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Pour citer cet article :
François Jullien, Alain Pichon,
" Connaissance de l’homme et tradition chinoise ",
Alliage, n°41-42 - Décembre 1999, ,
mis en ligne le 05 septembre 2012.
URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3919
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Connaissance de l’homme et tradition chinoise
Faire passer un sens autre dans les termes du même
François Jullien
Philosophe, professeur, directeur de la Faculté de langues
asiatiques et orientales de l’université Paris-7, président du
Collège transculturel.
Alain Pichon
Anthropologue, professeur à l’université Cergy-Pontoise, co-
président de Transcultura, co-président de l’Université sans murs.
fr
63-83
François Jullien conversation avec Alain le Pichon
Alain le Pichon : Pouvez-vous d’abord nous dire quel est votre objectif philosophique ?
François Jullien : La question majeure, pour moi, est celle-ci : comment ouvrir une
possibilité de pensée ? comment faire passer un sens qui serait éventuellement un sens autre,
alors que je parle dans les termes qui sont les nôtres, les termes du même ?
Cette opération doit être progressive. Il est moins question de dire que de laisser passer. C’est
pourquoi j’écris des essais qui sont autant de montages, mettant en œuvre des termes, qui ne
sont pas des notions philosophiques, tels que propension, fadeur, congruence, régulation, etc.
termes que je prends en bordure de notre langage théorique et que j’essaie, chemin faisant,
d’extravertir, avec des vis-à-vis, des retours, des accommodations successives, de façon qu’ils
puissent arriver à dire, ou plutôt à laisser passer, une possibilité de pensée à laquelle on ne
songeait pas au départ.
Pour la notion de congruence, par exemple, il ne m’aurait servi à rien de dire : voilà tel
nouveau concept que je vais faire entrer dans le langage philosophique, parce que cela
n’aurait eu aucun écho ; il faut que cela parle. Il faut donc accommoder, comme on dit que les
yeux accommodent, progressivement. Voilà pourquoi j’avance prudemment, pour que ce
dont je m’applique à faire une notion tisse son réseau de sens et puisse, progressivement,
s’intégrer dans notre pensée.
AlP. Je voudrais essayer, à la suite de cette introduction sur votre approche
méthodologique, de situer notre entretien dans la perspective de la démarche d’anthropologie
réciproque par laquelle nous voudrions concourir, dans un face-à-face avec la culture
chinoise, à cette refondation de la connaissance anthropologique à laquelle votre œuvre dans
le champ de la philosophie apporte une contribution déterminante.
Nous nous sommes trouvés un peu par hasard, du fait de l’intérêt qui s’est manifesté pour
cette démarche, dans les universités chinoises, avec cette réaction : enfin, nous attendions ça
depuis si longtemps !
Par rapport à notre souci, qui est de mettre la question de la connaissance anthropologique et
de l’universalité de la connaissance de l’homme à l’épreuve de modes de pensée, de jeux de
langage, comme dit Wittgenstein, autres que les nôtres, il y a eu, venue de Chine, cette
réaction inattendue, cette ouverture d’un champ anthropologique nouveau. Par rapport à ce
terrain, à ce parcours, qui procède aussi par approximations, par accommodations successives,
nous nous sommes donc engagés sur la voie d’une confrontation avec la culture chinoise, ou
plus exactement avec des chercheurs de culture chinoise.
Situation de l’anthropologie en Chine
FJ. Je préférerais par accommodation plutôt que par approximation, parce que je me méfie
beaucoup du comparatisme approximatif qui entraîne qu’au bout du compte, on fait dire
qu’une chose ressemble à une autre dans un à peu près qui ne tient pas compte du cadre de la
pensée. C’est pourquoi j’ai parlé précédemment d’accommodation progressive, avec l’idée
qu’il faut que l’implant prenne, afin qu’une autre possibili de pensée, puisse passer.
