ethnopsychiatries - Association des Revues Plurielles

publicité
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 46
DE LA PSYCHIATRIE DES MIGRANTS
AU CULTURALISME DES
ETHNOPSYCHIATRIES
Les discours ethnopsychiatriques, axés sur la différence et la distinction
ethnique, réduisent le migrant à sa seule dimension culturelle, faisant
fi de la subjectivité et du degré d’adhésion de l’individu à des croyances,
au sein de systèmes de valeurs souvent comparables, de par leur
rationalité, aux systèmes occidentaux. La pratique clinique, elle, distingue
essentiellement malades et non-malades et se concentre sur le sujet.
À l’appui de cette démarche, l’anthropologie montre que les formes singulières de l’individualité ne se
déduisent pas des logiques collectives, que la culture évolue de par la migration, et que tout patient,
étant soumis à des codes sociaux préexistants contraignants, développe des stratégies pour y échapper.
L’abord psychiatrique de la migration et des migrants occupe paradoxalement une place mineure dans le corpus général de la psychiatrie
contemporaine. Les entrées “migrant”, “migration” ou “psychiatrie
des migrants” ne figurent ni dans les classifications contemporaines,
ni dans les traités, ni dans les dictionnaires psychiatriques. Qu’il
s’agisse de la dernière classification internationale des maladies
(Cim-10)(1) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou de la
quatrième révision du Manuel diagnostique et statistique des troubles
mentaux (DSM-IV)(2) de l’Association américaine de psychiatrie, la
migration ne donne lieu à aucune mention particulière, à l’exception
d’un éventuel rattachement au groupe des facteurs environnementaux susceptibles d’influer sur le cours d’un trouble mental préexistant. Seule, l’Encyclopédie médico-chirurgicale(3) lui consacre encore
un article de référence.
Pourtant, l’ampleur des phénomènes migratoires, la présence
d’importantes communautés migrantes également consommatrices
de soins psychiatriques, et les problèmes que les praticiens rencontrent dans leur clinique quotidienne auprès de ces populations
contribuent largement au regain d’actualité de cette question. Mais,
si les études épidémiologiques transculturelles des troubles mentaux
des populations migrantes(4) conservent l’abord pluridisciplinaire
* Psychiatre et anthropologue, médecin-chef de l’Institut Marcel-Rivière, CHS La Verrière.
Responsable du programme de recherche clinique sur les troubles psychiatriques
des réfugiés cambodgiens de l’ASM 13. Chargé de conférence à l’École des hautes études
en sciences sociales de Paris.
par
Richard
Rechtman*
1)- OMS, Classification
internationale des troubles
mentaux et des troubles
du comportement.
Descriptions cliniques
et directives pour
le diagnostic, Paris,
Masson, 1993.
2)- APA (Éd.), DSM-IV.
Diagnostic and Statistical
Manual of Mental Disorders,
APA Press, Washington, 1994.
3)- O. Douville & J. Galap,
“Santé mentale des migrants
et réfugiés en France”,
Encyclopédie
médico-chirurgicale
(37-880-A-10), 1999, 11 p.
4)- Pour une large synthèse,
voir H. B. M. Murphy,
Comparative Psychiatry,
the International and
Intercultural Distribution
of Mental Illness.
Springer Verlag,
Berlin-Heidelberg-New York,
1982.
6)- Ainsi, il ne s’agit plus
de découvrir, par exemple,
les motifs psychiatriques
de la migration,
ni de préjuger de la fragilité
psychologique des candidats
au départ, et encore moins
d’étiqueter les migrants avec
des diagnostics spécifiques,
le plus souvent péjoratifs,
comme la trop classique
“sinistrose du migrant”.
À ce titre, on se reportera
avec profit aux travaux
de Z. De Almeida,
“Les perturbations mentales
chez les migrants”,
L’Information psychiatrique,
51 (3), 1975, pp. 249-281,
et de R. Berthelier,
L’homme maghrébin dans
la littérature psychiatrique,
L’Harmattan, Paris, 1994,
dans leur vigoureuse
contestation de l’héritage
colonialiste de la psychiatrie
des migrants.
7)- D. Fassin,
“L’ethnopsychiatrie
et ses réseaux. L’influence
qui grandit”, Genèse,
juin (35), 1999, pp. 146-171 ;
“Les politiques
de l’ethnopsychiatrie.
La psyché africaine,
des colonies britanniques
aux banlieues parisiennes”.
L’Homme, n° 153, 2000,
pp. 231-250.
DE L’ETHNOMÉDECINE
AUX ETHNOPSYCHIATRIES
Si l’on prend au sérieux ce postulat, alors il faut sans doute se
demander si la réduction de la condition du migrant à sa seule altérité culturelle et sa reprise par le truchement de l’ethnomédecine
apportent une meilleure compréhension clinique. En d’autres termes,
il s’agit d’analyser la portée de la contribution de l’ethnomédecine
dans le domaine de la clinique psychiatrique des migrants.
Il est désormais d’usage d’admettre que la diversité des croyances
collectives, des représentations et des classifications autochtones
de la maladie est susceptible d’affecter tant l’établissement d’un diagnostic psychiatrique que le déroulement du processus thérapeutique lui-même. Je rappelle que ce constat initial est à la base de la
plupart des approches ethnopsychiatriques contemporaines, en
France comme aux Etats-Unis ; on les désigne d’ailleurs par les termes
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 47
hérité de la psychiatrie sociale(5), la “clinique des migrants”, quant
à elle, tend à se resserrer sur les seuls aspects culturels, délaissant
l’approche globale – historique, politique, sociale, économique et culturelle – des conditions de vie des migrants. Ce tournant décisif
marque à l’évidence une volonté de rupture avec certaines dérives
néocolonialistes de la “psychiatrie des migrants”(6), mais il traduit
également un glissement culturaliste non moins significatif de la clinique, dont la psychiatrie officielle s’exonère à bon compte en déléguant la charge à d’autres – praticiens, techniciens, ou institutions –,
jugés plus compétents précisément parce que supposés détenteurs
d’un “savoir de la culture” instrumentalisable dans la clinique. C’est
en ce sens, me semble-t-il, que l’altérité culturelle du migrant pose
une vraie question à la clinique psychiatrique.
