ÉDITORIAL par FLORENCE GRANDSENNE Chine, d’un totalitarisme à l’autre L CHINE COMMUNISTE INTRIGUE depuis sa création par les aléas de son histoire. Tout d’abord le règne de Mao Zedong, de 1949 à 1976, marqué par des épisodes à la fois originaux et sanglants, dont les noms parfois poétiques – la Campagne des Cent Fleurs, la Révolution culturelle, le Grand Bond en avant – couvrent la mort de dizaines de millions de personnes. Puis, la reprise de la direction par Deng Xiaoping dont le slogan « Qu’importe qu’un chat soit blanc ou noir pourvu qu’il attrape les souris » a marqué une reconversion vers l’économie de marché aux résultats spectaculaires. A Sous les directions successives de Jiang Zemin à partir de 1993, puis de Hu Jintao après 2003, la Chine est devenue une des premières puissances économiques de la planète, à peine touchée par la crise mondiale – la croissance du PIB en 2009 a atteint 8,7 %. Mais cette mutation économique ne s’est pas accompagnée d’une mutation politique. Le cadre mis en place par Mao, une structure de type léniniste, n’a pas changé. La Réforme annoncée par Deng Xiaoping – séparation entre le Parti et le gouvernement – a été enterrée après le massacre de Tian’anmen (un millier de morts) le 4 juin 1989, qui convainquit la direction du PCC que toute réforme entraînerait sa chute ou du moins la fin de son pouvoir absolu. N° 41 3 ÉDITORIAL L’Occident, après une phase de boycott consécutive à ce massacre, se prit à rêver que l’intégration du pays aux organismes internationaux amènerait la Chine à une transformation de son régime politique et à un plus grand respect des droits de l’Homme. Ainsi la Chine fut-elle admise à l’OMC en décembre 2001. Toujours dans cette même optique, Pékin fut choisie pour accueillir les JO de 2008. Les résultats de cette politique dans le domaine des libertés restent douteux ; la répression contre les opposants semble même s’être durcie, comme le montrent les très longues peines de prison infligées aux défenseurs des droits de l’Homme ou l’action menée au Tibet ou au Xinjiang contre les populations accusées de séparatisme. Pourtant, les dirigeants chinois ne cessent de vanter l’efficacité de leur système, qu’ils présentent comme un modèle de développement pour les pays pauvres. Certes, le régime n’est pas démocratique, mais il le sera plus tard, à sa manière, dans le respect des « valeurs asiatiques ». Dans l’immédiat, la priorité est de maintenir la stabilité sociale – « harmonie » est ici le concept clé mis en avant par les dirigeants chinois – qui permettra le développement économique apte à sortir la population de la pauvreté. Ainsi, la stabilité sociale et la réussite économique qui en découle seraient les bases de la légitimité de ce pouvoir autoritaire. Histoire & Liberté a voulu, dans ce numéro, dresser un état des lieux de la situation politique et sociale de la Chine. Tout d’abord, un certain nombre de questions se posent sur la nature du régime chinois et sa possible évolution : se dirige-t-il vers l’adoption du pluralisme et le respect des droits de l’Homme ? Willy Wo-Lap Lam, journaliste et professeur à l’Université de Hongkong, montre que c’est toujours un système léniniste qui fonctionne en Chine. La Réforme prévue par Deng Xiaoping, perçue comme une façon de réduire 4 AVRIL 2010 l’omnipotence du Parti, a été enterrée. Le pouvoir est concentré entre les mains du Bureau politique du PCC et surtout du CPBP (Comité permanent du Bureau politique), qui a la mainmise sur le gouvernement, la justice et l’armée. Cette domination s’accompagne des abus habituels : non-respect de la justice et corruption. Difficile d’attendre du tandem au pouvoir, Hu Jintao (président de la RPPC) et Wen Jiabao (Premier ministre), le moindre changement : ils seraient, selon Lam, « obsédés de façon pathologique par la peur de l’implosion du Parti » et n’auraient qu’un but : lui préserver son statut de « parti dirigeant pérenne ». La mise en avant par la direction d’une nouvelle idéologie, « la sinisation du marxisme », voudrait dire en réalité qu’il n’est pas question d’adopter les concepts occidentaux de démocratie et de droits de l’Homme. Pour autant, peut-on utiliser le concept de totalitarisme pour qualifier le régime chinois ? C’est l’avis de Marie Holzman, qui, dans l’article écrit en collaboration avec Chen Yan, affirme qu’aucune des bases du triple monopole, économique, politique et idéologique mis en place sous Mao, n’a été supprimée. Certes, la collectivisation a disparu, mais la privatisation s’est faite au profit des cadres du Parti, qui ont toujours le contrôle de l’économie. L’idéologie n’est plus tout à fait la même, mais elle est toujours utilisée comme moyen de répression. Quant à la société, elle reste sous contrôle puisque aucune force structurée ni organisation horizontale susceptible de porter ombre à la toute puissance du Parti n’est autorisée. Cependant, constate encore Marie Holzman, la société n’accepte plus aussi facilement qu’auparavant cette mainmise du pouvoir. Sous l’impact des transformations