Mais je voudrais d’abord réagir à une question d’ordre général, pour engager le débat avec
vous à propos du rapport de l’anthropologie et de la Chine. Car je crois qu’il y a une
difficulté particulière, et c’est pourquoi cela m’intéresse de conférer avec vous.
J’aborderai cette question de deux façons. D’abord, je dirai que mon itinéraire se justifie par
le fait que je voulais trouver un vis-à-vis à la pensée européenne, et pour cela, accéder à une
position d’extériorité. Or, je ne voulais pas devenir anthropologue. Je voulais être philosophe.
Et j’ai trouvé une commodité particulière en Chine, dans la mesure la Chine me procurait
ce point de vue d’extériorité plus radical qu’ailleurs, et même le plus radical, en même temps
que j’y trouvais un contexte de pensée explicitée, à la fois énoncé et commenté. Donc, je
n’étais pas dans la situation qu’on a classiquement, dans d’autres contextes de civilisations où
il faut reconstruire un commentaire, et l’anthropologue, lui-même, doit faire ce travail
d’explicitation. Là, on dispose d’un explicite. Le sujet de l’étude se commente lui-même.
D’où cette autre difficulté : si l’on considère la réalité de la recherche anthropologique en
Chine, il m’apparaît qu’elle porte essentiellement sur les confins : les Haka, les populations
dites de Shaoshu minzu, ou alors Taiwan et les populations autochtones, etc., comme si l’on
avait pas prise sur le fond Han, proprement chinois.
Une des raisons à cela ne serait-elle pas cette tendance de la culture chinoise, très tôt
manifeste, à recouvrir, jusqu’à l’évincer, le tissu mythique, comme cela apparaît à propos des
traditions chamaniques, dans la confrontation entre cultures du Nord et du Sud. Il y a trace
dans les cultures du Sud, aussi bien le côté zhuang zi que le côté ju yuan, detraditions
chamaniques aisément reconnaissables et qui sont sensibles aussi en Corée ou ailleurs, mais
qui, là, ont été comme absorbées et dissoutes dans ce qui deviendra ensuite la tradition
classique. Il me semble qu’il y a, à partir de là, sur ce point ou sur d’autres, moindre prise
qu’ailleurs pour les anthropologues. Peut-être est-ce pour cela que l’anthropologie européenne
portant sur la Chine n’est pas à proportion de celle qui s’est développée dans les pays voisins,
en Corée, au Japon, à Taiwan .
Une autre difficulté me paraît être le rapport à l’autre. Il y a un rapport à l’autre construit par
l’anthropologie ; il y en a un autre construit par la philosophie. Mais notre rapport à l’autre
chinois n’est pas totalement cernable, ni du côté de la philosophie, ni du côté de
l’anthropologie ; ce qui conduit à cette difficulté du montage en vis-à-vis, auquel je travaille,
puisque les catégories de l’autre, élaborées soit par l’anthropologie soit par la philosophie, ne
sont pas suffisantes. D’où le recours à une stratégie qui permette de façon locale, point par
point, de tisser ce qui serait un réseau problématique, et puisse laisser passer ce que j’appelle,
après Foucault, l’hétérotopie.
AlP. Ce que vous avez dit correspond bien à ce qu’a été notre expérience, très
pragmatique, de terrain, et je pense que cette expérience ne serait pas reconnue comme une
expérience anthropologique par l’institution anthropologique.
FJ. La gens anthropologica... Il y a peut-être à distinguer deux choses : ce que les Chinois
appellent anthropologie, et puis, ce que font les anthropologues européens en Chine. Les
Chinois considèrent qu’il leur faut développer l’anthropologie, à l’instar de toute discipline,
car cela fait partie de la panoplie des sciences humaines aujourd’hui. Mais est-ce de
l’anthropologie, au sens européen du terme telle est la question. Je constate d’ailleurs que les
anthropologues européens en Chine restent rares. Ils y sont, sur des terrains particuliers,
comme Schipper pour le taoïsme, sans que cela conduise pour autant à une anthropologie
générale. Je pense que l’influence des textes canoniques et des procédures rituelles, entre
autres facteurs, ont abouti à ce phénomène de culture lettrée qui a recouvert ce qui pourrait
servir de repères, ou constituer un terrain, pour l’anthropologue.