Au-delà des aspects politiques qui concourent au succès d’une certaine ethnopsychiatrie française, dont les excès ont été magistralement analysés par Didier Fassin(7), le regain d’intérêt en psychiatrie
transculturelle pour les savoirs médicaux locaux repose avant tout
sur l’idée que la clinique des migrants pourrait être enrichie par des
données ethnomédicales. Paradigme désormais dominant dans l’ensemble des variantes ethnopsychiatriques, l’utilisation de l’ethnomédecine se présente avec la force de l’évidence comme le “savoir
de la culture” susceptible de pallier ce fameux moment de vacillement où le savoir clinique, tout au moins occidental, semble précisément pris en défaut par l’émergence d’un décalage culturel entre
les représentations des cliniciens et celles de patients migrants ou
réfugiés.
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
5)- On citera pour exemple
les travaux de R. Bastide,
Sociologie des maladies
mentales, Flammarion,
Paris, 1965, qui ont
largement influencé
en France les approches
psychiatriques
et psychopathologiques
de la migration jusqu’au
début des années
quatre-vingt.
Cf. P. F. Chanoit &
C. Lermuzeaux, “Sociogenèse
des troubles mentaux”,
Encyclopédie
médico-chirurgicale
(37-876-A-60), 1995, 7 p.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 48
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
d’ethnopsychiatrie, de psychiatrie transculturelle ou encore de crosscultural psychiatry. Leur justification actuelle repose en grande partie sur l’existence de systèmes symboliques explicatifs de la maladie,
variables d’une culture à l’autre, mais présentant à l’intérieur de
chaque univers culturel un très haut niveau de cohérence. C’est ce
que l’anthropologie moderne nous enseigne à propos des systèmes
symboliques en général et, plus particulièrement, des systèmes de
représentation, de classification et de gestion sociale de la maladie.
Toutefois, la cohérence générale des systèmes de représentation
de la maladie n’exclut pas, loin s’en faut, l’hétérogénéité et la multiplicité des modèles qui permettent, au sein d’un même univers culturel, d’expliquer et de traiter les maladies(8). Plusieurs niveaux
d’explication se superposent et sont différemment mobilisés selon
les situations et selon les acteurs(9). Les théories étiologico-thérapeutiques, par exemple, correspondent au niveau savant et délimitent le champ de compétence des guérisseurs et autres praticiens
traditionnels. L’importance des explications magico-religieuses qui
prévalent au sein de ces théories tient plus au fait que ce niveau mobilise avant tout des praticiens dont le domaine de compétence se situe
précisément à l’intersection du monde visible et invisible (de la nature
et de la surnature), qu’à une tendance “naturelle” des sociétés traditionnelles à n’expliquer les désordres qu’en termes magico-religieux.
D’ailleurs, lorsque les profanes s’y réfèrent pour expliquer leurs
maux, c’est toujours avec une bien moindre sophistication, dans la
mesure où précisément ces derniers ne sauraient posséder le même
savoir que les guérisseurs, même s’ils en partagent les grandes lignes.
En situation clinique, les profanes feront plus volontiers appel à des
modèles d’explication de la maladie(10) variables selon les situations
et destinés à apporter une compréhension globale de la situation en
cause. En ce sens, les modèles d’explication se distinguent des théories étiologico-thérapeutiques et ne correspondent pas à des entités
préalablement fixées au sein des classifications. Il s’agit plutôt d’éléments, parfois disparates, réunis à l’occasion d’une situation concrète
et favorisant une sorte de négociation entre le malade et le thérapeute
ou, de façon plus large, entre les profanes et les spécialistes.
DES FORMULATIONS MÉTAPHORIQUES
DE LA SOUFFRANCE
Enfin, le dernier niveau correspond aux idioms of distress, que
l’on pourrait traduire, grâce à une périphrase, par “formulation idiomatique culturellement déterminée de la souffrance”. Il s’agit en fait
de formulations métaphoriques souvent somatiques, mais pas exclu-
8)- B. J. Good, Comment
faire de l’anthropologie
médicale. Médecine,
rationalité et vécu,
Institut Synthélabo,
Les Empêcheurs de penser
en rond, Le Plessis-Robinson,
1998.
9)- A. Zempleni,
“La maladie et ses causes”,
L’Ethnographie, LXXXI
(n° spécial), 1985, pp. 13-44.
10)- Je fais référence ici
aux explanatory models
élaborés par A. Kleinman,
in Patients and Healers
in the Context of Culture.
An Exploration
of the Borderland between
Anthropology, Medicine
and Psychiatry,
Univ. of California Press,
Berkeley, 1980.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 49
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
11)- A. Kleinman, Rethinking
Psychiatry from Cultural
Category to Personal
Experience, The Free Press,
New York, 1988, pp. 26-27.
sivement, qui véhiculent une condition pathologique plus ou moins
précise mais éloignée du sens littéral de l’idiome. C’est par exemple,
dans le cas de certaines communautés turques d’Iran, la “détresse
cardiaque”, qui traduit, par le biais de l’expression littérale d’une
plainte cardiaque, un ensemble de frustrations plus générales, notamment des conflits conjugaux et familiaux, qui ne peuvent s’exprimer
que sous cette métaphore.
