LA LUTTE CONTRE L’EFFET DE SERRE
EQUITÉ ET EFFICACITÉ
par
Annie VALLÉE (*)
En décembre 1997, le Protocole de Kyoto prévoit un processus de réduc-
tion des émissions de gaz à effet de serre (GES). Trente-huit pays industria-
lisés (pays de l’OCDE et pays en transition, dits de l’annexe I) s’engagent
à réduire en moyenne de 5,2 % leurs rejets de GES par rapport à leur
niveau de 1990 d’ici la période 2008-2012. Les pays en voie de développe-
ment (PED), y compris la Chine et l’Inde, sont exemptés de tout engage-
ment. Les objectifs fixés en 1997 doivent devenir contraignants après ratifi-
cation de l’accord par au moins 55 pays représentant 55 % des émissions
mondiales de GES. Bien que les Etats-Unis, principal émetteur mondial de
GES, l’aient unilatéralement renié (1), le Protocole a été signé par plus de
55 pays (72, fin 2002) mais, à cette date, la seconde obligation n’est pas
encore remplie : les signataires, en l’absence des Etats-Unis, ne représentent
que 37,1 % des émissions de GES. Seule l’adhésion de la Russie, qui émet
17,4 % de ces gaz, prévue début 2003, permettra d’atteindre le seuil requis
de 55 % des émissions mondiales, quelques autres petits pays assurant le
complément. Cependant, l’Agence internationale de l’énergie estime que
l’objectif fixé en 1997 sera loin d’être atteint en 2012. En 2000, selon ses cal-
culs, les émissions mondiales de dioxyde de carbone – ce gaz représente plus
de 80 % des GES dans les pays de l’OCDE – ont été supérieures de 13 %
à celles de 1990, alors que les pays de l’annexe I s’étaient engagés à stabili-
ser leurs émissions entre 1990 et 2000.
Les enjeux des négociations sont considérables car tous les pays sont à la
fois responsables et victimes du phénomène de l’effet de serre, bien qu’à des
degrés très divers. L’atmosphère terrestre est un bien collectif mondial : sa
dégradation soulève des questions d’ordre politique, éthique et économique,
comme beaucoup d’autres problèmes d’environnement. Cependant, la coopé-
ration internationale en la matière, si elle apparaît nécessaire, n’en est pas
moins difficile, dans la mesure où elle met aux prises des pays souverains
aux niveaux de développement très disparates. D’ailleurs, les conférences
successives qui se sont tenues depuis 10 ans – le risque environnemental lié
(*) Maître de conférences en Sciences économiques à l’Université Paris XII.
(1) Cf. Pierre Lepetit, « Les Etats-Unis et le changement climatique : de Rio à Johannesburg », Revue
d’économie financière, n
o
66, février 2002, pp. 57-74.
à l’effet de serre a été reconnu à Rio de Janeiro en 1992 – n’ont cessé de
refléter les difficultés que rencontrent les négociations sur l’application du
Protocole de Kyoto.
L’un des points majeurs de désaccord concerne l’engagement futur des
PED, dont les émissions de GES augmentent rapidement : ainsi, la Chine,
qui émet actuellement 14 % des émissions mondiales, et l’Inde devraient
devenir les principaux pays émetteurs de GES d’ici le milieu du XXI
e
siècle,
si elles adoptent les modes de production et de consommation forts consom-
mateurs d’énergie des pays développés. Le refus de ces pays de s’engager sur
des objectifs de réduction de leurs émissions a été l’un des arguments invo-
qués par les Etats-Unis pour motiver leur rejet du Protocole de Kyoto. A
l’opposé, l’Union européenne défend le point de vue des PED, lesquels
demandent aux pays riches d’être d’abord eux-mêmes crédibles dans leurs
efforts de réduction et réclament le respect du principe « des responsabilités
communes mais différenciées » inscrit dans la Convention de Rio. Or, ce prin-
cipe pose un problème d’équité. Par suite, compte tenu de la responsabilité
historique et actuelle des pays industrialisés dans l’émission de GES – les
émissions des pays riches par habitant sont six fois supérieures à celles des
pays pauvres –, la participation des PED à l’effort international de réduc-
tion des émissions dépend de la définition d’une règle de différenciation
équitable des objectifs.
Un autre point de désaccord porte sur les modalités de réalisation de ces
objectifs. Ceux-ci pourront être d’autant plus ambitieux que le partage de
la charge sera jugé équitable, mais aussi que les coûts à supporter seront
limités. La minimisation du coût global de la lutte contre l’effet de serre,
objectif d’efficacité économique, n’est donc pas indépendante de l’équité.
