Vivre ensemble ? Mais encore…
dossier
42 / septembre 2016 / n°463
imposant des transplantations juridiques
unilatérales et la montée en puissance
d’entreprises transnationales autorégulées,
laissent craindre l’avènement d’un modèle
impérialiste, ou ultra-libéral, voire d’un
modèle les combinant en un totalitarisme
invisible et insaisissable, facilité par les
nouvelles technologies numériques.
Face à de tels phénomènes, les nouveaux
modèles ne suffisent cependant pas à
déloger les anciennes représentations,
profondément enracinées dans la
culture juridique. Même quand elles
s’accompagnent d’une métaphore dyna-
mique comme celle du renouvellement des
« sources » du droit, nos représentations
restent statiques et les mutations juridiques
actuelles sont le plus souvent assimilées au
désordre. Dans ses conclusions générales à
une recherche collective sur « les sources
du droit revisitées », François Ost (2014)
montre l’inconséquence qu’il y a dans
l’usage de la métaphore des sources. Au
lieu de marquer le passage du solide (la
pyramide des normes) au liquide (les
sources) la métaphore, pensée en termes
de fondement, n’a pas modifié la vision
statique du droit. Il faut donc prendre
le risque d’une rupture plus radicale, du
concept au processus, du statique au
dynamique, de l’équilibre au mouvement.
C’est ainsi que, dans le prolongement de
l’image des « nuages ordonnés » choisie
pour symboliser l’instabilité des systèmes
de droit, devenue peu compatible avec
l’image immobile de la pyramide des
normes, m’est venue l’image des quatre
vents du monde, une image qui semble
opposer la sécurité à la liberté, ou encore
la compétition à la coopération ; et, si l’on
ajoute les vents intercalaires, on opposera
encore l’innovation à la conservation, ou
l’exclusion à l’intégration. En réalité, la
rose des vents qui se dessine ainsi doit être
comprise comme une ronde qui permet
de réguler les vents contraires1. Sans
exclure les stabilisations provisoires, sans
lesquelles disparaîtrait tout ordre juridique,
la métaphore devrait permettre en quelque
sorte de revenir, sinon à « l’esprit des lois »,
du moins au souffle au sens premier du
terme (pneuma en grec désigne à la fois
le souffle et l’esprit) qui place les systèmes
de droit, nationaux et internationaux, dans
une sorte de vision cinétique, inspirant une
approche dynamique de l’ordre juridique.
Pour une approche dynamique
de l’ordre juridique
Alors que l’ordre juridique national, identifié
à l’État et enraciné dans un territoire,
pouvait être décrit de façon statique et
hiérarchique, l’émergence d’un ordre
à la fois interactif et évolutif, suggère
une approche dynamique, une sorte de
cinétique juridique qui associerait énergie
et mouvement, espace et temps. C’est
ainsi que les interactions entre systèmes
de droit se diversifient, de la coordination
purement horizontale à la subordination
verticale, imparfaite (harmonisation) ou
parfaite (unification). L’énergie produite
par les divers processus d’interaction
détermine des mouvements que nous
pouvons situer dans l’espace à différents
niveaux d’organisation, et dans le temps par
référence aux vitesses de transformation.
Étudier le droit en mouvement pourrait
sembler mettre en question le concept
même d’ordre juridique, voire détruire
l’intuition première qu’il existe un « ordre
juridique » et qu’il résiste à la globalisation.
Mais on peut aussi penser que la vision
« moderne » (euclidienne) de l’ordre
juridique identifié à l’État, et représenté
comme un système de normes et
d’institutions à la fois hiérarchisé, territo-
rialisé et synchronisé, est désormais
enveloppée dans une vision dite « post-
moderne » (non euclidienne), celle d’un
ordre interactif, à localisation variable et à
plusieurs vitesses.
Si la cinétique juridique ne disqualifie pas
les métaphores de la pyramide, des sources
ou des réseaux, elle appelle néanmoins
de nouvelles métaphores pour rendre
compte de l’instabilité croissante du champ
juridique. Tels des nuages au ciel un jour
de grand vent, les nouveaux ensembles
juridiques semblent se déformer aussitôt
formés, avant même que l’on ait réussi à
en dessiner les contours.
À moins que se lève alors un souffle
civique pour « ordonner les nuages »,
autrement dit pour rendre les ensembles
juridiques en formation un peu plus stables
et un peu plus durables, mais sans les
immobiliser, car une stabilité excessive
peut nuire à la « durabilité ». L’alliance
des deux adjectifs rejoindrait ainsi la
notion de robustesse dégagée à propos
du monde vivant, comme « la capacité
de fonctionner en dépit des événements,
souvent aléatoires, qui peuvent l’en
empêcher »2. S’agissant de l’ordre mondial,
la robustesse pourrait venir ainsi d’une
sorte de métissage entre les principaux
modèles. Combiner un souverainisme
« solidaire », un universalisme « contex-
tualisé » et un libéralisme « régulé » est
peut-être la voie pour passer du désordre
à un ordre pluraliste. Tel est en tout cas le
pari de ce nouveau modèle en gestation que
nous proposons de nommer « pluralisme
ordonné ». ■
1 - M. Delmas-Marty, Aux quatre vents du monde, Seuil, 2016
2 -Ph. Kourilsky, Le Jeu du hasard et de la complexité, Odile Jacob, 2014, p. 17