Ce sont également les différentes plaintes somatiques qui cependant traduisent une souffrance psychologique qui ne saurait s’exprimer au travers d’un jargon psychologique(11). La “fatigue”, “le mal
de dos” et le “mal au cœur”, en France, sont à ce titre des idioms of
distress. Les idioms of distress se distinguent donc des théories étiologico-thérapeutiques, dans la mesure où ils n’appartiennent pas
nécessairement à une classification autochtone des maladies, qu’ils
ne font pas automatiquement appel à des notions magico-religieuses,
et qu’enfin ils décrivent de façon profane une condition ou une expérience pathologique avec les
moyens du sens commun.
C’est donc l’ensemble de
ces niveaux de représentation et d’explication de la
maladie qui constitue un
système rattaché à celui
plus général des croyances.
Expression de la culture,
ces systèmes symboliques
sont également la caractéristique même de la culture et se définissent précisément par le fait qu’ils sont partagés par l’ensemble des
membres d’un même univers culturel. Dès lors, la clinique se doit bien
de les prendre en considération pour pouvoir entendre et traiter des
patients non occidentaux.
Quoi de plus “naturel”, d’ailleurs, que de prendre en compte les
logiques culturelles de la maladie pour diagnostiquer et traiter les
troubles psychologiques, lesquels par définition se manifestent au travers de la culture, puisque précisément les patients s’y réfèrent régulièrement. On imagine mal, en effet, un patient empruntant des
matériaux à une culture qu’il ignore pour exprimer sa souffrance. La
logique veut – et la clinique le confirme quotidiennement – que lorsqu’un patient (qu’il soit français ou étranger) parle de lui, exprime sa
souffrance et ses difficultés, il le fasse préférentiellement dans sa
langue et en utilisant les images, les métaphores, les explications
propres à sa culture. Cela va de soi, pourrait-on dire !
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 50
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
Mais cela va tellement de soi que l’on peut craindre que cette série
d’évidences soit plus trompeuse qu’il n’y paraît. En effet, c’est une
chose de reconnaître que toutes les cultures possèdent des systèmes
symboliques homogènes, au nombre desquels les systèmes étiologicothérapeutiques, les modèles d’explication et les idioms of distress
occupent une place essentielle. Mais c’est une tout autre chose d’en
déduire que ces systèmes symboliques ont une influence ou une incidence sur la clinique.
LA NATURALISATION DES CROYANCES
Or le passage de la première constatation – il existe des différences
manifestes entre les représentations de la maladie – à la proposition
qui en découle – il convient de les prendre en compte dans la démarche
clinique et thérapeutique – soulève des questions majeures. Je ne vais
pas reproduire ici le débat habituel entre les partisans d’un relativisme
combatif, qui récusent, au nom de la différence culturelle, toute tentative d’unifier la psychopathologie, et les tenants d’un universalisme
psychiatrique ou psychanalytique orthodoxe, qui refusent a priori d’accepter la portée et l’influence des difféLa “fatigue”, “le mal de dos”
rences culturelles. En effet, ici, deux
et le “mal au cœur”, en France,
positions radicalement antagonistes s’affrontent. La première reconnaît la difsont des idioms of distress,
férence et lui accorde un statut
plaintes somatiques qui traduisent
opératoire qui peut parfois conduire à
une souffrance psychologique
reconsidérer, voire à déconstruire le
qui ne saurait s’exprimer au travers
savoir psychiatrique occidental. Tandis
d’un jargon professionnel.
que la seconde, tout en admettant l’existence de différences empiriques, récuse leur influence au nom d’une
vision universalisante affirmant qu’au fond, “c’est du pareil au même”.
Ce débat est bien connu et il empoisonne la réflexion ethnopsychiatrique depuis son origine. Notons, plus simplement, qu’il n’est
pas sûr que le statut d’une différence perçue à un niveau anthropologique ait nécessairement son corollaire à un niveau psychologique.
C’est ce point que je me propose d’interroger ici.
Je vais donc, en quelque sorte, soumettre l’ethnopsychiatrie, ou la
psychiatrie transculturelle, à sa propre question, à savoir : le statut
de la différence qui fonde les discours ethnopsychiatriques contemporains. J’insiste sur la notion de discours, dans la mesure où l’ana12)- Voir par exemple
lyse minutieuse des différents courants de l’ethnopsychiatrie montre T. Nathan, Fier de n’avoir
pays ni ami, quelle
l’importance des oppositions tant théoriques que pratiques, ce qui rend ni
sottise c’était. La Pensée
caduque toute tentative d’unifier d’une quelconque façon l’ethno- sauvage, Paris, 1993,
et L’influence qui guérit,
psychiatrie. Il est évident que les positions que défend T. Nathan(12), Odile Jacob, Paris, 1994.
CAUSALITÉ CULTURELLE,
CAUSALITÉ PSYCHIQUE
On sait, grâce aux travaux anthropologiques et plus particulièrement d’ethnomédecine, que les savoirs et les pratiques thérapeutiques
reposent, dans les sociétés traditionnelles comme en Occident, sur
des logiques symboliques rationnelles constituées en systèmes. Ces
systèmes, qui reposent eux-mêmes sur des croyances et sur des expériences, sont caractérisés par leur interdépendance avec les autres
systèmes symboliques du même univers culturel – c’est justement ce
qui détermine leur cohérence – et sont, c’est là le point essentiel à
ce niveau, partagés par l’ensemble des membres de ce même univers
culturel. À ce titre, si un patient cambodgien, par exemple, pense qu’il
est possédé, ou si ses proches l’évoquent, c’est au moins parce que
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 51
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
13)- A. Kleinman & B. Good,
Culture and Depression,
University of California
Press, Berkeley, 1985.
par exemple, sont à bien des égards très éloignées de celles de l’anthropologie médicale clinique d’A. Kleinman(13), et il serait illusoire
de vouloir les réduire. La valeur clinique que chaque courant accorde
à l’existence de systèmes symboliques explicatifs de la maladie varie
considérablement, et c’est en cela qu’ils s’opposent. Mais il n’en
demeure pas moins que tous s’inspirent de l’ethnomédecine, c’est-àdire de l’étude ethnographique des savoirs “médicaux” traditionnels,
et considèrent que le simple fait de partager un système complexe de
représentations, de théories et de pratiques thérapeutiques conditionne l’utilisation de la clinique psychiatrique (ou psychanalytique,
selon les cas) à l’égard de populations non occidentales.
