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Muscler la fabrique de l’action publique
TEXTE D'AUTEUR
D’un côté, les producteurs de connaissances. De
l’autre, les décideurs politiques. Pour construire leur
pensée, les premiers prennent un temps dont les
seconds ne disposent pas. Mais ne faut-il pas
museler l’urgence de l’action pour donner une
chance à la réforme et l’armer intellectuellement ?
Tag(s) : Action publique, Design des politiques publiques
© crédit : Bruno Mangocku
Date : 29/06/2015
« Je me révolte, donc nous sommes ». Cette formule d’Albert Camus résonnait il y a peu dans les rues de Paris. Ces
fameux mots qui donnent envie de s’engager, d’aller vers les autres, de poursuivre un idéal, collectivement. C’est aussi
cela qui se jouait dans les manifestations du début d’année 2015. Comment faire, à sa modeste échelle, pour contribuer
au bien commun, améliorer les choses, défendre des valeurs et des idées ? Les sciences humaines et sociales ont, dans
cette affaire, leur partition à jouer.
Ces questions se déplacent aussi sur le terrain de l’action publique, celui de la production par l’État de politiques
publiques censées répondre aux problèmes de la société, et de son amélioration. Ce que communément, nous appelons
la réforme de l’État, sa modernisation.
L’action publique d’aujourd’hui ne doit plus se contenter de répondre par des dispositifs hors-sol, continuer à recycler les
mêmes recettes et ne pas ouvrir les yeux sur le monde et les individus qui l’entourent, les usagers, mais aussi les publics
réfractaires gagnés par l’invisibilité sociale. Loin de l’omniscience, parfois cloisonnée, l’action publique peine à sortir de
ses modes de pensées et d’action, de ses référentiels administratifs et politiques ; elle doit s’ouvrir.
La production de connaissances est exigeante, elle demande du temps. La politique n’en dispose pas, elle se veut dans
la réponse immédiate et l’action à court terme. Injonctions paradoxales. Il paraît pourtant nécessaire de réaccorder les
temporalités, de lutter contre la dictature de l’urgence imposée par les médias. La course effrénée contre le temps
privilégie un discours incantatoire sur l’action, mais ne permet pas d’avoir une visée prospective, une capacité de
prévision sur les évolutions qui se dessinent. De quelles manières capter et anticiper les besoins sociaux ? Comment
expérimenter et apporter des solutions ? En somme, par quels procédés articuler réflexion et action pour réformer ?
Misère de la pensée
Le temps de l’action ne peut pas exister sans armature idéologique. Dans le domaine, le bât blesse. À quoi bon faire en
vitesse des colloques ou commander des rapports lapidaires pour dessiner de nouveaux modèles ? Faits dans l’urgence,
sans diagnostics, ils servent simplement de caution à une certaine élite politico-administrative qui se cantonne dans sa
zone de confort. Misère de la pensée.
Il est devenu de bon ton de faire participer, en tant qu’experts, quelques intellectuels ou autres universitaires à des
petits-déjeuners, des débats ou tables rondes où, en rafale, ils disposent de dix minutes pour exprimer un point de vue.
Ce n’est pas comme cela que l’on pensera l’action publique de demain et que l’on réformera.
Engager des changements est un art, non une science, certes. Pourtant, les liens entre théorie et pratiques doivent être
affirmés et valorisés. Les sciences humaines et sociales peuvent éclairer les débats publics, révéler des informations,
dire la vérité, à des interlocuteurs susceptibles d’intervenir. Elles ont justement cette capacité à poser des problèmes qui
ne sont pas nécessairement perçus par les acteurs sociaux. Il ne faut pas seulement les cantonner à de simples
techniques, à un rôle de production d’informations utiles pour une prise de décision politique et administrative. Elles sont
là aussi, et surtout, pour ouvrir des espaces d’intelligence partagée des situations complexes. Elles sont capables
d’observer, d’expliquer les faits sociaux et de se mettre en état de mieux résoudre « les problèmes pratiques » comme
l’affirmait le sociologue Émile Durkheim.
Les connaissances existent !
