La Lettre du Psychiatre • Vol. IX - no 1 - janvier-février 2013 | 21
Points forts
»
La prévalence du trouble bipolaire en prison est élevée en France: elle est estimée entre 2 et 5,5 %.
»
Les liens entre trouble bipolaire, actes médicolégaux et incarcération sont complexes et non linéaires,
impliquant notamment la personnalité et, surtout, les comorbidités addictives.
»
La réalité des patients bipolaires incarcérés est préoccupante, tant au niveau médical (difficulté
diagnostique, difficultés d’accès aux soins et de prise en charge, risque de suicide) qu’au niveau judi-
ciaire (incarcérations multiples).
»
La problématique des patients souffrant de trouble bipolaire est probablement sous-estimée en
pratique clinique et par les experts psychiatres. Il apparaît essentiel que les magistrats soient sensi-
bilisés au trouble bipolaire.
Mots-clés
Trouble bipolaire
Prison
Loi
Relation complexe
Addiction
Highlights
»
The prevalence of bipolar
disorder (BD) in French prisons
is important: it is estimated
between 2 and 5.5%.
»
The link between BD, forensic
and incarceration is complex
and non-linear, involving
personality and addiction.
»
The reality of patients with
BD in prison is worrying from a
medical (difficult diagnosis, lack
of access to care and suicide)
and a judiciary (risk of multiple
incarcerations) point of view.
»
The problem of BD in prison
is probably underestimated
in clinical practice and often
ignored by psychiatric experts.
This problem seems so impor-
tant that it is essential that
magistrates should be informed
of the situation of patients with
BD in prison.
Keywords
Bipolar disorder
Prison
Law
Complex relation
Addiction
TB : 3 743 patients souffrant de TB et 37 429 sujets
représentatifs de la population générale ont été
inclus à partir des registres nationaux suédois. Cette
base a également permis un suivi longitudinal de
ces sujets entre 1973 et 2004. Il a été montré que
8,4 % des patients souffrant de TB ont commis un
crime (cf. définition utilisée par ces chercheurs,
ci-dessus), contre 3,5 % des sujets de la popula-
tion générale (odds-ratio [OR] = 2,3 ; IC95 : 2,0-2,6)
sur cette période. Ces résultats, prenant en compte
de nombreux facteurs confondants, notamment
sociodémographiques, indiquent donc une crimi-
nalité plus fréquente chez les patients souffrant de
TB que dans la population générale. Des différences
selon des sous-groupes cliniques ont également été
recherchées, mais, étonnamment, aucune n’a pu
être mise en évidence de façon significative entre
les patients en phase maniaque et ceux en phase
dépressive, ou selon que des éléments psychotiques
étaient présents ou non.
Quel lien avec les addictions ?
De façon tout à fait intéressante, S. Fazel et al.
montrent, au cours de la même étude, que le risque
de commettre ces actes criminels était essentielle-
ment associé à la présence ou non de comorbidités
addictives chez les patients souffrant de TB. Les
patients souffrant de TB sans comorbidité addictive
ne semblent pas présenter d’augmentation statis-
tiquement significative du risque de commettre un
acte criminel (OR = 1,3 ; IC95 : 1,0-1,5). À l’opposé, les
patients bipolaires souffrant de comorbidités addic-
tives présentent un risque plus élevé de commettre
un acte criminel (OR = 6,4 ; IC
95
: 5,1-8,1). Ces cher-
cheurs concluent finalement que l’évaluation du
risque de violence chez les patients souffrant de TB
présentant une comorbidité addictive est essentielle.
Cependant, ces résultats ne doivent pas servir à
déstigmatiser une population (patients souffrant
de TB) pour en stigmatiser une autre (patients souf-
frant d’addictions).
D’abord, il serait erroné de concevoir le TB sans les
addictions, qui, selon certains auteurs, font partie
intégrante de sa symptomatologie (9). En effet,
25 à 60 % des sujets atteints de TB présentent les
critères d’au moins 1 trouble lié à l’abus de substance
(notamment l’alcool). Cette comorbidité est encore
plus fréquente dans le TB de type I. Sa fréquence est
telle que certains auteurs considèrent d’ailleurs la
consommation d’alcool comme un symptôme de
trouble bipolaire. De plus, l’abus d’une substance
et la dépendance à celle-ci sont globalement des
facteurs de mauvais pronostic du TB. Les patients
souffrant d’un TB et d’une addiction sont plus
fréquemment hospitalisés, ont un risque suicidaire
augmenté, et leur compliance à la prise en charge
est moins bonne que celle des patients souffrant de
TB sans comorbidité.
Les raisons de cette association fréquente entre ces
2 troubles sont mal connues. Plusieurs hypothèses
ont été proposées, comme l’automédication par l’al-
cool, la présence de facteurs biologiques communs
aux 2 troubles et, finalement, l’induction du TB par
la consommation de toxiques.
Les relations entre le TB, les comorbidités addictives et
la criminalité sont donc complexes et non linéaires. En
effet, tous les patients souffrant de TB et d’addiction
ne commettent pas d’actes médicolégaux, et tous
les détenus ne souffrent pas de TB ou d’addiction.
Quels liens avec la personnalité ?
Les liens entre les TB et les actes médicolégaux ne
s’observent pas uniquement au cours des périodes
de décompensations thymiques. La personnalité, ou
manière d’être au monde, des patients souffrant de
TB est alors intéressante à étudier.
Plusieurs modèles et approches de la personnalité
existent, et ne s’excluent pas les uns les autres.
Le modèle de Cloninger semble particulièrement
évocateur de la pratique clinique dans la situation
de patients souffrant de TB. C.R. Cloninger a défini la
personnalité comme l’association entre des dimen-
sions héritables biologiquement (le tempérament)
et des dimensions acquises sous l’influence de l’envi-
ronnement (le caractère). Les différents tempéra-
ments de ce modèle correspondent à la recherche de
nouveauté, l’évitement du danger et la dépendance à
la récompense. Le profil tempéramental des patients
souffrant de TB correspond à une dimension d’évi-
tement du danger faible associée à une dimension