C’est ce point de départ commun qui me semble constituer le fondement des discours ethnopsychiatriques contemporains. Or, contrairement à une idée fort répandue de nos jours, cela ne va pas de soi.
Plus exactement, je dirais que faire l’hypothèse que les systèmes explicatifs de la maladie, populaires ou savants, ont une incidence dans
l’expression, voire dans la nature des troubles psychiques et dans leurs
traitements présuppose un certain nombre de conditions qui méritent d’être explicitées. Que dit-on au juste lorsque l’on propose de
prendre en considération, dans la clinique, les logiques culturelles
de la maladie, qu’il s’agisse des systèmes étiologico-thérapeutiques,
des représentations de la maladie, des modèles d’explication ou
encore des idioms of distress ? Qu’est-ce que cette proposition présuppose du rapport entre les logiques culturelles et les logiques individuelles ? Comment la clinique se trouve-t-elle impliquée par les
croyances collectives et les systèmes sociaux qui classifient et gèrent
les maladies ? En résumé, à quel prix est-il possible de marier la clinique avec l’ethnomédecine ?
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 52
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
cette notion existe dans la culture cambodgienne et que cette catégorie étiologique est socialement pertinente pour expliquer un certain nombre de troubles.
Est-ce à dire qu’il y croit, simplement parce que ces croyances
sont partagées ? Ou est-ce qu’il y croit également, à ce moment-là
de son histoire personnelle, pour des raisons qui lui sont propres,
même si elles lui sont méconnues ? En d’autres termes, si croyance
il y a, est-ce que cette croyance résume la réalité et la totalité de
l’expérience personnelle du sujet ou de l’individu, comme la notion
d’idiom of distress nous le suggère ?
En effet, lorsqu’un patient évoque une explication traditionnelle,
ou aborde une thématique qui semble rentrer dans le cadre d’un idiom
of distress, l’adhésion qu’il manifeste à l’égard de son énoncé, ou visà-vis de la représentation collective afférente, est-elle le simple et
unique produit de sa culture – il le dit et il le pense parce que, dans
sa culture, on sait que ces choses-là existent ? De sorte que, s’il dit
CROYANCES COLLECTIVES
ET ATTITUDE MENTALE
14)- J. Pouillon, “Remarques
sur le verbe ‘croire’”,
in M. Yzard & P. Smith
(édit.), La fonction
symbolique, Gallimard,
Paris, 1979, pp. 44-51.
15)- R. Needham, Belief,
Language and Experience,
Basil Blackwell, Oxford,
1972.
Comment passe-t-on de la croyance collective – c’est-à-dire du système de croyances collectives – à la croyance individuelle, laquelle
est, je le rappelle, la seule qui soit pertinente d’un point de vue clinique ? S’il est évident que les croyances collectives se caractérisent
précisément par le fait qu’elles sont partagées par l’ensemble des
membres d’un même groupe, cela ne veut pas dire pour autant que
tous y croient et qu’ils y croient avec la même conviction(14). Partager un système de valeurs et croire à la réalité de ces valeurs sont
deux choses bien distinctes. L’ethnologue R. Needham rappelait
avec un certain humour que “les primitifs ne croient pas à tout ce
que leur dit leur culture”(15), et il ajoutait aussitôt que lorsqu’ils se
mettent à croire à quelque chose, ce quelque chose est nécessairement présent dans leur culture.
Au fond, d’un point de vue anthropologique, l’idée de croyance collective indique simplement que lorsqu’il y a de la croyance, celle-ci
provient du fonds commun de la culture. Mais en aucun cas on ne
peut conclure de cette proposition que tous les membres d’une
même culture, parce qu’ils partagent le même système de croyances,
croient avec la même force au contenu desdites croyances. Ici se dessine l’opposition entre le système de croyances collectives et l’ad-
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 53
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
qu’il est possédé, c’est qu’il est possédé. Ou bien cette adhésion traduit-elle également la façon singulière dont ce patient s’empare de
cette représentation pour des motifs personnels, bien que souvent
méconnus, qui s’écartent de la thématique générale de la représentation collective, tout en la rejoignant en certains points ? En d’autres
termes, il dit qu’il est possédé, mais il y
C’est une chose de reconnaître
a quelque chose d’autre derrière cet
que toutes les cultures possèdent
énoncé qui lui est propre et qui ne relève
des systèmes symboliques homogènes.
pas exclusivement de la logique générale
Mais c’est une tout autre chose
des croyances. Dans le premier cas,
l’usage d’une représentation traditiond’en déduire que ces systèmes
nelle traduit une stricte causalité culsymboliques ont une influence
turelle, alors que dans le second cas, elle
ou une incidence sur la clinique.
relève d’une causalité psychique.
Cette question de la causalité – culturelle ou psychique – représente l’enjeu fondamental des discours ethnopsychiatriques, dans
la mesure où elle s’articule autour du statut de la différence. Or, sauf
à les naturaliser, les différences perçues à un niveau anthropologique
ne sont pas nécessairement pertinentes à un niveau clinique.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 54
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
hésion de chacun. En mettant l’accent sur le système de croyances,
sur sa cohérence interne et sur sa dépendance à l’égard des autres
systèmes symboliques, l’anthropologie moderne s’est enfin affranchie
d’une explication psychologisante, laquelle prétendait rendre compte
des croyances, en fait des superstitions, à partir de l’existence de facultés mentales particulières.