Les exemples dans le domaine sont foison. Des économistes comme Steeve Keen et Gaël Giraud (2014) nous montrent
que les fondements de nos modèles économiques sont biaisés. Des politistes et des sociologues mettent à jour les
mécanismes de non-recours aux prestations sociales. Des philosophes nous disent que la quantification à outrance
(notamment la prolifération d’indicateurs de performance) n’est pas la seule façon d’agir sur le réel. Mais que
faisons-nous de ces réflexions ? Pourquoi ne pénètrent-elles pas dans la sphère de l’action, celle de l’administration et
du politique ? Pourquoi ces recherches ne sont-elles pas entendues et ne déclenchent-elles pas une intervention
publique ?
Nous devons réfléchir à une meilleure porosité et à des échanges plus soutenus entre l’univers des décideurs et des
producteurs de savoir. Quelles pourraient être les conditions d’un meilleur transfert des connaissances ? Comment
organiser le dialogue et les interactions entre ces deux communautés ?
On le sait depuis les leçons données en 1919 par le sociologue allemand Max Weber : ces questions sont essentielles et
nourrissent bien des débats. Il s’agit autant du rapport entre sciences sociales et critique sociale que des relations entre
connaissance et action.
Dans ses travaux de sociologie publique, l’universitaire américain Michael Burawoy (2006) distingue à ce propos
différents types de production de connaissances. L’experte est orientée par la demande d’un « client », dans un but
précis. L’académique vise à accumuler du savoir à destination du milieu des chercheurs. La publique se fait en direction
du « grand public », profane de la question. Enfin, la critique fait une analyse réflexive des outils et processus de
production de connaissance.
L’ensemble de ces dimensions doit être articulé, la question des lieux plus ou moins institutionnalisés du transfert doit
être pensée, en travaillant et diversifiant les formats d’expression, en insistant sur la portée éducative et les compétences
que confèrent ce travail intellectuel. On se rapproche d’une forme d’ empowerment, d’encapacitation ou de pouvoir d’agir
en français.
Rendre Intelligible !
Pour sortir de cet écueil, la constitution d’espaces de débats réellement pluralistes d’échanges est nécessaire. Des
espaces interstitiels entre administration et monde académique dans lesquels il pourrait exister des approches
fondamentales et des approches appliquées. Imbriquées, elles seraient rigoureuses scientifiquement et aideraient à
résoudre des problèmes.
Il faudrait aussi faire des efforts de traduction entre les différentes scènes, en jouant sur les registres de diffusion des
savoirs, en variant les présentations plus ou moins formelles. L’appui sur les potentialités du design et du numérique est
essentiel : en fonction des publics cibles, il est possible de mettre des connaissances en récit sous des formes visuelles
moins conventionnelles (cartes heuristiques, bandes dessinées, courts films vidéos, etc.).
La compétence des individus est une autre piste d’amélioration. La nécessité d’ouvrir des parcours hybrides, de favoriser
les carrières transversales est criante. Pensons, par exemple, à un accès privilégié du concours de l’ENA pour les
docteurs. Sur le même modèle que les professeurs universitaires praticiens hospitaliers (PUPH) à l’hôpital, on pourrait
également penser la mise en place de professeur praticien des sciences sociales. Certains chercheurs du laboratoire
CNRS-PACTE de Grenoble en font la proposition.
Les difficultés pour y parvenir sont bien réelles. Il est nécessaire de façonner des sachants capables de porter le
changement, mais prenons garde à ne pas créer des caricatures de « philosophes rois » aux dérives scientistes. Soyons
également vigilants à ne pas déifier la posture du savant qui aurait des réponses sur tout et dont l’éclairage scientifique
serait la solution, le palliatif tant attendu. Il s’agira d’une question de dosage et de combinaison des approches dans une
veine pluridisciplinaire.
Réussir à orienter les réformes politiques et sociales afin que celles-ci agissent « au cœur du monde » comme le
professait le philosophe américain John Dewey au début des années… 1920. Pionnier du courant pragmatique, il
avançait alors l’idée selon laquelle le philosophe devait être un « officier de liaison » entre « les conclusions de la
science » et « les modalités de l’action personnelle et sociale ».
Le combat se gagnera sur le terrain des idées. Armons intellectuellement l’action publique !
Pour la sociologie publique, Michael Burawoy, Socio-logos. Revue de l'association française de sociologie, mis en ligne le 21 mars 2006,
Consulté le 01 mars 2015. URL : http://socio-logos.revues.org/11
L’homme révolté, Albert Camus Paris, Gallimard, 1951.
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