Le subjectif et l’objectif
me souviens aussi que ma mère parlait avec un certain mépris du
"quartier de Kéravel", dans lequel je ne suis jamais allé, pourtant ce
n'était pas très loin. C'était le quartier des paumés, des ivrognes, le quart-
monde des mauvais pauvres. Ma mère n'aimait pas ça du tout. On était
donc des gens fiers, respectables, pas vraiment pauvres, pas cultivés non
plus, parce que je me souviens qu'il y avait, à la maison, deux livres. L'un
c'était Le tour de France de deux enfants et j'ai oublié le titre de l'autre.
Mais en tout cas, on ne demandait rien à personne, pas même au Bon
Dieu, parce que, je ne sais pas trop pourquoi, ce n'était pas classique à ce
moment-là, dans le Brest de l'époque, mes parents étaient laïcs et
républicains et donc je suis allé à la Communale.
La guerre est arrivée, avec les privations et tes bombardements. En 1942
ma mère est morte d'un cancer, j'avais 9 ans et demi, j'ai su près d'un an
à l'avance qu'elle était condamnée, j'ai des souvenirs très vifs de cette
époque, mais ce n'est pas indispensable que je les raconte. Mon père n'a
pas supporté cette perte, il a essayé de tenir pendant deux ans, sans
doute parce que j'étais là, ça a dû être la galère pour lui, d'ailleurs ça se
voyait qu'il était malheureux. Finalement, au bout de deux ans, il s'est
pendu dans la cave. J'avais à l'époque 11 ans et demi. Je ne raconte pas
ces événements pour faire du mélo, mais parce que je suis persuadé que
je n'aurais pas fait des études si mes parents avaient vécu. Je serais resté
dans la filiation. J'aurais été ouvrier du port à l'Arsenal de Brest.
D'ailleurs il me plaît de penser que j'aurais fait aussi du syndicalisme et
que j'aurais été délégué à la CGT.
Tout cela n'est pas extrêmement gai, mais ce n'est pas non plus du tout
une histoire de la DASS. Je n'ai pas été abandonné, sans famille. Je n'ai
pas erré sans domicile dans ce Brest dévasté des années d'après-guerre,
parce que j'avais une sœur, ou plutôt une demi-sœur, qui avait 15 ans de
plus que moi, qui était mariée à l'époque et qui avait deux enfants. Je
suis allé vivre chez elle et j'ai été très bien traité, c'est le moins que l'on
puisse dire, elle m'a traité et son mari aussi, comme leur fils. Il faut
souligner le "comme", comme si j'étais leur fils. Je suis entré dans un
centre d'apprentissage, avec pour objectif d'entrer à l'Arsenal de Brest,
qui représentait l'aristocratie ouvrière et pour cela préparer le CAP