Aujourd’hui, la connaissance ethnomédicale ne prétend plus
investir la dimension subjective quelle qu’elle soit – consciente ou
inconsciente –, ni psychologique, pour des raisons théoriques très
précises qui proviennent à la fois de l’histoire de l’anthropologie et
des nouveaux paradigmes auxquels elle se réfère.
C’est à partir du début du XXe siècle, avec l’essai de Mauss et
Hubert(16) sur la magie, que l’anthropologie commence à abandonner l’hypothèse d’une mentalité particulière pour rendre compte des
phénomènes magiques. Jusqu’à cette date, avec Lévy-Bruhl(17), et dans
une certaine mesure Freud, au moins dans Totem et Tabou(18), on cherchait à expliquer la magie à partir de la nature des opérations mentales des “sauvages”, comme on les appelait à l’époque. L’œuvre la
plus célèbre est sans doute celle de l’anthropologue britannique Sir
James Frazer(19). Dans cette œuvre monumentale, qui a inspiré de
nombreux auteurs dont Freud, Frazer explique les croyances magiques
en essayant de comprendre la nature du raisonnement utilisé. Selon
lui, les croyances magiques relèvent d’une erreur de jugement qui
repose sur des prémisses fausses. L’ensemble de son raisonnement
se fonde sur un fait dont il ne doute pas et qu’il cherche à expliquer,
à savoir que les sauvages croient très précisément à leur croyance.
Et c’est cette adhésion très particulière qui expliquerait la magie.
En fait, malgré l’abondance des matériaux, Frazer isole exclusivement
les phénomènes magiques de leur contexte et cherche une explication purement psychologique.
16)- M. Mauss, Sociologie
et anthropologie, Puf,
Paris, 1950.
17)- L. Lévy-Bruhl,
La mentalité primitive
(1927), Puf, Paris, 1947.
18)- S. Freud, Totem
et Tabou (1913), Gallimard
(nouvelle traduction, préface
de F. Gantheret), Paris,
1993.
19)- J. Frazer, Le rameau
d’or (1911-1915 pour
la 1re éd.), Robert Laffont,
Paris, 1981-1984.
L’ABANDON DU CARCAN PSYCHOLOGIQUE
Le philosophe L. Wittgenstein(20) va très vivement critiquer le principe méthodologique de l’isolation des phénomènes magiques pour
montrer que l’hypothèse psychologique est intenable. Sa démarche
est claire et consiste à démontrer que si dans certaines situations,
l’attitude des “sauvages” est parfaitement adaptée et rationnelle, cela
prouve que ce ne sont pas leurs particularités psychologiques qui peuvent rendre compte des phénomènes magiques. En d’autres termes,
ce n’est pas la croyance au sens du “pourquoi y croient-ils ?” qui peut
expliquer les croyances, car, ajoute-t-il, rien ne prouve qu’ils croient
“dur comme fer” aux contenus de la croyance.
20)- L. Wittgenstein,
“Remarques sur Le rameau
d’or de Frazer” (1931),
Actes de la recherche
en sciences sociales, 17 (3),
1977, pp. 36-42.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 55
S’appuyant sur l’exemple bien connu du faiseur de pluie (voir cidessous), Wittgenstein opère une distinction fondamentale entre la
croyance, comme attitude mentale, et les contenus des croyances.
Croire est une attitude mentale qui n’est pas nécessairement requise
par toutes les croyances, contrairement à l’hypothèse de Frazer, et
qui ne saurait de ce fait les expliquer. Au contraire même, c’est le
système de croyances dans son ensemble qui supporte les contenus
des croyances, et qui permet que certains puissent ne pas y croire
sans que le système soit en aucune façon mis en péril. Ce point est
essentiel dans la mesure où l’hypothèse psychologique de Frazer
excluait qu’il puisse y avoir au moins une part d’incroyance, au risque
de détruire le système. Ajoutons que l’hypothèse d’une origine psy-
FRAZER, WITTGENSTEIN ET LE FAISEUR DE PLUIE
Personnage très important dans de nombreuses cultures, le faiseur de pluie est censé faire venir la
pluie au moyen d’un rituel parfaitement codé. L’efficacité de cette pratique est incontestable puisque
la pluie arrive généralement quelque temps après l’invocation. Au début du siècle, l’anthropologue
britannique Sir James Frazer s’interroge sur la nature de la croyance aux pouvoirs du faiseur de pluie,
et il se demande quelles sont les erreurs de jugement qui amènent des gens à penser que l’on peut
raisonnablement déclencher la pluie par quelques invocations rituelles. C’est pour rendre compte de
ces phénomènes particuliers de la pensée qu’il introduira les notions de magie sympathique, de principe de contiguïté, d’affinité et de similitude.
Le philosophe autrichien Ludwig Joseph Wittgenstein lui répond par le “bon sens”, en considérant
que l’observation de ces pratiques contredit l’efficacité effective du faiseur de pluie, sans contredire
l’existence d’une croyance en un certain pouvoir du faiseur de pluie. En effet, si ces “sauvages”croyaient
“dur comme fer” que le faiseur de pluie était capable de déclencher la pluie, alors ils l’appelleraient
pendant la saison sèche, au moment où ils ont le plus besoin d’eau. Mais ils ne font appel à lui qu’au
début de la saison des pluies, c’est-à-dire à un moment où il existe quelques chances de succès. Le
faiseur de pluie lui-même choisit toujours le moment de son intervention et refuse toute tentative
pendant la saison sèche. C’est bien la preuve, pour Wittgenstein, que les “sauvages” ne croient pas “dur
comme fer” que le faiseur de pluie soit capable de faire venir la pluie.
