L’abord psychiatrique de la migration et des migrants occupe para-
doxalement une place mineure dans le corpus général de la psychiatrie
contemporaine. Les entrées “migrant”, “migration” ou “psychiatrie
des migrants” ne figurent ni dans les classifications contemporaines,
ni dans les traités, ni dans les dictionnaires psychiatriques. Qu’il
s’agisse de la dernière classification internationale des maladies
(Cim-10)(1) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou de la
quatrième révision du Manuel diagnostique et statistique des troubles
mentaux (DSM-IV)(2) de l’Association américaine de psychiatrie, la
migration ne donne lieu à aucune mention particulière, à l’exception
d’un éventuel rattachement au groupe des facteurs environnemen-
taux susceptibles d’influer sur le cours d’un trouble mental préexis-
tant. Seule, l’Encyclopédie médico-chirurgicale(3) lui consacre encore
un article de référence.
Pourtant, l’ampleur des phénomènes migratoires, la présence
d’importantes communautés migrantes également consommatrices
de soins psychiatriques, et les problèmes que les praticiens rencon-
trent dans leur clinique quotidienne auprès de ces populations
contribuent largement au regain d’actualité de cette question. Mais,
si les études épidémiologiques transculturelles des troubles mentaux
des populations migrantes(4) conservent l’abord pluridisciplinaire
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SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
DE LA PSYCHIATRIE DES MIGRANTS
AU CULTURALISME DES
ETHNOPSYCHIATRIES
par
Richard
Rechtman*
Les discours ethnopsychiatriques, axés sur la différence et la distinction
ethnique, réduisent le migrant à sa seule dimension culturelle, faisant
fi de la subjectivité et du degré d’adhésion de l’individu à des croyances,
au sein de systèmes de valeurs souvent comparables, de par leur
rationalité, aux systèmes occidentaux. La pratique clinique, elle, distingue
essentiellement malades et non-malades et se concentre sur le sujet.
À l’appui de cette démarche, l’anthropologie montre que les formes singulières de l’individualité ne se
déduisent pas des logiques collectives, que la culture évolue de par la migration, et que tout patient,
étant soumis à des codes sociaux préexistants contraignants, développe des stratégies pour y échapper.
* Psychiatre et anthropologue, médecin-chef de l’Institut Marcel-Rivière, CHS La Verrière.
Responsable du programme de recherche clinique sur les troubles psychiatriques
des réfugiés cambodgiens de l’ASM 13. Chargé de conférence à l’École des hautes études
en sciences sociales de Paris.
1)- OMS, Classification
internationale des troubles
mentaux et des troubles
du comportement.
Descriptions cliniques
et directives pour
le diagnostic, Paris,
Masson, 1993.
2)- APA (Éd.), DSM-IV.
Diagnostic and Statistical
Manual of Mental Disorders,
APA Press, Washington, 1994.
3)- O. Douville & J. Galap,
“Santé mentale des migrants
et réfugiés en France”,
Encyclopédie
médico-chirurgicale
(37-880-A-10), 1999, 11 p.
4)- Pour une large synthèse,
voir H. B. M. Murphy,
Comparative Psychiatry,
the International and
Intercultural Distribution
of Mental Illness.
Springer Verlag,
Berlin-Heidelberg-New York,
1982.
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SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
hérité de la psychiatrie sociale(5), la “clinique des migrants”, quant
à elle, tend à se resserrer sur les seuls aspects culturels, délaissant
l’approche globale – historique, politique, sociale, économique et cul-
turelle – des conditions de vie des migrants. Ce tournant décisif
marque à l’évidence une volonté de rupture avec certaines dérives
néocolonialistes de la “psychiatrie des migrants”(6), mais il traduit
également un glissement culturaliste non moins significatif de la cli-
nique, dont la psychiatrie officielle s’exonère à bon compte en délé-
guant la charge à d’autres – praticiens, techniciens, ou institutions –,
jugés plus compétents précisément parce que supposés détenteurs
d’un “savoir de la culture” instrumentalisable dans la clinique. C’est
en ce sens, me semble-t-il, que l’altérité culturelle du migrant pose
une vraie question à la clinique psychiatrique.