L’accord de Kyoto a pu être obtenu grâce à l’adoption de mécanismes de
flexibilité qui sont des mécanismes de marché capables de minimiser ce coût
économique global, à condition toutefois de respecter certaines règles du jeu
dont la définition a précisément été une source importante de conflit entre
les Etats-Unis et l’Union européenne.
Il convient donc de distinguer le problème de la répartition initiale des
efforts entre pays, c’est-à-dire la répartition des quotas d’émission ou auto-
risations de polluer, qui pose la question de l’équité et conditionne la parti-
cipation des pays en développement à l’effort global, du problème de la
minimisation des coûts totaux de réalisation de l’objectif de réduction des
émissions, qui représente l’objectif d’efficacité. Celui-ci peut être atteint,
sous certaines conditions, grâce à la mise en œuvre de mécanismes de
marché, comme le marché des droits à polluer ou des permis négociables.
annie vallée762
La définition d’une règle de partage equitable
de l’effort global de réduction des emissions de gaz
à effet de serre
Les intérêts des pays sont si divergents qu’il est impossible de définir une
norme unique de différenciation. Trois règles de partage ont été particulière-
ment étudiées dans la perspective d’un élargissement du Protocole de
Kyoto; leurs conséquences redistributives à l’échelle internationale sont très
différentes.
La règle de partage la plus équitable semble être celle fondée sur l’égalité
des droits imposant des quotas, ou permis, d’émission identiques par habi-
tant : chaque individu disposerait du même droit d’utiliser l’atmosphère,
c’est-à-dire de rejeter des GES. La règle la moins équitable serait celle repo-
sant sur un principe d’égalité proportionnelle considérant que les émissions
actuelles ou cumulées de chaque pays sont un « droit acquis » des Etats : la
répartition des quotas d’émissions futures au prorata des émissions passées
pratique du grandfathering ou droit du grand-père – reproduit les inégalités
existantes en matière d’utilisation de l’atmosphère. Une troisième règle, plus
acceptable sur le plan de l’équité, se fonde sur la capacité à payer : les quo-
tas d’émission seraient attribués en proportion inverse au revenu moyen ou
PIB par habitant; ainsi, suivant un principe de justice distributive, plus un
pays serait riche, plus le coût qu’il peut supporter serait élevé et donc plus
son effort de réduction des émissions devrait être important. Alors que la
première et la troisième règle avantagent les PED en leur permettant d’ac-
croître leur part d’émissions au sein des émissions mondiales, la règle des
droits acquis leur est au contraire très défavorable.
La différenciation des objectifs retenue par le Protocole de Kyoto reflète
en partie celle de la capacité à payer. Les pays de l’annexe I, hors pays en
transition, sont en effet les pays de l’OCDE et il existe bien une corrélation
positive entre les niveaux de PIB par habitant et les niveaux d’émission par
habitant. Pour les pays en transition, c’est leur niveau d’émission élevé plus
que leur capacité à payer qui a justifié leur engagement. Le refus des PED
de limiter leurs émissions signifie qu’ils rejettent la responsabilité de l’effet
de serre constaté aujourd’hui sur les pays de l’annexe I, dont les émissions
par habitant sont très supérieures aux leurs et qui sont beaucoup plus riches
qu’eux.
La participation future des PED au partage de la charge suppose que l’on
applique une règle acceptable par le plus grand nombre afin d’éviter les ris-
ques d’incitation à adopter un comportement de « passager clandestin » et
donc à rester en dehors de la coalition tout en bénéficiant des améliorations
dues à l’effort des autres, puisque la qualité de l’atmosphère terrestre est un
bien collectif mondial. L’un des moyens de favoriser cette participation du
plus grand nombre est la possibilité de recourir à des mécanismes de flexibi-
la lutte contre l’effet de serre 763
lité : prévue par le Protocole de Kyoto, elle permet d’assouplir la rigidité
d’un système de quotas d’émission nationaux et de minimiser les coûts de
réalisation de ces objectifs.
La recherche de l’efficacité economique :
le rôle des mécanismes de flexibilité
dans la minimisation des coûts totaux
La recherche de l’efficacité économique consiste à trouver un équilibre
entre les mécanismes de marché et les politiques publiques pour tenir les
engagements pris à Kyoto et ceux qui suivront. L’objectif des politiques
d’environnement est de gérer efficacement les ressources naturelles. Toute-
fois, les remèdes prescrits dépendent de l’analyse qui est faite des causes de
leur dégradation.
L’analyse économique de la pollution
L’économie de l’environnement (2), qui utilise des concepts et des instru-
ments d’analyse issus de l’approche néo-classique, analyse la dégradation de
l’environnement comme un échec du marché provenant du fait que les
agents économiques utilisent gratuitement une ressource naturelle collective
rare et génèrent des effets externes négatifs de type pollution. L’imbrication
des trois notions que sont les effets externes ou externalités, les biens collec-
tifs et les droits de propriété, constitue le fondement de l’analyse économi-
que de la pollution.