Pourtant ils croient à son pouvoir, ou, plus exactement, la croyance qu’ils ont dans le faiseur de pluie
ne se réduit pas, comme le pensait Frazer, au fait qu’il soit capable ou non de faire venir la pluie. Sans
doute croient-ils au fait que pour que la pluie vienne au moment où elle a l’habitude de venir, il est
nécessaire que l’humain intercède auprès des puissances invisibles. C’est-à-dire qu’ils croient à l’ensemble
du système et plus particulièrement à son principe de base, c’est-à-dire l’existence de liens entre le
monde visible et le monde invisible. Ils n’ont pas besoin de croire “dur comme fer” à toutes les propositions que le système de croyance mobilise pour adhérer à l’ensemble, puisque les contenus des
différentes croyances ne sont en fait rien d’autre que l’illustration du principe de base.
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 56
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
chologique des croyances et des pratiques magiques implique nécessairement une configuration particulière de la psychologie des “sauvages”, qui trouve sa limite fondamentale dans une vision
évolutionniste, voire discriminatoire.
L’anthropologie a donc abandonné ce paradigme psychologique
réducteur, en admettant qu’il n’était pas possible d’expliquer la
magie et les croyances à partir de l’attitude mentale, comme il
n’était pas possible de déduire, à partir de la nature des croyances
et de leurs contenus, l’attitude mentale, ou le degré et la nature
de l’adhésion si l’on préfère, des individus qui partagent le même
système de croyances collectives. C’est sans doute grâce à ce renversement théorique que l’ethnomédecine a pu se développer. Dès
lors que le carcan psychologique était abandonné, il devenait possible de mettre en lumière la logique interne des systèmes de
croyances collectives, comme de montrer qu’elles possédaient une
rationalité dénuée de toute superstition, et qu’elles étaient à bien
des égards équivalentes à de nombreux systèmes symboliques
occidentaux. C’est également dans cet esprit que Lévi-Strauss
s’est amusé à comparer la psychanalyse au chamanisme(21). Même
si l’on doit reconnaître aujourd’hui que son argumentaire était
quelque peu forcé(22), cette comparaison conserve néanmoins le
mérite de démontrer que les systèmes de croyances collectives,
comme les systèmes thérapeutiques, ne reposent pas sur de vagues
tendances psychologiques(23).
RETOUR À LA CLINIQUE
Mais ce bouleversement, ce bond en avant de la pensée, s’est fait
au prix du renoncement fondamental à la connaissance anthropologique de la nature de l’adhésion individuelle. L’objet n’était plus les
croyances, les idées ou les pratiques, mais le système dans lequel ces
idées et ces pratiques évoluaient et prenaient sens. En renonçant à
expliquer les croyances et les pratiques magiques à partir de la psychologie des “sauvages”, l’anthropologie pouvait enfin découvrir l’intelligibilité des systèmes de croyances collectives.
L’ethnomédecine nous apprend donc que lorsqu’un individu croit
au contenu des croyances de sa culture, c’est tout simplement parce
qu’il les partage avec les autres membres de sa culture, car la logique
et la cohérence des systèmes de croyances collectives, des représentations de la maladie, des discours étiologiques et thérapeutiques, comme des idioms of distress ne doivent rien à la subjectivité
particulière, ou aux attitudes mentales singulières des membres d’un
univers culturel. Le singulier n’explique pas le collectif, ou plus exac-
21)- C. Lévi-Strauss,
“Le sorcier et sa magie”,
Anthropologie structurale
(1949), vol. I, 2e éd., Plon,
Paris, 1974, pp. 183-203,
et “L’efficacité symbolique”,
Anthropologie structurale
(1949), vol. I, 2e éd., Plon,
Paris, 1974, pp. 205-226.
22)- R. Rechtman,
“Anthropologie
et psychanalyse : un débat
hors sujet ?”, Journal
des anthropologues, 64-65,
1996, pp. 65-86.
23)- R. Rechtman,
“De l’efficacité thérapeutique
et ‘symbolique’ de la
structure”, L’évolution
psychiatrique (3), 2000
(sous presse).
“Transcultural Psychotherapy
with Cambodian Refugees
in Paris”, Transcultural
Psychiatry, 34 (3), 1997,
pp. 359-375.
UNE DISTINCTION ESSENTIELLE
C’est ici que la clinique s’écarte définitivement de la perspective anthropologique, dans la mesure où elle redouble la différence
culturelle d’une différence subjective régie par la causalité psychique, et l’on peut craindre que, pour l’ethnopsychiatrie, cette distinction ne s’efface devant la seule causalité culturelle. En effet, du
point de vue clinique, la question n’est pas de savoir comment les
migrants diffèrent des Français, mais bien plutôt de comprendre
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 57
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
tement le collectif se passe allègrement, pour exister, de la position
singulière de chacun.
Cependant, la clinique ne peut en aucun cas se satisfaire de cette
seule réponse ; elle lui est incontestablement utile, mais elle ne le
renseigne pas sur un patient précis dans la mesure où la clinique,
inversant l’ordre des priorités établies
Il serait pour le moins surprenant
par l’ethnomédecine, cherche à réinsde conclure, à partir des logiques
crire dans le discours de la culture la
collectives, que les migrants,
position singulière de chacun. La question reste donc entière et mériterait
parce qu’ils sont étrangers,
d’être reprise par l’ethnopsychiatrie,
ne pensent que ce qu’ils disent
qui par définition s’intéresse à l’individu
et ne disent que ce qu’ils pensent.
souffrant et non au corps social. Mais il
semble que le mariage de l’ethnopsychiatrie avec l’ethnomédecine
se soit accompagné du sacrifice de la subjectivité et de la causalité
psychique au nom de la seule causalité culturelle.
