² sont créées et gérées par les membres d’une communauté et elles proposent
aux populations rurales des solutions adaptées pour surmonter leurs problèmes d’accès aux
services financiers essentiels. Toutefois, dans le cas de l’Amérique latine, nos recherches
actuelles ne nous ont pas permis de conclure en l’existence d’exemples de bancarisation de
tontines en Amérique latine. Les investigations devront être poursuivies sur ce point pour avoir
une réponse définitive sur le sujet.
La question se pose alors de savoir si l’argent qui circule dans les tontines ne devrait pas plutôt
être déposé dans les banques et servir au financement des secteurs les plus productifs de
l’économie qui sont de meilleurs atouts pour le développement. C’est la thèse de la répression
financière qui explique le succès de la finance informelle par les contraintes mises à l’activité
bancaire et qui postule une stratégie d’intégration. Pour Lelart, il semble plus réaliste de
comprendre que la finance informelle et l’économie informelle vont de pair et qu’elles ne
peuvent vraiment progresser et se formaliser qu’ensemble. Ce sont les agents économiques et les
entreprises qui doivent peu à peu accéder à la modernité en même temps que la finance
informelle évolue elle aussi. Une stratégie d’articulation avec le système bancaire semble
beaucoup plus prometteuse.
La normalisation « par le haut » des informalités financières se base presque exclusivement sur
des motifs économiques d’inefficacité de la finance informelle. Il s’agit là d’une transposition à la
finance informelle de la consonance négative à laquelle renvoie l’expression de secteur informel.
Ce secteur apparaît comme le secteur sous-développé à côté du secteur moderne, le secteur
inefficace à côté du secteur dynamique de l’économie. Or contrairement au secteur informel, la
finance informelle n’a pas de consonance négative. L’informalité lui confère au contraire un
certain nombre d’avantages :
L’encastrement des pratiques financières dans les relations sociales : c’est ce qui résume et
caractérise le mieux la finance informelle qui repose à la fois sur la solidarité et la réciprocité.
Cette dimension sociale a beaucoup d’importance et prime sur la dimension économique
(mobilisation de l’épargne, efficacité, etc.). La force des liens sociaux génère même de
l’efficacité puisque les personnes se connaissant, l’information sur la solvabilité des uns et des
autres est suffisante, réduisant ainsi les risques ; en outre, la confiance facilite la bonne marche
des opérations.
L’adaptation aux besoins des personnes, à leurs comportements, habitudes et leurs façons d’agir :
c’est la conséquence de l’absence de formes et de cadre rigide dans les pratiques de la finance
informelle. Cette caractéristique fait écho à la souplesse qui caractérise les pratiques de finance
informelle. Toutes les variantes et aménagements sont possibles, ce qui signifie, d’une part, que
les services financiers informels sont co-construits par les participants et, d’autre part, qu’il
subsiste dans la finance informelle une marge d’innovation assez importante.
Ceci étant, la question que l’on pourrait se poser est la suivante : cette normalisation, sous forme
bancaire, des informalités financières ne risque-t-elle pas de se faire au détriment des valeurs
sociales et réciprocitaires, conduisant ainsi à la subordination de toute considération sociale à la
finalité financière ?
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Une normalisation « par le bas » : la formalisation de la finance informelle sous forme de
microfinance
1) La microfinance
La microfinance se présente également comme le prolongement formel des informalités
financières en Amérique latine. Créées généralement sous forme d’ONG, les IMF visent à offrir
des services financiers (microcrédit, microépargne, microassurance) à des personnes exclues du
système bancaire classique. On cite souvent la Grameen Bank du Bengladesh comme la première
organisation à avoir pratiqué le microcrédit contemporain en 1976. En fait, déjà en 1971, en
Colombie, Opportunity International, une organisation sans but lucratif chrétienne, commençait à
y faire des petits prêts et, en 1973, l’ONG lançait ses premiers microcrédits au Brésil. Toutefois,
ces trois formes primitives de la microfinance conservent en leur sein une dose d’informalité et
de réciprocité, qui les fait apparaître comme une véritable finance solidaire.
Mais l’évolution la plus surprenante dans l’émergence de la microfinance concerne l’expérience
de la Grameen Bank au Bengladesh. Sous l’initiative de Mohammed Yunus, et dans un contexte
de pauvreté, de petits crédits sont accordés à des groupes de 5 femmes qui se choisissent
librement et sont solidairement responsables du remboursement. Accordés pour un an au taux de
20 %, les crédits sont remboursables dès la semaine suivante…et ils le sont puisque le
pourcentage des impayés ne dépasse pas 2 %. Ce succès tient à l’existence du groupe constitué au
départ et qui va véritablement « vivre » jusqu’au remboursement. En cela cette formule ne fait
qu’appliquer au crédit le mécanisme pratiqué dans la finance informelle, notamment dans les
tontines.