Au-delà des aspects politiques qui concourent au succès d’une cer-
taine ethnopsychiatrie française, dont les excès ont été magistrale-
ment analysés par Didier Fassin(7), le regain d’intérêt en psychiatrie
transculturelle pour les savoirs médicaux locaux repose avant tout
sur l’idée que la clinique des migrants pourrait être enrichie par des
données ethnomédicales. Paradigme désormais dominant dans l’en-
semble des variantes ethnopsychiatriques, l’utilisation de l’ethno-
médecine se présente avec la force de l’évidence comme le “savoir
de la culture” susceptible de pallier ce fameux moment de vacille-
ment où le savoir clinique, tout au moins occidental, semble préci-
sément pris en défaut par l’émergence d’un décalage culturel entre
les représentations des cliniciens et celles de patients migrants ou
réfugiés.
DELETHNOMÉDECINE
AUX ETHNOPSYCHIATRIES
Si l’on prend au sérieux ce postulat, alors il faut sans doute se
demander si la réduction de la condition du migrant à sa seule alté-
rité culturelle et sa reprise par le truchement de l’ethnomédecine
apportent une meilleure compréhension clinique. En d’autres termes,
il s’agit d’analyser la portée de la contribution de l’ethnomédecine
dans le domaine de la clinique psychiatrique des migrants.
Il est désormais d’usage d’admettre que la diversité des croyances
collectives, des représentations et des classifications autochtones
de la maladie est susceptible d’affecter tant l’établissement d’un dia-
gnostic psychiatrique que le déroulement du processus thérapeu-
tique lui-même. Je rappelle que ce constat initial est à la base de la
plupart des approches ethnopsychiatriques contemporaines, en
France comme aux Etats-Unis ; on les désigne d’ailleurs par les termes
5)- On citera pour exemple
les travaux de R. Bastide,
Sociologie des maladies
mentales, Flammarion,
Paris, 1965, qui ont
largement influencé
en France les approches
psychiatriques
et psychopathologiques
de la migration jusqu’au
début des années
quatre-vingt.
Cf. P. F. Chanoit &
C. Lermuzeaux, “Sociogenèse
des troubles mentaux”,
Encyclopédie
médico-chirurgicale
(37-876-A-60), 1995, 7 p.
6)- Ainsi, il ne s’agit plus
de découvrir, par exemple,
les motifs psychiatriques
de la migration,
ni de préjuger de la fragilité
psychologique des candidats
au départ, et encore moins
d’étiqueter les migrants avec
des diagnostics spécifiques,
le plus souvent péjoratifs,
comme la trop classique
“sinistrose du migrant”.
À ce titre, on se reportera
avec profit aux travaux
de Z. De Almeida,
“Les perturbations mentales
chez les migrants”,
L’Information psychiatrique,
51 (3), 1975, pp. 249-281,
et de R. Berthelier,
L’homme maghrébin dans
la littérature psychiatrique,
L’Harmattan, Paris, 1994,
dans leur vigoureuse
contestation de l’héritage
colonialiste de la psychiatrie
des migrants.
7)- D. Fassin,
“L’ethnopsychiatrie
et ses réseaux. L’influence
qui grandit”, Genèse,
juin (35), 1999, pp. 146-171 ;
“Les politiques
de l’ethnopsychiatrie.
La psyché africaine,
des colonies britanniques
aux banlieues parisiennes”.
L’Homme, n° 153, 2000,
pp. 231-250.
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SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
d’ethnopsychiatrie, de psychiatrie transculturelle ou encore de cross-
cultural psychiatry. Leur justification actuelle repose en grande par-
tie sur l’existence de systèmes symboliques explicatifs de la maladie,
variables d’une culture à l’autre, mais présentant à l’intérieur de
chaque univers culturel un très haut niveau de cohérence. C’est ce
que l’anthropologie moderne nous enseigne à propos des systèmes
symboliques en général et, plus particulièrement, des systèmes de
représentation, de classification et de gestion sociale de la maladie.