Comment dépasser la nécessité de rapporter, par exemple, le discours d’un patient cambodgien se plaignant de maux de tête à
l’idiom of distress “chu kbaal”, fort répandu en Asie du Sud-Est et
qui signifie littéralement “mal de tête”, mais qui associe en fait tristesse, fatigue, rencontre avec des esprits, et traduit une sorte de nos24)- M. Eisenbruch,
talgie de la terre natale(24). Il est vrai que cette notion existe, comme
“From PTSD to Cultural
il est vrai que lorsqu’un patient cambodgien évoque un mal de tête,
Bereavement Diagnosis
of South-East Asian
il parle généralement de tout autre chose que d’une simple céphaRefugees”, Social Sciences
and Medicine, 33 (6), 1991,
lée. Mais est-ce que son discours se réduit à cela ? À en croire cerpp. 673-680.
tains tenants de l’anthropologie médicale clinique d’A. Kleinman, on
25)- M. Eisenbruch, “Toward
peut le supposer(25). Cependant, même dans ce cas, la clinique nous
a Culturally Sensitive DSM.
montre qu’il arrive parfois qu’un patient cambodgien évoque un mal
Cultural Bereavement
in Cambodian Refugees
de tête, certes sans céphalée, mais également sans que son énoncé
and the Traditional Healer
as a Taxonomist”, Journal of
se réduise à l’idiom of distress du chu kbaal. En fait, même derrière
Nervous and Mental Disease,
l’idiom of distress, il peut exister une réalité subjective différente,
181 (1), 1992, pp. 8-10.
qui pourtant empruntera pour s’exprimer les voies que la culture lui
26)- R. Rechtman,
procure(26).
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 58
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
comment tel patient migrant diffère d’un non-malade, éventuellement également migrant. Or, l’ethnopsychiatrie annule cette distinction essentielle entre malade et non-malade, qui cependant
fonde toutes les démarches cliniques(27) (y compris les pratiques
traditionnelles dont, pourtant, certaines variantes de l’ethnopsychiatrie se réclament), au seul profit de la différence ethnique. Mais
en naturalisant la différence culturelle jusqu’à l’inscrire dans la
nature de l’adhésion individuelle aux croyances collectives, les différentes variantes de l’ethnopsychiatrie renouent avec une anthropologie psychologique évolutionniste dont l’ethnomédecine s’était
pourtant émancipée.
On objectera sans doute que la plupart des psychiatres transculturels et des ethnopsychiatres, qu’ils soient français ou américains, consi-
27)- G. Lantéri-Laura,
“La sémiologie psychiatrique :
son évolution et son état
en 1982”, L’évolution
psychiatrique, 48 (2),
1983, pp. 327-366.
29)- É. Benveniste,
“De la subjectivité
dans le langage”, Problèmes
de linguistique générale,
vol. I, Gallimard, Paris, 1966,
p. 252.
UNE VOLONTÉ UNIVERSELLE
DE NORMALISATION SOCIALE
30)- A. Young,
“When Rational Men Fall
Sick : an Inquiry into Some
Assumptions Made
by Medical Anthropologists”,
Culture, Medicine
and Psychiatry (5), 1981,
pp. 317-335,
et “(Mis)applying Medical
Anthropology
in Multicultural Settings”,
Santé, Culture, Health,
VII (2-3), 1990, pp. 197-208.
Or, c’est précisément, et uniquement, pourrait-on dire, la position
du locuteur qui intéresse la clinique. À l’évidence, elle se manifestera différemment d’une culture à l’autre, avec une variabilité qui
peut parfois la rendre difficile à saisir, mais il serait bien hasardeux
d’en inférer son absence pour autant. Une fois de plus, l’argument
anthropologique se retourne contre le culturalisme et démontre qu’il
est bien difficile de déduire les formes singulières de l’individualité
à partir des seules formulations collectives(30). En effet, il serait pour
le moins surprenant de conclure, à partir des logiques collectives,
que les migrants, parce qu’ils sont étrangers, ne pensent que ce qu’ils
disent et ne disent que ce qu’ils pensent, alors même que cette équivoque de la parole est sans doute une des caractéristiques majeures
de la pensée humaine.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 59
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
28)- I. Stengers, “Résister ?
Un devoir !”, Politis (579),
1999, pp. 34-35.
dèrent que la causalité psychique relève d’une illusion occidentale, et
émettent de sérieuses réserves sur l’universalité de la notion de
sujet(28). Ces réserves sont sans doute légitimes, après tout rien ne
prouve que les notions de sujet et de causalité psychique, telles que
la psychanalyse les a élaborées, soient universelles. Mais pour s’en assurer, il faudrait que la clinique transculturelle soit en mesure de le
démontrer à partir de ses propres observations cliniques. Or, l’argumentaire généralement utilisé s’appuie avant tout sur des données ethnographiques parcellaires et égrène simplement la liste des conceptions
du monde où l’idée d’individu est manifestement absente ou peu développée. À un niveau anthropologique, l’autorité de cette remarque
semble assurée, mais à un niveau clinique elle perd considérablement
de sa pertinence, sans même nécessiter le recours à une éventuelle
catégorie universelle de sujet.
En effet, même dans les sociétés où la notion de groupe (quel qu’il
soit) prime sur la notion d’individualité, cela ne veut pas dire que
chaque locuteur ne se reconnaît pas comme l’auteur de son discours,
ni qu’il est incapable de percevoir d’autre différence que celle qui
sépare son groupe d’un autre groupe. Même dans les sociétés où le
pronom personnel “je” est absent, Émile Benveniste a montré que
cette absence, loin de traduire une absence équivalente du sujet, reflétait à l’inverse la trop grande puissance d’un “je” immodeste que
l’ordre social préférait dissimuler. C’était dire que la fonction grammaticale du “je”, à savoir “la personne qui énonce la présente instance de discours contenant je”(29), pouvait exister en l’absence du
signifiant “je”.
