Situation de l’anthropologie en Chine
FJ. Je préférerais par accommodation plutôt que par approximation, parce que je me méfie
beaucoup du comparatisme approximatif qui entraîne qu’au bout du compte, on fait dire
qu’une chose ressemble à une autre dans un à peu près qui ne tient pas compte du cadre de la
pensée. C’est pourquoi j’ai parlé précédemment d’accommodation progressive, avec l’idée
qu’il faut que l’implant prenne, afin qu’une autre possibilité de pensée, puisse passer.
Mais je voudrais d’abord réagir à une question d’ordre général, pour engager le débat avec
vous à propos du rapport de l’anthropologie et de la Chine. Car je crois qu’il y a là une
difficulté particulière, et c’est pourquoi cela m’intéresse de conférer avec vous.
J’aborderai cette question de deux façons. D’abord, je dirai que mon itinéraire se justifie par
le fait que je voulais trouver un vis-à-vis à la pensée européenne, et pour cela, accéder à une
position d’extériorité. Or, je ne voulais pas devenir anthropologue. Je voulais être philosophe.
Et j’ai trouvé une commodité particulière en Chine, dans la mesure où la Chine me procurait
ce point de vue d’extériorité plus radical qu’ailleurs, et même le plus radical, en même temps
que j’y trouvais un contexte de pensée explicitée, à la fois énoncé et commenté. Donc, je
n’étais pas dans la situation qu’on a classiquement, dans d’autres contextes de civilisations où
il faut reconstruire un commentaire, et où l’anthropologue, lui-même, doit faire ce travail
d’explicitation. Là, on dispose d’un explicite. Le sujet de l’étude se commente lui-même.
D’où cette autre difficulté : si l’on considère la réalité de la recherche anthropologique en
Chine, il m’apparaît qu’elle porte essentiellement sur les confins : les Haka, les populations
dites de Shaoshu minzu, ou alors Taiwan et les populations autochtones, etc., comme si l’on
avait pas prise sur le fond Han, proprement chinois.
Une des raisons à cela ne serait-elle pas cette tendance de la culture chinoise, très tôt
manifeste, à recouvrir, jusqu’à l’évincer, le tissu mythique, comme cela apparaît à propos des
traditions chamaniques, dans la confrontation entre cultures du Nord et du Sud. Il y a trace
dans les cultures du Sud, aussi bien le côté zhuang zi que le côté ju yuan, detraditions
chamaniques aisément reconnaissables et qui sont sensibles aussi en Corée ou ailleurs, mais
qui, là, ont été comme absorbées et dissoutes dans ce qui deviendra ensuite la tradition
classique. Il me semble qu’il y a, à partir de là, sur ce point ou sur d’autres, moindre prise
qu’ailleurs pour les anthropologues. Peut-être est-ce pour cela que l’anthropologie européenne
portant sur la Chine n’est pas à proportion de celle qui s’est développée dans les pays voisins,
en Corée, au Japon, à Taiwan .
Une autre difficulté me paraît être le rapport à l’autre. Il y a un rapport à l’autre construit par
l’anthropologie ; il y en a un autre construit par la philosophie. Mais notre rapport à l’autre
chinois n’est pas totalement cernable, ni du côté de la philosophie, ni du côté de
l’anthropologie ; ce qui conduit à cette difficulté du montage en vis-à-vis, auquel je travaille,
puisque les catégories de l’autre, élaborées soit par l’anthropologie soit par la philosophie, ne
sont pas suffisantes. D’où le recours à une stratégie qui permette de façon locale, point par
point, de tisser ce qui serait un réseau problématique, et puisse laisser passer ce que j’appelle,
après Foucault, l’hétérotopie.
AlP. Ce que vous avez dit là correspond bien à ce qu’a été notre expérience, très
pragmatique, de terrain, et je pense que cette expérience ne serait pas reconnue comme une
expérience anthropologique par l’institution anthropologique.
FJ. La gens anthropologica... Il y a peut-être à distinguer deux choses : ce que les Chinois
appellent anthropologie, et puis, ce que font les anthropologues européens en Chine. Les
Chinois considèrent qu’il leur faut développer l’anthropologie, à l’instar de toute discipline,
car cela fait partie de la panoplie des sciences humaines aujourd’hui. Mais est-ce de
l’anthropologie, au sens européen du terme telle est la question. Je constate d’ailleurs que les
anthropologues européens en Chine restent rares. Ils y sont, sur des terrains particuliers,