Toutefois, la cohérence générale des systèmes de représentation
de la maladie n’exclut pas, loin s’en faut, l’hétérogénéité et la mul-
tiplicité des modèles qui permettent, au sein d’un même univers cul-
turel, d’expliquer et de traiter les maladies(8). Plusieurs niveaux
d’explication se superposent et sont différemment mobilisés selon
les situations et selon les acteurs(9). Les théories étiologico-théra-
peutiques, par exemple, correspondent au niveau savant et délimi-
tent le champ de compétence des guérisseurs et autres praticiens
traditionnels. L’importance des explications magico-religieuses qui
prévalent au sein de ces théories tient plus au fait que ce niveau mobi-
lise avant tout des praticiens dont le domaine de compétence se situe
précisément à l’intersection du monde visible et invisible (de la nature
et de la surnature), qu’à une tendance “naturelle” des sociétés tra-
ditionnelles à n’expliquer les désordres qu’en termes magico-religieux.
D’ailleurs, lorsque les profanes s’y réfèrent pour expliquer leurs
maux, c’est toujours avec une bien moindre sophistication, dans la
mesure où précisément ces derniers ne sauraient posséder le même
savoir que les guérisseurs, même s’ils en partagent les grandes lignes.
En situation clinique, les profanes feront plus volontiers appel à des
modèles d’explication de la maladie(10) variables selon les situations
et destinés à apporter une compréhension globale de la situation en
cause. En ce sens, les modèles d’explication se distinguent des théo-
ries étiologico-thérapeutiques et ne correspondent pas à des entités
préalablement fixées au sein des classifications. Il s’agit plutôt d’élé-
ments, parfois disparates, réunis à l’occasion d’une situation concrète
et favorisant une sorte de négociation entre le malade et le thérapeute
ou, de façon plus large, entre les profanes et les spécialistes.
DES FORMULATIONS MÉTAPHORIQUES
DE LA SOUFFRANCE
Enfin, le dernier niveau correspond aux idioms of distress, que
l’on pourrait traduire, grâce à une périphrase, par “formulation idio-
matique culturellement déterminée de la souffrance”. Il s’agit en fait
de formulations métaphoriques souvent somatiques, mais pas exclu-
8)- B. J. Good, Comment
faire de l’anthropologie
médicale. Médecine,
rationalité et vécu,
Institut Synthélabo,
Les Empêcheurs de penser
en rond, Le Plessis-Robinson,
1998.
9)- A. Zempleni,
“La maladie et ses causes”,
L’Ethnographie,LXXXI
(n° spécial), 1985, pp. 13-44.
10)- Je fais référence ici
aux explanatory models
élaborés par A. Kleinman,
in Patients and Healers
in the Context of Culture.
An Exploration
of the Borderland between
Anthropology, Medicine
and Psychiatry,
Univ. of California Press,
Berkeley, 1980.
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SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
sivement, qui véhiculent une condition pathologique plus ou moins
précise mais éloignée du sens littéral de l’idiome. C’est par exemple,
dans le cas de certaines communautés turques d’Iran, la “détresse
cardiaque”, qui traduit, par le biais de l’expression littérale d’une
plainte cardiaque, un ensemble de frustrations plus générales, notam-
ment des conflits conjugaux et familiaux, qui ne peuvent s’exprimer
que sous cette métaphore.
Ce sont également les différentes plaintes somatiques qui cepen-
dant traduisent une souffrance psychologique qui ne saurait s’ex-
primer au travers d’un jargon psychologique(11). La “fatigue”, “le mal
de dos” et le “mal au cœur”, en France, sont à ce titre des idioms of
distress. Les idioms of distress se distinguent donc des théories étio-
logico-thérapeutiques, dans la mesure où ils n’appartiennent pas
nécessairement à une classification autochtone des maladies, qu’ils
ne font pas automatiquement appel à des notions magico-religieuses,
et qu’enfin ils décrivent de façon profane une condition ou une expé-
rience pathologique avec les
moyens du sens commun.
C’est donc l’ensemble de
ces niveaux de représen-
tation et d’explication de la
maladie qui constitue un
système rattaché à celui
plus général des croyances.
