Le temps de l’action ne peut pas exister sans armature idéologique. Dans le domaine, le bât blesse. À quoi bon faire en
vitesse des colloques ou commander des rapports lapidaires pour dessiner de nouveaux modèles ? Faits dans l’urgence,
sans diagnostics, ils servent simplement de caution à une certaine élite politico-administrative qui se cantonne dans sa
zone de confort. Misère de la pensée.
Il est devenu de bon ton de faire participer, en tant qu’experts, quelques intellectuels ou autres universitaires à des
petits-déjeuners, des débats ou tables rondes où, en rafale, ils disposent de dix minutes pour exprimer un point de vue.
Ce n’est pas comme cela que l’on pensera l’action publique de demain et que l’on réformera.
Engager des changements est un art, non une science, certes. Pourtant, les liens entre théorie et pratiques doivent être
affirmés et valorisés. Les sciences humaines et sociales peuvent éclairer les débats publics, révéler des informations,
dire la vérité, à des interlocuteurs susceptibles d’intervenir. Elles ont justement cette capacité à poser des problèmes qui
ne sont pas nécessairement perçus par les acteurs sociaux. Il ne faut pas seulement les cantonner à de simples
techniques, à un rôle de production d’informations utiles pour une prise de décision politique et administrative. Elles sont
là aussi, et surtout, pour ouvrir des espaces d’intelligence partagée des situations complexes. Elles sont capables
d’observer, d’expliquer les faits sociaux et de se mettre en état de mieux résoudre « les problèmes pratiques » comme
l’affirmait le sociologue Émile Durkheim.
Les connaissances existent !
Les exemples dans le domaine sont foison. Des économistes comme Steeve Keen et Gaël Giraud (2014) nous montrent
que les fondements de nos modèles économiques sont biaisés. Des politistes et des sociologues mettent à jour les
mécanismes de non-recours aux prestations sociales. Des philosophes nous disent que la quantification à outrance
(notamment la prolifération d’indicateurs de performance) n’est pas la seule façon d’agir sur le réel. Mais que
faisons-nous de ces réflexions ? Pourquoi ne pénètrent-elles pas dans la sphère de l’action, celle de l’administration et
du politique ? Pourquoi ces recherches ne sont-elles pas entendues et ne déclenchent-elles pas une intervention
publique ?
Nous devons réfléchir à une meilleure porosité et à des échanges plus soutenus entre l’univers des décideurs et des
producteurs de savoir. Quelles pourraient être les conditions d’un meilleur transfert des connaissances ? Comment
organiser le dialogue et les interactions entre ces deux communautés ?
On le sait depuis les leçons données en 1919 par le sociologue allemand Max Weber : ces questions sont essentielles et
nourrissent bien des débats. Il s’agit autant du rapport entre sciences sociales et critique sociale que des relations entre
connaissance et action.
Dans ses travaux de sociologie publique, l’universitaire américain Michael Burawoy (2006) distingue à ce propos
différents types de production de connaissances. L’experte est orientée par la demande d’un « client », dans un but
précis. L’académique vise à accumuler du savoir à destination du milieu des chercheurs. La publique se fait en direction
du « grand public », profane de la question. Enfin, la critique fait une analyse réflexive des outils et processus de
production de connaissance.
L’ensemble de ces dimensions doit être articulé, la question des lieux plus ou moins institutionnalisés du transfert doit
être pensée, en travaillant et diversifiant les formats d’expression, en insistant sur la portée éducative et les compétences
que confèrent ce travail intellectuel. On se rapproche d’une forme d’ , d’encapacitation ou de pouvoir d’agir
empowerment
en français.
Rendre Intelligible !
Pour sortir de cet écueil, la constitution d’espaces de débats réellement pluralistes d’échanges est nécessaire. Des
espaces interstitiels entre administration et monde académique dans lesquels il pourrait exister des approches
fondamentales et des approches appliquées. Imbriquées, elles seraient rigoureuses scientifiquement et aideraient à
résoudre des problèmes.