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 60
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
Dès lors, en reproduisant dans la clinique la démarche ethnomédicale, ne prend-on pas le risque d’exclure du discours du patient
la question personnelle, ou subjective, qui l’anime ? Ne prend-on pas
le risque d’exclure la propre historicité du patient au profit d’une
détermination extérieure, conventionnellement admise, qui réduirait son être à une norme sociale ? Il n’est pas certain, d’ailleurs,
que le remplacement de la norme occidentale par une normalisation tradiIl ne s’agit pas simplement
tionnelle au moyen d’un autre
de colorer la clinique des migrants
étiquetage étiologique offre un gain
avec quelques curiosités ethnographiques,
substantiel pour le patient. Les techmais bien plutôt d’envisager l’ensemble
niques thérapeutiques traditionnelles
des rapports sociaux, culturels
opèrent, au moins pour une part, de la
et économiques qui contraignent
même manière qu’en Occident, en reml’expérience individuelle à se fondre
plaçant une causalité psychique (subdans des formes
jective) par une autre causalité – une
mise en cause plus exactement –
préalablement déterminées.
sociale, comme nous le rappelle
M. Augé(31). C’est dire qu’en Occident comme ailleurs, le discours
de la culture sur la maladie véhicule également une volonté sociale
d’étouffer les singularités individuelles au profit d’une normalisation sociale.
Ne prend-on pas le risque, alors, d’interdire au patient d’occuper
la position sceptique propre au travail psychique ? Ou suppose-t-on
qu’il n’existe rien, pas de subjectivité, pas d’équivoque de la parole, 31)- M. Augé & C. Herzlich
(édit.), Le sens du mal,
derrière le discours de la culture au nom d’une répartition inho- Éditions des Archives
mogène de la subjectivité, avec d’un côté la causalité psychique, chez contemporaines, Paris, 1984.
l’occidental, et de l’autre côté la causalité culturelle, chez tous les
autres ?
L’APPORT DE L’ANTHROPOLOGIE
CONTEMPORAINE
On admettra volontiers que quel que soit le contexte, la culture
ne se résume pas aux seules conceptions magico-religieuses. En effet,
du point de vue de l’individu, la culture, c’est aussi ce qui constitue
la réalité quotidienne, la façon d’appréhender l’univers, les relations
sociales. On admettra qu’elle façonne également les idées, qui constituent le sens commun et qui se présentent avec la force de l’évidence,
tant elles n’impliquent pas nécessairement de croyance comme, par
exemple, devoir repérer une classe d’âge avant de se présenter, ou
connaître sans qu’il soit besoin de l’apprendre quelle est la hiérarchie des rapports familiaux et sociaux, quelle est la place de chacun
33)- C. Rousseau,
“The Mental Health
of Refugee Children”,
Trancultural Psychiatric
Research Review (32), 1995,
pp. 299-331, et A. Kleinman,
V. Das & M. Lock (édit.),
Social Suffering, University
of California Press, Berkeley,
1997.
34)- D. Fassin,
“L’ethnopsychiatrie
et ses réseaux. L’influence
qui grandit”, Genèse, (35),
juin 1999, pp. 146-171.
A PUBLIÉ
Tobie Nathan, “Le métissage culturel :
un mythe à la peau dure”
Dossier Métissage, n° 1161, janvier 1993
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 61
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
32)- B. J. Good, Comment
faire de l’anthropologie
médicale. Médecine,
rationalité et vécu, Institut
Synthélabo, Les Empêcheurs
de Penser en Rond,
Le Plessis-Robinson, 1998.
et par là même la sienne (même lorsque c’est pour la refuser ou feindre
de l’ignorer, comme tout bon névrosé). Mais on admettra qu’elle évolue également dans le contexte de la transplantation.
En ce sens, la contribution que l’anthropologie peut apporter à la
clinique des migrants, et à la psychiatrie en général, dépasse de loin
la seule référence à l’ethnomédecine ou aux pratiques étiologico-thérapeutiques traditionnelles. Il ne s’agit pas simplement de colorer la
clinique des migrants avec quelques curiosités ethnographiques, mais
bien plutôt d’envisager l’ensemble des rapports sociaux, culturels et
économiques qui contraignent l’expérience individuelle à se fondre
dans des formes préalablement déterminées. Or, l’anthropologie
contemporaine nous apprend justement que cette extraordinaire codification de l’expérience singulière répond à la fois à la nécessité d’expliquer la maladie (de lui donner du sens), et à la volonté d’étendre
le contrôle social aux différentes manifestations de l’individualité.
C’est dans cette double contrainte que se déploient les récits et les
narrations des patients(32). Soumis à ces codes préexistants, ils s’en
échappent cependant, en parvenant tantôt à les subvertir à leur profit, tantôt à les infiltrer de significations par ailleurs défendues.
L’analyse, par exemple, des stratégies thérapeutiques des migrants
confrontés au pluralisme médical des sociétés d’accueil(33) montre
l’étonnante variété des recours, à laquelle correspond une non moins
étonnante fluctuation des symptômes présentés en fonction du type
de spécialiste consulté. L’image du patient migrant dépourvu de
recours et en proie au désespoir de sa condition de victime démunie
est avant tout une construction qui participe des politiques contemporaines de la souffrance visant, comme l’a montré Didier Fassin, à
délégitimer les revendications minoritaires sous couvert de prise en
charge médicale(34). C’est l’ensemble de ces constructions culturelles
des formes de l’évidence qui façonne l’expérience subjective sans la
réduire pour autant, et c’est à partir d’elles, me semble-t-il, que la
✪
clinique transculturelle peut également se dérouler.
Téléchargement