Expression de la culture,
ces systèmes symboliques
sont également la caractéristique même de la culture et se définis-
sent précisément par le fait qu’ils sont partagés par l’ensemble des
membres d’un même univers culturel. Dès lors, la clinique se doit bien
de les prendre en considération pour pouvoir entendre et traiter des
patients non occidentaux.
Quoi de plus “naturel”, d’ailleurs, que de prendre en compte les
logiques culturelles de la maladie pour diagnostiquer et traiter les
troubles psychologiques, lesquels par définition se manifestent au tra-
vers de la culture, puisque précisément les patients s’y réfèrent régu-
lièrement. On imagine mal, en effet, un patient empruntant des
matériaux à une culture qu’il ignore pour exprimer sa souffrance. La
logique veut – et la clinique le confirme quotidiennement – que lors-
qu’un patient (qu’il soit français ou étranger) parle de lui, exprime sa
souffrance et ses difficultés, il le fasse préférentiellement dans sa
langue et en utilisant les images, les métaphores, les explications
propres à sa culture. Cela va de soi, pourrait-on dire !
11)- A. Kleinman, Rethinking
Psychiatry from Cultural
Category to Personal
Experience, The Free Press,
New York, 1988, pp. 26-27.
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SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
Mais cela va tellement de soi que l’on peut craindre que cette série
d’évidences soit plus trompeuse qu’il n’y paraît. En effet, c’est une
chose de reconnaître que toutes les cultures possèdent des systèmes
symboliques homogènes, au nombre desquels les systèmes étiologico-
thérapeutiques, les modèles d’explication et les idioms of distress
occupent une place essentielle. Mais c’est une tout autre chose d’en
déduire que ces systèmes symboliques ont une influence ou une inci-
dence sur la clinique.
LA NATURALISATION DES CROYANCES
Or le passage de la première constatation – il existe des différences
manifestes entre les représentations de la maladie – à la proposition
qui en découle – il convient de les prendre en compte dans la démarche
clinique et thérapeutique – soulève des questions majeures. Je ne vais
pas reproduire ici le débat habituel entre les partisans d’un relativisme
combatif, qui récusent, au nom de la différence culturelle, toute ten-
tative d’unifier la psychopathologie, et les tenants d’un universalisme
psychiatrique ou psychanalytique orthodoxe, qui refusent a priori d’ac-
cepter la portée et l’influence des diffé-
rences culturelles. En effet, ici, deux
positions radicalement antagonistes s’af-
frontent. La première reconnaît la dif-
férence et lui accorde un statut
opératoire qui peut parfois conduire à
reconsidérer, voire à déconstruire le
savoir psychiatrique occidental. Tandis
que la seconde, tout en admettant l’exis-
tence de différences empiriques, récuse leur influence au nom d’une
vision universalisante affirmant qu’au fond, “c’est du pareil au même”.
Ce débat est bien connu et il empoisonne la réflexion ethnopsy-
chiatrique depuis son origine. Notons, plus simplement, qu’il n’est
pas sûr que le statut d’une différence perçue à un niveau anthropo-
logique ait nécessairement son corollaire à un niveau psychologique.
C’est ce point que je me propose d’interroger ici.
Je vais donc, en quelque sorte, soumettre l’ethnopsychiatrie, ou la
psychiatrie transculturelle, à sa propre question, à savoir : le statut
de la différence qui fonde les discours ethnopsychiatriques contem-
porains. J’insiste sur la notion de discours, dans la mesure où l’ana-
lyse minutieuse des différents courants de l’ethnopsychiatrie montre
l’importance des oppositions tant théoriques que pratiques, ce qui rend
caduque toute tentative d’unifier d’une quelconque façon l’ethno-
psychiatrie. Il est évident que les positions que défend T. Nathan(12),
12)- Voir par exemple
T. Nathan, Fier de n’avoir
ni pays ni ami, quelle
sottise c’était. La Pensée
sauvage, Paris, 1993,
et L’influence qui guérit,
Odile Jacob, Paris, 1994.
La “fatigue”, “le mal de dos”
et le “mal au cœur”, en France,
sont des
idioms of distress
,
plaintes somatiques qui traduisent
une souffrance psychologique
qui ne saurait s’exprimer au travers
d’un jargon professionnel.
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