Introduction La place de Norbert Elias dans l’histoire intellectuelle n’est pas facile à cerner, du moins au premier abord. Une première raison en est, simplement, sa longévité : né en Allemagne, dans une famille juive, en 1897, mort aux Pays-Bas en 1990, il a traversé ou côtoyé dans sa carrière plusieurs époques de la pensée. Après des études de médecine et de philosophie, et à une époque où la psychanalyse freudienne était en plein essor, il se forma à la sociologie allemande dominée par l’influence de Max Weber ; puis il enseigna en Angleterre où, fuyant l’Allemagne nazie — et après une vaine tentative d’installation en France —, il s’était réfugié avant la Seconde Guerre mondiale, et où il put pratiquer une sociologie qui entre-temps s’était enrichie de la tradition empirique anglo-saxonne. En outre, la réception de son œuvre fut brouillée par les avatars d’une existence prise dans les épreuves collectives du siècle : ayant été appelé, tout jeune, à combattre durant la Première Guerre mondiale, il dut subir durant la Seconde un exil aggravé par la pauvreté et endeuillé par la mort tragique de ses parents — sa mère disparut à Auschwitz. Ces difficultés ont eu une répercussion directe sur le destin tourmenté de son œuvre : une thèse soutenue en 1933 mais publiée plus de trente ans après ; un grand ouvrage paru presque clandestinement à la veille de la guerre, et qui lui aussi n’émergera au grand jour que lorsque son auteur aura atteint l’âge de la retraite ; puis de nombreuses publications, pratiquement jusqu’à la fin de sa vie, mais compliquées par les problèmes de langue, une grande partie de ses textes étant écrits en allemand, d’autres directement en anglais. 3 À ces problèmes de publication s’ajoute la nature même de son œuvre, qui résiste aux catégorisations immédiates : par l’originalité et la multiplicité de ses sujets, tout d’abord (des manières de table au football, de l’architecture à l’histoire économique, des institutions politiques aux professions navales, des rapports entre les sexes à la musique, des émotions à la mort) ; et par la pluralité des disciplines dont ils relèvent, excédant largement les frontières habituelles de la sociologie pour englober l’histoire, la psychologie voire la psychanalyse, l’anthropologie, la science politique. On comprend ainsi que la reconnaissance de sa place dans l’histoire intellectuelle ait été tardive (elle est encore aujourd’hui en plein essor), et qu’elle provienne d’horizons multiples, au gré des apports que peuvent y trouver les sociologues, les historiens, les politologues, selon l’état de leur discipline. C’est dire que la pensée de Norbert Elias fait aisément figure d’« auberge espagnole », où chacun, comme on dit, « peut apporter son manger » : ce qui interdit de prétendre à un point de vue unique sur cet auteur qui, moins qu’aucun autre, se prête à la réduction. La perspective adoptée ici sera celle non d’une analyse externe, mais d’une analyse interne de sa pensée : il s’agira donc moins de la replacer dans l’histoire intellectuelle que d’en déployer les articulations, les soubassements et les implications. On tentera notamment de mettre en évidence l’originalité d’une pensée qui a su inventer non seulement de nouveaux objets, mais aussi des façons nouvelles d’aborder la recherche sociologique ; sa cohérence, qui fait se croiser dans son œuvre un petit nombre de thèmes à travers la variété de ces objets ; et sa modernité, qui lui permet aujourd’hui, après plus d’un demi-siècle, d’inspirer ou de guider de multiples directions de recherches. Ainsi devrait-il être possible de comprendre ce qu’il entendait lorsqu’il disait lui-même viser une « nouvelle révolution copernicienne de la pensée et de la sensibilité 1 ». 1. Ses ouvrages seront cités sous les abréviations suivantes : CM, pour La Civilisation des mœurs ; DO, pour La Dynamique de l’Occident ; DT, pour Du temps ; ED, pour Engagement et Distanciation ; LE, pour Logiques de l’exclusion ; MO, pour Mozart. Sociologie d’un génie ; NE, pour Norbert Elias par lui-même ; QS, pour Qu’est-ce que la sociologie ? ; SC, pour La Société de cour ; SI, pour La Société des individus ; SM, pour La Solitude des mourants ; SP, pour Sport et Civilisation. L’édition citée est celle de la première publication en français (cf. la bibliographie). 4