NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2014 FUSIONS & ACQUISITIONS MAGAZINE 63
AVIS D’EXPERT
LEprêt-à-porter français navigue en eaux
troubles depuis 2007: à des mutations de
la demande et de la production déjà com-
plexes à appréhender est venue se surajou-
ter une conjoncture défavorable,
plongeant le marché dans une récession durable.
Alors qu’une jeune génération incarnant la re-
naissance d’une mode à la française truste les po-
diums des LBO (The Kooples, Vicomte A. ou
Comptoir des Cotonniers pour ne citer que les plus
emblématiques), les restructurations record s’enchaî-
nent pour les autres. Celle de la dette de Vivarte a
ainsi fait date, ramenée de 2,8 milliards d’euros à 800
millions.
Dans ce contexte chahuté il nest pas aisé, pour
l’actionnaire comme pour le dirigeant, d’identifier
les signaux avant-coureurs d’une crise. Or, dans un
marché récessif, la capacité d’anticipation est déter-
minante pour disposer des marges de manœuvre né-
cessaires à la mise en œuvre d’un plan qui na de
chances de réussite que s’il est massif, réaliste et sans
concession. Nous livrons ici quelques pistes et
constats issus de notre expérience aux côtés d’entre-
prises du secteur.
Un marché en net déclin depuis 2007
et en pleine mutation
Les tendances de fond de l’industrie de l’habille-
ment sont à haut risque pour les acteurs tradition-
nels, pris en étau entre des chaînes spécialisées
ultracompétitives denvergure mondiale, et une nou-
velle garde française.
En premier lieu, c’est un marcen net clin
depuis 2007 avec une baisse conjuguée des volumes
et du chiffre d’affaires de lordre de 12 %. Sur le seg-
ment du prêt-à-porter féminin, les ventes en valeur
ont diminué de 14 % sur la période, la baisse du pa-
nier moyen se concentrant essentiellement sur les
femmes de 25 à 54 ans.
En second lieu, les mutations successives du sec-
teur en matière de production et de distribution ont
favorisé, sans équivoque, les nouveaux entrants.
D’une part, la distribution change de visage et le dé-
clin des magasins multimarques indépendants en est
sans doute le phénomène le plus complexe à affron-
ter pour des acteurs français traditionnellement très
présents sur ce canal. Un déclin qui les touche d’au-
tant plus violemment quau-delà de l’effritement du
nombre de magasins, leur fragilité financière pèse
lourdement sur le poste client de la filière amont.
D’autre part, le développement des chaînes spéciali-
sées (Zara, H&M, Kiabi…) a hissé la concurrence à
des niveaux inédits. Leur modèle bouleverse les sché-
mas classiques: renouvellement des collections une
à deux fois par mois, chaîne logistique ultraréactive,
positionnement prix attractifs, coûts de style réduits,
coups médiatiques… et reste difficilement accessible
aux acteurs traditionnels. Enfin, les révolutions tech-
nologique et logistique ont supprimé assez large-
ment les barrières à lentrée en permettant à de toutes
petites structures d’assurer leur production en Asie.
Elles ont ainsi permis l’émergence dune jeune classe
qui bouscule le paysage stylistique et concurrentiel
en se plaçant sur les registres du plaisir, de l’hédo-
nisme et de la primauté des aspirations du consom-
mateur. Zadig & Voltaire, Sandro-Maje ou Eleven
Paris ne sont que les figures de proue dune création
française en ébullition, qui compte aujourd’hui plu-
sieurs centaines d’acteurs.
LE PRÊT-À-PORTER FRANÇAIS,
UN SECTEUR À FORT POTENTIEL
MAIS À HAUT RISQUE
par Arthur Wastyn
partner, Red2Green
et Gaetan Piens
senior manager, Red2Green
Gaetan Piens
Arthur Wastyn
64 FUSIONS & ACQUISITIONS MAGAZINE NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2014
AVIS D’EXPERT
identifier les facteurs de risque
Cet environnement en mutation cessite que
dirigeants et actionnaires soient capables d’identifier
les principaux facteurs de risque des entreprises qu’ils
dirigent ou accompagnent. Dans le cadre de nos in-
terventions, quelques indicateurs nous ont ainsi sem-
blé matérialiser des fragilités structurelles et appeler
des mesures prophylactiques.
L’âge des marques en portefeuille est bien évi-
demment un marqueur : au-de de 15 à 20 ans
d’existence, toute phase de stabilisation du chiffre
d’affaires de plus de deux ans est à considérer par
principe comme la prémice d’un déclin. Ce ralentis-
sement devra sapprécier à périmètre de magasins
comparable, sauf à risquer de trop en différer le
constat. Lanalyse de la structure du stock par millé-
sime et l’identification de difficultés découlement
des collections passées, sont primordiales.
Seconde composante des facteurs de risque, un
déficit de vigilance sur l’évolution du point mort,
alors même que les entreprises de ce secteur encou-
rent par nature une proportion de coûts fixes élevée:
salaires et loyers des boutiques, frais d’entreposage et
de style, coûts de structure, etc. Les premières années
de croissance ininterrompue et de mise en place du
réseau de boutiques sont en outre peu propices à la
maîtrise des coûts de siège. Ces structures de cts
centraux trop élevées ralentissent au quotidien les ef-
forts de repositionnement stratégiques, commer-
Zadig & Voltaire,
Sandro-Maje ou Eleven
Paris ne sont que les
figures de proue d’une
création française en
ébullition, qui compte
aujourd’hui plusieurs
centaines d’acteurs.
ciaux ou stylistiques indispensables dans un environnement en
mutation. Retrouver de l’agilité est alors une priorité.
