Les relations entre périphrases aspectuelles et conju-
gaisons en français
Laurent G
OSSELIN
, Université de Rouen, LIDIFRA EA 4305
1. Introduction
En linguistique française, les relations entre riphrases aspectuelles et
conjugaisons sont classiquement abordées par le biais de deux questions
liées:
comment définir et délimiter la classe des périphrases verbales?
les périphrases aspectuelles appartiennent-elles, en totalité ou en par-
tie, au système verbal?
On considère habituellement qu’on a affaire à une périphrase verbale
lorsqu’une séquence du type [Vfini (prep) Vnon fini], autrement dit:
(verbe conjugué + (prep) + infinitif ou participe) est interprétée comme
[AUX (prep) Vnon fini], soit (auxilliaire au sens large (auxiliaire ou
semi-auxiliaire) + (prep) + infinitif ou participe). Dans les grammaires,
la première question revient donc à essayer de définir / délimiter la classe
des AUX (auxiliaires au sens large). Pour donner tout de suite un aperçu
de cette classe, citons Wilmet (1996, § 399):
On retiendrait au minimum:
- avoir/être + participe (...)
- aller, venir/sortir de + infinitif [...]
- devoir, pouvoir, savoir + infinitif ...
- les non prépositionnels faillir [...], avoir beau, ne faire que + infinitif; les prépo-
sitionnels achever de, arrêter de, cesser de, continuer de, être en pas-
se/voie/train//près de/sur le point de, finir de, manquer de, ne faire que de, ne pas
laisser de, avoir à, commencer à, continuer à, être occupé à, hésiter à, persévé-
rer à, persister à, rester à, s’apprêter à, s’attarder à, s’aventurer à, se hasarder
à, se mettre à, s’entêter à, se prendre à, s’essayer à, se risquer à, se tenir à, tar-
der à, (en) venir à, commencer par, finir par + infinitif.
Laurent Gosselin
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Parmi ces périphrases, sont considérées comme aspectuelles celles qui
sélectionnent une phase d’un procès (par ex., achever de, mais non avoir
beau).
Quant à la deuxième question, elle constitue un problème classique
pour les grammaires françaises, clairement exposé par Imbs (1960: 6):
L’histoire nous apprend qu’avant d’avoir été des formes simples, le futur et le
«conditionnel» avaient été des périphrases formées d’un infinitif et d’un (semi-)
auxiliaire (chanter-ai); d’autre part il est incontestable que les formes composées
et surcomposées du verbes sont des périphrases, et que cela ne les a pas empê-
chées d’entrer dans le tableau des formes verbales étudiées en morphologie. C’est
une question de savoir si les périphrases verbales formées à l’aide de semi-
auxiliaires (aller, devoir, etc.) ou de locutions semi-auxiliaires (être en passe de
...) doivent figurer aussi dans le tableau des formes verbales.
Si les réponses ont largement varié au cours de l’histoire de la grammai-
re française (cf. Gougenheim 1929), elles ne sont nullement stabilisées
aujourd’hui. On observe principalement trois types de position (dont la
présentation est souvent hésitante et embarrassée):
les périphrases aspectuelles relèvent de l’aspect lexical et
n’appartiennent donc pas au système grammatical (Wagner et Pinchon
1962: 298, Imbs 1960: 6, Martin 1971: 140);
les périphrases aspectuelles marquent l’aspect grammatical (Leeman-
Bouix 1994: 51, Barcelo et Bres 2006: 15);
certaines seulement marquent l’aspect grammatical; on retient généra-
lement aller Vinf (Touratier 1996: 181) auquel on adjoint parfois venir
de Vinf (Vet 2008).
Observons cependant que l’argument retenu, selon lequel elles ne se
combinent pas avec tous les temps (ce qui les distingue nettement d’un
coverbe
1
de phase comme commencer à), est précisément celui qui
conduit Martin (1971: 139-140) à leur refuser le statut d’auxiliaires:
Il est certain que le rôle des périphrases verbales est en tous points comparable à
celui des tiroirs grammaticaux. (...) les périphrases verbales peuvent-elles figurer
dans la structure systématique des temps français? Il ne nous semble pas, en dépit
des apparences: l’impossibilité d’employer aller, venir ou devoir à un temps au-
1
Le terme de «coverbe», utilisé par Roy (1976) et Wilmet (1996), désigne, selon
Kronning (2003: 232), «tout verbe qui se construit avec un mode impersonnel - in-
finitif, participe passé ou participe présent».
Les relations entre périphrases aspectuelles et conjugaisons en français
3
tre que le PR ou l’IMP nous paraît significatif. Si ces périphrases n’affectent pas
l’ensemble du système comme le font avoir et être, c’est donc qu’elles ne repré-
sentent qu’une exploitation possible des tiroirs imperfectifs. Elles n’apportent
pas, à proprement parler, d’élément grammatical nouveau.
Nous allons examiner de façon critique les critères classiquement re-
tenus pour répondre à ces deux questions, puis nous proposerons une
approche nouvelle (plus nettement sémantique) de la deuxième question,
qui débouchera sur un classement et une analyse du fonctionnement des
périphrases aspectuelles dans leur rapport aux conjugaisons.
2. Critères pour identifier les périphrases verbales
Pour reconnaître une périphrase, on utilise classiquement un critère syn-
taxique: il faut et il suffit de montrer que le verbe non conjugué n’est pas
un véritable complément du verbe conjugué (sans quoi le verbe conjugué
serait un verbe plein et non un AUX). Le test principal est celui de
l’impossibilité de remplacer l’infinitif par une complétive conjuguée en
«(ce) que P»: «La propriété formelle commune qui distingue les auxiliai-
res romans du reste des verbes est qu’ils se font suivre d’un infinitif tout
en excluant la complétive Que P. Ce dernier trait est en même temps leur
propriété syntaxique définitoire.» (Lamiroy 1999: 38)
2
.
