par la construction européenne réside bien plutôt dans la rencontre – réelle ou imaginée –
entre des traditions politiques et intellectuelles distinctes. Il ne s’agit pas simplement d’un
problème de traduction. Les enjeux, intellectuels et sociaux, des différentes pensées politiques
nationales, leurs lieux communs et leurs systèmes de références se sont développés de façons
variées. De plus, des disciplines aux cadres conceptuels différents se sont proposées de
conceptualiser l’objet européen, de façons parfois concurrentes. Il n’existait donc pas a priori
de contexte commun dans lequel débattre de l’Europe. Au contraire, la délimitation d’un
discours spécialisé sur l’Europe peut elle-même apparaître comme un enjeu4 de pouvoir, un
phénomène politique5. Si certains concepts peuvent aujourd’hui apparaître comme
« naturels » pour concevoir l’objet européen, c’est alors au terme d’un processus de longue
haleine de fabrication, de mise en ordre et de mise en commun « des catégories de perception
et de compréhension du ‘système politique européen’»6. Etudier la formation d’un vocabulaire
spécifique de l’Europe, c’est donc non seulement chercher à mettre en évidence ses racines et
son développement, mais aussi étudier sa mise en commun, sa légitimation à travers la
formation d’un espace particulier de discours sur l’Europe. Ce sont ces processus historiques
de qualification et de stabilisation d’un sens de l’Europe que nous voulons interroger dans ce
travail, et à travers eux la constitution de l’Europe comme un objet conceptuel singulier.
Les concepts de l’Europe comme objets politiques
Si l’élaboration de concepts, théories et savoirs liés à l’Etat-nation démocratique moderne a
fait l’objet d’enquêtes approfondies, beaucoup reste à faire en ce domaine au sujet de la
construction européenne, plus récente et évolutive. Pourtant, s’intéresser à ces « mots à la
mode », aux théories et à leur formation, c’est restituer sa dimension politique à l’activité
intense d’élaboration de « doctrines », de concepts et de théories7 de l’Europe. Ces outils
théoriques nous renseignent sur les représentations et idées de la construction européenne, au
sens où “the history of political theory [is] nothing other than the history of change in the
self-conceptualization of political societies”8. L’enjeu est alors de reconstituer, à travers son
vocabulaire, les différentes appréhensions de la construction européenne. Pour cela, la
démarche adoptée ici repose sur l’idée que les théories et concepts politiques doivent se
comprendre comme encastrés dans leur contexte de production. Elle se rattache à l’histoire
des idées politiques telle que développée principalement dans le sillage de Quentin Skinner.
Celui-ci invite à étudier les concepts comme des actions dans un « contexte discursif »9, à
comprendre ce que font les acteurs en produisant des définitions et des théories – quels sont
leurs objectifs, à qui ils s’opposent, comment ils prennent position dans un espace de discours
possibles. Ce ne sont donc pas tant les « contenus » que les usages plus ou moins stabilisés
4 Dans le même sens, J. G. Pocock affirme que “conceptual disputes are political ones (and vice-versa)”, BALL
Terence & POCOCK J.G.A. (eds.), Conceptual change and the Constitution, University Press of Kansas, 1988 ;
p. 2.
5 FOUCAULT Michel, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 2008 (1969), p. 166.
6 GEORGAKAKIS Didier, « La sociologie historique et politique de l'Union européenne : un point de vue
d'ensemble et quelques contre points », Politique européenne, 2/ 2008 (n° 25), p. 53-85
7 C’est l’une des manières d’interpréter la proposition d’étudier la théorie politique comme une “idéologie”,
suggérée par SKINNER, The Foundations of Modern Political Thought; FREEDEN, “What Should the
‘political’ in Political Theory Explore?.”Voir aussi pour une “sociologie des intermédiaires” Frédérique
MATONTI, “Plaidoyer Pour Une Histoire Sociale Des Idées Politiques,” Revue D’histoire Moderne et
Contemporaine 59, no. 5 (2012).
8 John G. A. POCOCK, The Ancient Constitution and the Feudal Law, Cambridge University Press (Cambridge,
1987), 1; James FARR, “Conceptual Change and Constitutional Innovation,” cité in Conceptual Change and the
Constitution, Kansas Univeristy Press, 1988.
9 SKINNER Quentin, “Meaning and understanding in the history of ideas”, History and Theory, n°8, 1969