Enfin, les outils de pilotage et de suivi de la performance
jouent un rôle central dans ce secteur; mais à notre sens, il faut
aller plus loin et considérer toute défaillance à ce niveau comme
un facteur de risque élevé dente dans une phase de difficultés.
Le reporting de lentreprise doit permettre une analyse fine de
l’activité commerciale, des canaux de distribution, des marges,
du taux de service, qui viendra à l’appui de sa stratégie. Dans le
prêt-à-porter, certains indicateurs spécifiques sont par ailleurs
indispensables: l’état et la rotation des stocks par famille et
sous-famille, les éléments du taux de remise, la mesure de la
pression promotionnelle… ainsi qu’une vision claire de la
contribution elle de chacun des canaux de distribution aux
profits de l’entreprise. À cet égard, l’entreprise doit disposer
d’indicateurs lui permettant d’apprécier précisément la perfor-
mance de chacun de ses points de vente – non seulement sur le
plan des profits mais aussi de la trésorerie, c’est-à-dire après prise
en compte des investissements d’aménagement – et d’apporter
les nécessaires correctifs à des plans d’ouverture de boutiques
parfois trop ambitieux.
les observateurs du secteur ne tablent pas
sur une reprise avant 2016 ou 2017
Notre cabinet a accompagnombre d’acteurs du prêt-à-
porter, pour certains en phase de croissance, pour dautres dans
des situations financres dégradées, voire de défaillance. Les me-
sures de traitement sont évidemment spécifiques à chaque situa-
tion, néanmoins il existe certaines dispositions qui présentent
un caractère générique et méritent d’être connues.
La situation économique largement détériorée de la filière
pose comme préalable aux entreprises en difficulté de dégager
des marges de manœuvre financières très significatives, destinées
à leur permettre de répondre à une triple probmatique: juguler
les foyers de perte, lancer des réformes de fond sur les plans opé-
rationnel et commercial, et affronter les conséquences d’une
baisse des ventes liée au clin du marché sur lequel elles évo-
luent.
Or, le contexte bancaire actuel leur est largement favorable
du fait du resserrement des conditions de crédit et des réticences
des banquiers à mettre en œuvre, dans ce secteur, des modes de
financement alternatifs. Tout plan de relance passera donc im-
pérativement par un redimensionnement de la dette. Et si les
banques ne souhaitent pas augmenter leur exposition, elles peu-
vent en revanche accepter des échelonnements ou des aban-
dons très significatifs dans la conjoncture actuelle; Vivarte en
est un exemple marquant.
À juste titre, les banques seront prudentes quant aux capa-
cités de lentreprise à se redéployer: elles exigeront donc un plan
approfondi, transparent et validé par des consultants externes,
et reposant sur des hypothèses de marché réalistes. À cet égard,
il convient de rappeler que les différents observateurs autorisés
du secteur ne tablent pas sur une reprise avant 2016 ou 2017:
les banquiers seront donc plus sensibles aux mesures de réduc-
tion de coûts quà des plans de redéploiement gourmands en in-
vestissements.
La réalisation dactifs peu rentables ou non stratégiques fait
généralement partie des exigences des banques, mais représente
aussi une opportunité pour l’entreprise. Elle implique une ana-
lyse détaillée de la profitabilité de ses différents marchés, notam-
ment à l’export, et de son réseau de magasins en propre. La
cision du groupe Esprit de fermer son seau américain en
2013 en est une illustration spectaculaire, sachant que la marque
est e à San Francisco, mais elle lui a permis d’attaquer les mar-
chés chinois.
En ce qui concerne les leviers d’améliorations stratégiques et
opérationnels, il ne nous appartient pas de les commenter sur
un plan général; tout juste nous permettra-t-on de rappeler à
quel point il est indispensable que leurs effets soient pris en
considération avec prudence et réalisme – y compris dans leurs
conséquences en BFR – dans les plans de retournement, sauf à
risquer de décrédibiliser lensemble de la proposition.
Enfin, il est malheureusement cessaire de rappeler que
l’environnement complexe dans lequel les acteurs français du
prêt-à-porter évoluent appelle des mesures tranchées et structu-
relles: un plan «à l’eau tiède» ou trop dilué dans le temps a
toutes les chances d’échouer, voire de ne pas convaincre les ban-
quiers prêteurs. Les restructurations d’effectif, les arbitrages stra-
tégiques, voire des évolutions managériales sont en général
inévitables.
NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2014 FUSIONS & ACQUISITIONS MAGAZINE 65
AVIS D’EXPERT
L’environnement
complexe dans lequel
les acteurs français du
prêt-à-porter évoluent appelle
des mesures tranchées et
structurelles : un plan « à l’eau
tiède » ou trop dilué dans
le temps a toutes les chances
d’échouer, voire de ne pas
convaincre les banquiers
prêteurs. »
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