2) Les causes de la commercialisation de la microfinance
- La concurrence dans le secteur de la microfinance:
En général, l’intrusion de banques classiques et autres établissements financiers non bancaires
dans le secteur de la microfinance crée une pression concurrentielle énorme sur les organisations
de microfinance traditionnelles (en général des ONG qui ont initialement une vocation
strictement solidaire et non commerciale de la microfinance). Cette concurrence joue tant au
niveau de l’offre de services financiers qu’au niveau de l’acquisition de fonds. En effet, face à
leurs concurrents, ces organisations ne peuvent plus se contenter de proposer une relation
différente de service financier, il leur faut disposer de fonds suffisants pour couvrir les coûts
additionnels en fonctionnement et en commercialisation (Glémain, 2006) .
Pour résister à cette pression concurrentielle, ces organisations de microfinance tentent bien
souvent d’atteindre une taille minimale optimale et de s’orienter vers une démarche plus
financière. Elles réalisent alors que pérennité rime avec rentabilité et font converger les pratiques
de microfinance vers des pratiques et procédures bancaires via des changements de forme
juridique. On le voit, l’institutionnalisation des organisations de microfinance se fait sur fond
d’isomorphisme institutionnel et débouche nécessairement sur la commercialisation de la
microfinance. Cette commercialisation consiste, pour les organisations de microfinance
confrontées à un environnement de plus en plus concurrentiel, à adopter certaines pratiques
financières des banques commerciales et des IMF commerciales. Ainsi, la commercialisation de
la microfinance est le fait d’organisations passées par le processus d’institutionnalisation (donc
réglementées). Mais il arrive que la convergence vers les pratiques commerciales soit aussi le fait
d’organisations non réglementées. En effet, celles-ci, aiguillonnées par une concurrence directe
due à la surabondance, dans certains pays comme le Nicaragua, d’ONG de microcrédits opérant
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sur un marché relativement restreint, adoptent des stratégies commerciales, même lorsque les
banques commerciales ne sont pas encore entrées sur le « marché » du microcrédit.
- L’accroissement de la demande en services de microfinance
Confrontées à une forte demande potentielle en services microfinanciers, plusieurs organisations
de microfinance sentent le besoin de développer leur capacité institutionnelle. Cela passe par un
accroissement des fonds de trésorerie compatible avec les objectifs de changement d’échelle.
En Bolivie, l’ONG Prodem, créée en 1985, chercha, dès Décembre 1988, à accroître sa capacité
institutionnelle. En effet, malgré la croissance du portefeuille des crédits de Prodem, 98% de la
demande potentielle en microfinance n’était pas satisfaite. Or, en tant qu’ONG, Prodem ne
pouvait se financer que par des dons, n’ayant aucun accès aux ressources commerciales. De plus,
en Bolivie, il est impossible pour une ONG opérant en dehors du secteur bancaire formel de
collecter de l’épargne. Aussi, en vue de servir un plus large marché, et pour réaliser des
changements financiers indispensables, Prodem s’institutionnalisa en se transformant en la
banque Bancosol en 1992, devenant de ce fait une institution commerciale.
- Une adaptation à la réglementation bancaire
Certaines organisations de microfinance s’institutionnalisent pour des raisons d’adaptation à la
réglementation financière en vigueur dans le pays où elles opèrent ; l’objectif étant d’être
transparent vis-à-vis des autorités et des investisseurs.
Ainsi, en République dominicaine, l’ONG Ademi se transforma en la banque BancoAdemi le 11
Septembre 1997 en recevant un agrément bancaire en tant que banque de développement.
L’établissement d’une banque de développement était considéré comme la meilleure façon de
formaliser les services financiers d’Ademi. Celle-ci transféra son portefeuille de clients à la
banque avant la fin de l’année 1998 tout en continuant dans un premier temps à servir les clients
trop coûteux pour les règles prudentielles d’une banque formelle. Les motifs qui ont poussé à la
transformation institutionnelle d’Ademi ont été identifiés comme suit :
le souci de rendre transparentes ses activités de mobilisation des dépôts des clients sous la
forme d’instruments de dépôts, qui risquaient d’être vus comme des comptes d’épargne non
autorisés pour des organismes non bancaires ;
La possibilité donnée aux autorités de contrôle de réguler les institutions financières,
même si elles ne mobilisent pas de dépôts, à la suite d’une révision du code monétaire
dominicain ;
Le problème de l’appartenance des fonds accumulés au capital
3) Des exemples concrets de commercialisation d’IMF latino-américaine
- La commercialisation de la microfinance par le jeu des coûts de croissance : Cas de l’IMF
bolivienne Bancosol
La rapide expansion des activités de Bancosol a soulevé certaines difficultés. En effet, avant
1992, la croissance de Prodem avait surtout un caractère intensif. Le portefeuille de Prodem avait
ainsi pu croître plus vite que ses charges. Par contre, la croissance de Bancosol est pour
l’essentiel de nature extensive, puisqu’elle tient à l’expansion rapide du réseau des agences. La
création accélérée de nouvelles agences et le recrutement de nouveaux chargés de prêts ont pesé
sur la productivité. Le développement du réseau a entraîné des coûts d’infrastructures, de
personnel, de système de contrôle et de communication qui n’ont pas été compensés par une
hausse aussi rapide du nombre de clients et du portefeuille de la banque. De ce fait, le coût
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moyen d’un prêt (montant total des coûts / nombre moyen des prêts en cours) est passé de 149
dollars US à 242 dollars US en 1994.