Cette approche doit conduire à intégrer les coverbes de mouvement
parmi les périphrases aspectuelles. En effet, à la suite de Lamiroy (1983)
et Vet (1987), on admet que dans les constructions du type [V de mou-
vement + (prep) Vinf] (ex. «courir acheter du pain», «descendre faire
les courses», «s’agenouiller à ramasser des papiers»
3
), le Vinf n’est ni
un circonstanciel de but, ni un complément essentiel de destination-but,
mais forme avec le verbe de mouvement un «prédicat complexe» (Vet),
dans lequel le verbe de mouvement est «un cas intermédiaire entre les
verbes pleins régissant un complément à l’infinitif et les auxiliaires
d’aspect» (Lamiroy 1983: 116). Le Vinf n’est pas un circonstanciel
2
Cf. Gross (1999), Borillo (2005).
3
Je remercie Marcel Vuillaume de m’avoir appris que ces tours n’étaient pas jugés
acceptables par tous les locuteurs français.
Laurent Gosselin
4
(contrairement à ce que prétendaient les grammaires classiques qui sup-
posaient une ellipse de la préposition pour), car il ne tolère ni le dépla-
cement, ni la négation, ni le clivage. On opposera à cet égard les exem-
ples (1), (2) et (3), (4), qui illustrent respectivement les deux types de
constructions (le Vinf est un complément circonstanciel en 1 et 2, mais
non en 3 et 4):
(1a) Il court pour attraper son train
(1b) Pour attraper son train, il court
(1c) Il court pour ne pas rater son train
(1d) C’est pour attraper son train qu’il court
(2a) Il s’agenouille pour ramasser les papiers
(2b) Pour ramasser les papiers, il s’agenouille
(2c) Il s’agenouille pour ne pas laisser de papiers
(2d) C’est pour ramasser les papiers qu’il s’agenouille
(3a) Il court attraper son train
(3b) *Attraper son train, il court
(3c) *Il court ne pas rater son train
(3d) *C’est attraper son train qu’il court.
(4a) Il s’agenouille à ramasser les papiers
(4b) *A ramasser les papiers, il s’agenouille
(4c) *Il s’agenouille à ne pas laisser de papiers
(4d) ?*C’est à ramasser les papiers qu’il s’agenouille.
Il ne s’agit pas non plus de compléments essentiels de localisation-but
(destination
4
), non seulement parce qu’un verbe exigeant typiquement ce
genre de complément, comme «se rendre quelque part», exclut cette
construction:
(5) *Il se rend (à) faire les courses
mais aussi parce que certains verbes qui admettent d’être suivis de
l’infinitif tolèrent difficilement un syntagme prépositionnel complément
de destination:
4
Gross (1975: 165) avance en faveur de l’analyse selon laquelle l’infinitif jouerait
un rôle de locatif les deux arguments suivants: a) il répond à la question où? b) il
est pronominalisable par y: « va-t-il? Il va acheter du pain. Il y va». Lamiroy
(1983: 66 sq.) montre cependant que ces propriété sont loin d’être généralisables:
«??Où sort-il? Il sort acheter du pain. ?*Il y sort».
Les relations entre périphrases aspectuelles et conjugaisons en français
5
(6) Il sort acheter du pain / ?? à la boulangerie
et surtout parce que ce rôle de destination-but peut jà être saturé par
une autre expression (ce qui impliquerait, s’il s’agissait de deux com-
pléments essentiels, une «redondance fonctionnelle»
5
qui est, par princi-
pe, exclue):
(7) Il court à la boucherie acheter une côte veau.
La seule solution, pour sauver ce type d’approche, serait alors de suppo-
ser, avec Gross et Prandi (2004: 127), que ces verbes sont dotés d’une
«double valence directionnelle, à savoir un argument locatif exprimant la
destination [...] et un argument au contenu final», autrement dit deux
compléments essentiels, dont l’un, au moins, ne serait que rarement ré-
alisé (ce qui est plutôt paradoxal). De plus, rien ne permettrait
d’expliquer pourquoi ces constructions (qui seraient composées d’un
«verbe principal» suivi d’une «complétive», p.131) sont soumises à tout
un ensemble de contraintes, qui n’affectent pas, ordinairement, les phra-
ses complexes:
– sur le sujet, qui doit être agentif (Lamiroy 1983: 123);
sur le verbe de mouvement, qui peut être un verbe directionnel
6
(aller,
descendre, monter, sortir ... *se rendre), de déplacement (courir, plon-
ger, ... ?*nager, ?*ramer), de mouvement du corps (s’installer,
s’agenouiller, s’asseoir ... *se gratter);
sur le verbe à l’infinitif: «sont exclus les verbes avoir, être (donc tous
les passifs); devoir, vouloir, savoir; aimer, préférer, détester, etc. ...,
ainsi que l’ensemble des verbes de mouvement»
7
(Willems 1981: 151-
152).
Si Vinf n’est donc pas un complément, c’est que le verbe conjug est
un auxiliaire au sens large (AUX). C’est pourquoi Leeman (1994: 124)
5
Cf. Milner (1985: 140-179). Cette redondance fonctionnelle est exclue par le théta-
critère des théories chomskyennes.
6
Nous reprenons la classification de Lamiroy (1983).
7
Comme l’observe Lamiroy (1983: 88), une phrase comme «Jean part courir dans
le bois» est parfaitement acceptable, à condition que courir désigne l’activité «faire
de la course» et non le simple déplacement.
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