Pour que le marché réalise l’allocation optimale des ressources rares, les
avantages ou dommages (gains ou pertes de bien-être) créés par tout agent
économique et affectant les autres agents doivent avoir une compensation
monétaire, c’est-à-dire qu’ils doivent se concrétiser par un échange mar-
chand. Or, un effet externe échappe au marché et fait donc obstacle à la réa-
lisation de l’optimum. L’internalisation des effets externes consiste à les
intégrer dans le calcul économique des agents, lesquels doivent alors prendre
en compte les dommages qu’ils engendrent : cette correction du marché, par
la réglementation ou la taxation par exemple, permet de rétablir l’optimum.
L’externalité environnementale est liée à l’utilisation non contrôlée d’un
bien d’environnement collectif (ressources d’aménité, réservoir de résidus)
dont la propriété n’est pas ou mal définie. En économie publique, les biens
collectifs sont définis à partir de leur mode de consommation; ils font l’objet
d’une consommation collective et présentent deux caractéristiques : la non-
rivalité – ils peuvent être consommés simultanément par un ensemble plus
ou moins large d’individus sans que la quantité et la qualité bénéficiant à
annie vallée764
(2) Cf. Annie Vallée,Economie de l’environnement, Seuil, Paris, 2002, 348 p.
un consommateur réduise celles consommées par les autres et la non-
exclusion – il est impossible d’exclure un utilisateur de l’usage de ce bien qui
est à la disposition de tous. Peu de biens collectifs sont des biens collectifs
purs répondant à ces deux caractéristiques. Si la qualité de l’air, l’éclairage
public, le silence à l’échelle locale, les grands services publics comme la
défense à l’échelle nationale, l’atmosphère terrestre à l’échelle internationale
en sont des exemples, nombre d’entre eux ne présentent pas ces deux parti-
cularités : les « biens de club » peuvent faire l’objet d’exclusion par un prix
(droit d’entrée) ou une réglementation, mais ils répondent au critère de non-
rivalité (dans le domaine de l’environnement, les espaces verts, parcs natio-
naux, zones protégées appartiennent à cette catégorie); pour les « biens com-
muns » en revanche, il n’y a pas d’exclusion possible mais il y a rivalité
d’usage, puisqu’une fois qu’un individu s’en est emparé, il en prive les
autres consommateurs (les ressources halieutiques situées dans des zones
non exclusives, comme les cours d’eau ou la haute mer, ainsi que de nom-
breuses espèces animales et végétales convoitées appartiennent à cette caté-
gorie de ressources dont les spécificités favorisent les risques de surexploita-
tion et d’épuisement).
L’une des particularités de nombreuses ressources naturelles collectives,
longtemps considérées comme des biens libres, est que leur propriété n’est
pas ou mal définie. Dans une économie marchande, cette absence de droits
de propriété sur des ressources devenues rares est une source inévitable de
gaspillage : l’échange marchand ne peut mener à l’optimum social que si les
ressources échangées sont affectées de droits de propriété clairement définis,
protégés, exclusifs et librement transférables. Ces critères ne sont pas res-
pectés dans le cas des biens d’environnement collectifs et le marché ne peut
donc être un moyen de les gérer efficacement. Cette réflexion sur les droits
de propriété est très ancienne et « La tragédie des biens communs » (« The
tragedy of the commons »), titre de l’article d’un écologiste (3) décrivant les
conséquences dramatiques de la pratique des vaines pâtures en Angleterre
au Moyen Âge, s’applique maintenant à la fonction de réservoir de résidus
des écosystèmes. Pour certains auteurs, toutefois, la cause fondamentale du
gaspillage de ces ressources ne réside pas dans le marché, mais est essentiel-
lement liée à une absence de définition de droits de propriété : il suffirait
d’attribuer des droits de propriété ou droits d’usage sur ces ressources natu-
relles, l’intervention de l’Etat se limitant donc à institutionnaliser ces
droits; ensuite, le libre échange de ces nouveaux droits permettrait sponta-
nément de réaliser l’optimum. En 1960, dans un article célèbre (4), R. Coase
démontre que les effets externes peuvent être internalisés par la création
d’un marché des droits de propriété ou d’usage sur l’environnement. L’un
la lutte contre l’effet de serre 765
(3) Cf. Garrett Hardin, « The tragedy of the commons », Science, n
o
62, 1968, pp. 1243-1248.
(4) Cf. Ronald H Coase, « The problem of social cost », Journal of Law and Economics, vol. 3, 1960, pp. 1-
44.
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