économiques, elle a énormément changé : elle s’est diversifiée et est devenue très inégalitaire – l’une des plus inégalitaires du N° 41 5 DOSSIER CHINE, D’UN TOTALITARISMEÀ L’AUTRE ÉDITORIAL monde. Et elle « bouge » : on compte 100 000 mouvements sociaux par an, animés en général par des travailleurs en lutte contre les abus de leurs employeurs. De plus, malgré les persécutions, de nombreuses associations se sont créées pour défendre les droits des migrants, des malades du Sida, des paysans… Ainsi, constate Marie Holzman, « les Chinois se sont libérés par millions du sentiment de la peur, ils n’éprouvent plus la sensation d’une complète impuissance face aux autorités, ils se sont transformés en citoyens ». On ne peut soutenir cependant que se constitue une classe ouvrière organisée, capable de lutter contre le pouvoir, comme celle qui s’est formée en France au XIXe siècle. Caï Chongguo, philosophe exilé en France, spécialiste du syndicalisme, montre que la comparaison avec la classe ouvrière française ne vaut pas, car la nouvelle classe ouvrière chinoise est composée d’éléments disparates et n’a pas une tradition de luttes sociales. Certes les mécontentements sont forts, mais ils se traduisent bien plus par des actes de violence contre les patrons, des révoltes ponctuelles, voire des suicides, que par des actions collectives organisées, d’autant plus que le droit de grève et la liberté syndicale – seuls les syndicats officiels sont autorisés – n’existent pas en Chine. La réalité chinoise correspond donc peu à la vision, trop souvent marquée par un optimisme béat, des dirigeants occidentaux soucieux de justifier leurs investissements et leurs relations commerciales, certes profitables pour eux mais aussi pour un pouvoir dont le renforcement pourrait bien un jour sérieusement inquiéter. La Chine est d’ailleurs déjà devenue un acteur incontournable des relations internationales et a procédé à une totale mutation de sa politique étrangère, rompant avec celle longtemps pratiquée par Mao. Paul André 6 AVRIL 2010 analyse les nouvelles facettes de cette politique étrangère : d’une part la puissance économique de la Chine la place désormais dans une interdépendance accrue avec les autres pays de la planète, du fait de ses besoins en ressources naturelles et en capitaux, et de la nécessité de conquérir des marchés ; d’autre part, elle aspire à affirmer sa puissance internationale, se voyant désormais comme le seul pays apte à faire contrepoids à la puissance des États-Unis. Tout ceci explique la politique suivie par Hu Jintao, qui renforce le rôle de son pays en Afrique et en Amérique latine et modernise l’appareil militaire chinois. Olivier Chopin étudie plus particulièrement les relations sinoaméricaines : l’apparent regain de tension entre les deux pays – l’affaire Google, la visite du dalaï lama à Washington, la vente de matériel militaire par les États-Unis à Taiwan – n’est qu’une phase de ce que seront dans l’avenir les relations entre les deux pays, en alternance, voire en même temps, agressives et paisibles. Ainsi, la Chine, tant dans la manière dont l’État exerce le pouvoir que dans ses relations internationales, est à la croisée des chemins. Quel est son avenir ? Intégration plus ou moins pacifique dans l’ordre international actuel ou nouvel impérialisme? Longue marche prudente vers un progrès économique et une stabilité sociale favorables à l’émergence de la démocratie et des droits de l’Homme ou enracinement d’un totalitarisme soft légitimé au sein de la population par une exaltation du nationalisme han ? Une seule certitude : la démocratie et les droits de l’Homme n’ont pas encore véritablement droit de cité dans une Chine qui, d’une manière ou d’une autre, sera le grand problème du XXIe siècle. N° 41 7 DOSSIER CHINE, D’UN TOTALITARISMEÀ L’AUTRE QUELQUES REPÈRES CHRONOLOGIQUES Octobre 1949 Proclamation de la République populaire de Chine 1953-1956 Collectivisation des terres Avril 1957 Lancement de la Campagne des Cent fleurs (ouverture suivie d’une répression « antidroitière ») Avril 1958 Première « commune populaire » Mai 1958 Lancement du Grand bond en avant Mars 1959 Soulèvement du Tibet 1959-1960 Début du conflit sino-soviétique Janvier 1964 Reconnaissance de la République populaire de Chine par la France Octobre 1964 Premier essai nucléaire chinois 1966-1976 Révolution culturelle Octobre 1971 Admission de la Chine à l’Onu Février 1972 Visite de Nixon en Chine Septembre 1976 Mort de Mao Zedong 1976-1981 Hua Guofeng, président du Comité central du PCC Octobre 1977 Pol Pot reçu à Pékin 1978-1992 Direction politique de facto de Deng Xiaoping Hu Yaobang, président puis secrétaire général du PCC Janvier 1987-juin 1989 Zhao Ziyang, secrétaire général du PCC 4 juin 1989 Massacre de la place Tian’anmen Février 1997 Mort de Deng Xiaoping Jiang Zemin, secrétaire général du PCC Décembre 2001 Entrée de la Chine à l’OMC Novembre 2002 Hu Jintao secrétaire général du PCC puis président (élu en mars 2003, réélu en mars 2008) Août 2008 Jeux Olympiques à Pékin 8 AVRIL 2010