Dans le cas de Bancosol, cette IMF a compensé l’alourdissement de ses coûts en augmentant les
recettes tirées de chacun des prêts : non pas en relevant ses taux d’intérêt, mais en augmentant le
montant des prêts et en rallongeant leurs échéances. De plus, Bancosol a dû, lors de sa
transformation institutionnelle, renoncer aux financements des bailleurs de fonds pour des
ressources plus coûteuses (les prêts et les dépôts aux conditions du marché). Le coût moyen de
ses ressources est, de ce fait, passé de 4% par an au moment de sa transformation institutionnelle
à 12% en mi-1995. Cela eut pour conséquence d’accroître les taux d’intérêt pratiqués sur les
microcrédits.
- La commercialisation de la microfinance par le jeu de la contrainte d’adéquation de capitaux
propres : le cas de deux IMF latino américaines (Bancosol et BancoAdemi)
L’ONG bolivienne Prodem qui, dès 1992, donna naissance à la banque Bancosol, et l’ONG
dominicaine Ademi, transformée en la banque BancoAdemi le 11 septembre 1997.
En Bolivie, sur l’impulsion des autorités monétaires, le ratio fonds propres sur actifs pondérés en
fonction du risque a été fixé à 8% conformément aux normes internationales. La façon courante
de minimiser le risque dans un portefeuille se fait par l’utilisation de garanties matérielles (crédits
sécurisés par des hypothèques ayant des taux de recouvrement plus importants). L’IMF Bancosol
n’utilise pas de garanties matérielles traditionnelles pour ses crédits solidaires du fait de la
situation de sa clientèle. A la place, elle utilise les groupes de solidarité et le système de crédit
progressif pour s’assurer de faibles taux d’impayés. Or, les autorités de régulation limitent le
montant de ce type de crédit à deux fois la valeur des fonds propres de Bancosol, car elles
évaluent la qualité d’un portefeuille de crédit en donnant la priorité aux garanties matérielles par
rapport aux taux de recouvrement, ce qui rend difficile le respect du ratio de 8% pour Bancosol.
Celle-ci a donc été conduite à proposer des prêts individuels sécurisés par des garanties
matérielles, mais cela ne concerne pour l’instant qu’une minorité de ses opérations et de sa
clientèle. Si une telle tendance se poursuivait, Bancosol s’éloignerait de l’esprit de la
microfinance originelle qui est d’accorder du microcrédit sans épargne et garantie préalables.
En même temps, les réserves obligatoires ont réduit la marge d’exploitation de 13 points de
pourcentage de Bancosol.
En République dominicaine, le respect de l’adéquation de capitaux propres, dans un contexte de
manque de documentations et de garanties des clients pauvres, exige la constitution de provisions
(pour pertes) de 10% ou plus pour pouvoir les servir. Et cela, malgré le passé de bon payeur de
ces clients pauvres dont l’historique de remboursement n’est pas reconnu par les autorités de
régulation. C’est ainsi que BancoAdemi se retrouve contrainte de choisir entre assumer le coût
des provisions (qui ne seront que transitoires puisque les clients se construiront au fur et à mesure
un passé dans le secteur bancaire formel) ou réduire fortement les crédits aux plus pauvres de ses
clients pour se tourner exclusivement vers les microentreprises plus évoluées et vers les PME. Or,
assumer le coût des provisions revient pour l’IMF à supporter des coûts supplémentaires pour
l’offre de petits crédits, lesquels coûts sont en partie répercutés sur les taux d’intérêt et les
commissions. En fin de compte, le dilemme auquel est confrontée l’IMF BancoAdemi est soit de
faire supporter par les plus pauvres les coûts supplémentaires soit de raréfier les prêts à ces plus
pauvres.