AlP. Assurément. Et je pense qu’à ce que vous avez dit, s’ajoutent aussi des raisons
politiques. Mais nous nous sommes situés en dehors de cela, d’une certaine manière, à partir
d’une première expérience, qui a provoqué la réaction chinoise, par laquelle nous voulions
mettre en cause par les faits, par le terrain lui même les catégories de l’autre dans la
tradition anthropologique occidentale.
Un préalable nécessaire : le travail de recatégorisation
FJ. Je dirais que ce qui me paraît intéressant dans ce va-et-vient entre eux et puis ce qu’on
appellera nous par convention, une sorte de nous européen, c’est ce travail de
recatégorisation. Et c’est ce travail qui me paraît important. Je voudrais en donner un
exemple. J’ai relu récemment le texte de Foucault, dans Dits et écrits, à l’occasion de sa visite
dans un temple zen, qui le conduit à la question de la confrontation : « cultures d’Orient-
cultures d’Occident ». Interrogé sur le zen, Foucault commence par introduire la notion de
mysticisme, qu’il présente comme un pont entre les deux cultures, mais pour dire ensuite :
« Ce n’est pas ça du tout » et reconnaître que ce que l’on entend par mysticisme, d’un côté et
de l’autre, n’est pas du tout la même chose. Voilà qui me paraît exemplaire du piège que nous
tend, sans que nous nous en rendions compte, le recours à nos catégories familières. Faute de
recatégoriser, Foucault se retrouve prisonnier d’une notion dont il sait bien qu’elle ne convient
pas, et surtout, qu’elle ne constitue pas le pont qu’elle annonçait, qu’elle n’assure pas de
médiation, puisqu’il ne cesse ensuite de travailler contre elle pour s’en dégager.
En revanche, ce qu’il dit bien dans cet entretien, c’est que ce monde extrême-oriental nous
invite à un travail de réexamen. Et celui-ci me paraît d’autant plus important que les sciences
humaines ont prétendu à la généralisation à partir d’une expérience particulière, sans
suffisamment s’en rendre compte, en fonction d’une exigence d’universalité, gitime, mais
que dans ce cas elles ne sont plus en mesure d’assurer d’emblée. Car, dans ce cas, extrême il
est vrai, elles sont contraintes à se remettre à l’épreuve et à se reconsidérer.
Avec la culture chinoise, elles se retrouvent enfin face à un monde culturel qui ne se laisse
pas réduire, qui a sa consistance et sa cohérence propres et qui, s’il tend lui-même à se plier à
nos catégories occidentales, n’en résiste pas moins à ces catégories. Ce qui implique un travail
de recatégorisation qui me semble fécond du point de vue de la philosophie.
AlP. Ce qui m’a frappé, dès la première lecture de vos ouvrages, c’est évidemment cela,
qui pour moi a été d’un réconfort considérable, dans la mesure j’avais le sentiment
qu’enfin, pour la première fois, de façon systématique et cohérente, sur ce terrain nous
nous trouvions à la fois par l’histoire et par hasard, il y avait, en profondeur, un travail de
recatégorisation dans le champ philosophique.
Recatégorisation qui m’apparaissait comme opératoire dans ce champ de la relation à l’autre
qu’est le champ anthropologique. Et c’est pourquoi je voudrais vous demander votre
perception de ce schéma qui, pour nous, s’est construit sur ce terrain, même si le schéma
d’une anthropologie réciproque dans lequel nous nous trouvons est en lui-même une
catégorisation déjà excessive, mais qui s’est construite, progressivement dans cette relation de
vis-à-vis.