L’institutionnalisation des IMF conduit à la commercialisation de la microfinance avec le risque
de créer une deuxième génération d’exclus, « les exclus de la microfinance commerciale ». Cette
exclusion du système microfinancier est la conséquence d’une baisse de l’offre de microcrédit via
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un effet-prix (hausse de taux d’intérêt applicable au microcrédit) et un effet-quantité (raréfaction
de l’offre de microcrédit, pas de diversification de l’offre)
La réappropriation « par le bas » des valeurs sociales, réciprocitaires et solidaires
1) La construction du politique dans les institutions financières, fruit d’une normalisation des
informalités financières
On entend par construction du politique l’émergence d’une alternative, d’une résistance face à la
dominance du modèle néolibéral. Construire le politique dans le domaine financier en tentant de
le réinscrire dans le social et le politique, c’est aussi reconnaître l’informel, non seulement
comme innovation économique mais aussi comme innovation sociale, comme un véritable champ
d’expérimentation sociale.
Dans les institutions financières, fruit d’une normalisation des informalités financières, cette
construction du politique se concrétise par la promotion d’une certaine forme de solidarité
externe : aide à la communauté, création ou participation à des activités d’utilité sociale. En effet,
la plupart de ces institutions financières sont juridiquement structurées sous forme de
coopérative, de mutuelle ou d’association, et leurs tentatives de réappropriation des valeurs
solidaires s’inscrivent dans le cadre d’une reconquête de leur identité première.
Toutefois, se pose la question de l’authenticité d’une telle reconquête. Ne s’agit-il pas
simplement de l’instrumentalisation de valeurs sociales pour des fins utilitaristes de construction
d’une bonne réputation et d’une bonne image auprès des populations ?
2) La construction du politique dans les IMF
Comment les IMF, confrontées aux tensions entre efficacité et identité, tentent-elles de se
réapproprier leur identité solidaire ? Par le biais de leurs acteurs militants, certaines IMF
revendiquent une évolution de la réglementation bancaire de façon à tenir compte des spécificités
de la microfinance. Il s’agit par exemple de faire évoluer les réglementations prudentielles de
façon à considérer les pauvres non pas en termes de risque mais en termes de potentialités, de
coût d’opportunité.
Par ailleurs, certaines IMF tentent également de maintenir leur identité solidaire, par coproduction, en se constituant sous forme de deux entités : l’entité ONG et l’entité bancaire qui
n’est rien d’autre que le produit de la transformation institutionnelle de cette ONG. Une telle coproduction (ONG Prodem, banque Bancosol) permet, en Bolivie, de toucher à la fois les pauvres
et les plus pauvres. Bancosol se focalise exclusivement sur les pauvres alors que PRODEM cible
davantage les plus pauvres caractérisés par un très haut degré de précarité individuelle et
familiale. De plus, les prestations de services proposés par Bancosol mêlent financement et
accompagnement des emprunteurs, ce qui fait de cette microfinance une véritable finance
solidaire. Une telle stratégie prévaut également en République dominicaine avec l’ONG Ademi et
la banque correspondante BancoAdemi.
Toutefois, pour qu’une telle stratégie soit viable à long terme, il est nécessaire que l’ONG
fondatrice demeure l’actionnaire principal de la banque, ce qui lui permet de veiller à ce que les
objectifs initiaux de lutte contre la pauvreté soient maintenus . Le seul problème est qu’il sera
difficile pour les ONG d’avoir, à moyen et long terme, les ressources nécessaires, pour continuer
à demeurer l’actionnaire majoritaire.
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Conclusion
Les informalités financières, analysées d’un strict point de vue économiciste, sont vues comme
des sources d’inefficacité économique. De cette conception émergent des stratégies de leur
normalisation : soit une normalisation « par le haut » (intégration, formalisation), soit une
normalisation « par le bas » (microfinance).
Quelle que soit la voie de normalisation choisie, on observe une dérive vers une
commercialisation (ou financiarisation), c’est-à-dire le primat de la rentabilité (finalité financière)
sur la solidarité et le tissage de liens sociaux (finalité sociale). Afin de préserver cette finalité
sociale, les acteurs adoptent différentes voies de construction du politique, c’est-à-dire d’une
alternative de résistance face au glissement dans la financiarisation : soit une stratégie de
reconquête de l’identité sociale par la participation à des actions citoyennes (cas de la
normalisation « par le haut »), soit une stratégie organisationnelle permettant de créer une entité
dédiée à la solidarité (cas de la microfinance).
Toutefois se pose la question de la stabilité, de la viabilité de telles mesures. Une telle
interrogation suppose implicitement qu’est grand le risque de financiarisation qui guette des
secteurs censés promouvoir les liens sociaux comme la finance informelle et la microfinance.
Toutes choses qui ne manquent pas de mettre en exergue le défi colossal qui guette les décideurs
à l’heure où le monde recherche des solutions stables et viables aux excès de la finance néolibérale.
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