Construction d’un rapport à l’autre : le double écueil du
« mythe du même » et du « mythe de l’autre » dans
l’histoire des relations euro-chinoises
FJ. Avant cela, je voudrais vous dire ce qui me paraît avoir constitué un double écueil dans
cette construction du rapport à l’autre quand il s’agit de la Chine. C’est justement qu’on a
versé dès l’abord dans ce que j’appellerai « le mythe du même » et « le mythe de l’autre ».
Soit l’écueil du même, qui procède du confort de l’ethnocentrisme : et c’est effectivement par
qu’on a abordé la Chine, à l’époque des missions l’on projettait sa vision du monde sur
le reste du monde, parce que l’on considérait qu’elle allait de soi ce qu’on appelait alors
« la lumière naturelle » ; soit l’écueil de l’autre, qui n’en est que l’envers, celui de l’exotisme,
quand on cède à la fascination de la distance, de la différence.
Au fond, ce qui me semble faire la difficulté, et l’intérêt, de cette relation, c’est que moi, je ne
sais pas si ce que je découvre en Chine est si différent, ou même plus différent qu’ailleurs. Je
n’en sais rien. Mais ce qui m’apparaît, en revanche, c’est que, entre l’espace chinois et la
culture européenne à laquelle j’appartiens, il y a au départ une relation d’indifférence. C’est là
qu’est la difficulté, parce que ces deux mondes ne se sont pas rencontrés, parce que les deux
langues ne communiquent pas, parce que ces deux mondes se sont ignorés jusqu’à une époque
tardive, disons le XVIIe voire le XIXe siècle. C’est qu’est en même temps l’intérêt,
puisqu’il faut les sortir de leur indifférence mutuelle en réussissant à créer un vis-à-vis ils
puissent se rencontrer et se dévisager et, à partir de là, mesurer leur différence, si tant est
qu’il y en ait.
On me dit parfois que je fais un travail de comparatiste. Pas du tout. Pour qu’on puisse
procéder à la comparaison, il faudrait qu’il y ait une page commune, l’un et l’autre se
situent d’emblée en parallèle, et que je puisse diviser en deux, comme font si volontiers les
Américains : East and West, avec, de part et d’autre, d’un côté l’Orient, de l’autre côté
l’Occident, avec tous les guillemets précautionneux que l’on peut mettre.
Mais il n’y a pas de page commune, puisque l’extériorité chinoise, du point de vue de la
langue, comme de l’histoire, font que je ne dispose pas de ce cadre commun, c’est ce qu’on
appelait l’hétérotopie. Et c’est à partir d’elle que peut travailler ce dérangement des
catégories, pour inviter à leur reconfiguration. Car pour moi, que ce soit clair, la Chine ne
m’intéresse pas, en soi, plus qu’autre chose, ou plutôt, elle m’intéresse comme toute autre
chose. Mais ce qui m’intéresse, c’est l’usage réflexif auquel prête sa fonction méthodique.
Venant de la Grèce et de la philosophie, j’ai cherché, en effet, par stratégie, une situation de
dérangement de la pensée qui trouve en Chine ses conditions les plus radicales de possibilités.
Un cas de figure qui est le plus pur, au sens expérimental du terme, en même temps qu’il nous
confronte à une situation de porte-à-faux théorique, et par conséquent d’inconfort de la
pensée. Il s’agit bien d’un inconfort, puisqu’il exclut justement la position “rangée”, se prêtant
trop facilement à la conception d’une différence, voire de la plus grande différence.
De la possibilitté d’une connaissance réciproque : la différence
et l’indifférence
AlP. Je crois aussi qu’il y a là quelque chose de très important, qui rend possible ce qui sera
peut-être un renouvellement, une refondation de l’anthropologie. Je voudrais simplement
revenir à un texte de Claude vi-Strauss, son premier séminaire au Collège de France sur
l’avenir de l’ethnologie, où, à la fois, il dit l’inverse, et, en même temps, il montre
l’importance, de ce que vous dites. Il dit qu’il voit un avenir très sombre à l’ethnologie, parce
que le temps du monde fini commence, et surtout qu’il lui paraît exclu qu’il puisse y avoir une
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