SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE N° 1225 - Mai-juin 2000 - 46 DE LA PSYCHIATRIE DES MIGRANTS AU CULTURALISME DES ETHNOPSYCHIATRIES Les discours ethnopsychiatriques, axés sur la différence et la distinction ethnique, réduisent le migrant à sa seule dimension culturelle, faisant fi de la subjectivité et du degré d’adhésion de l’individu à des croyances, au sein de systèmes de valeurs souvent comparables, de par leur rationalité, aux systèmes occidentaux. La pratique clinique, elle, distingue essentiellement malades et non-malades et se concentre sur le sujet. À l’appui de cette démarche, l’anthropologie montre que les formes singulières de l’individualité ne se déduisent pas des logiques collectives, que la culture évolue de par la migration, et que tout patient, étant soumis à des codes sociaux préexistants contraignants, développe des stratégies pour y échapper. L’abord psychiatrique de la migration et des migrants occupe paradoxalement une place mineure dans le corpus général de la psychiatrie contemporaine. Les entrées “migrant”, “migration” ou “psychiatrie des migrants” ne figurent ni dans les classifications contemporaines, ni dans les traités, ni dans les dictionnaires psychiatriques. Qu’il s’agisse de la dernière classification internationale des maladies (Cim-10)(1) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou de la quatrième révision du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-IV)(2) de l’Association américaine de psychiatrie, la migration ne donne lieu à aucune mention particulière, à l’exception d’un éventuel rattachement au groupe des facteurs environnementaux susceptibles d’influer sur le cours d’un trouble mental préexistant. Seule, l’Encyclopédie médico-chirurgicale(3) lui consacre encore un article de référence. Pourtant, l’ampleur des phénomènes migratoires, la présence d’importantes communautés migrantes également consommatrices de soins psychiatriques, et les problèmes que les praticiens rencontrent dans leur clinique quotidienne auprès de ces populations contribuent largement au regain d’actualité de cette question. Mais, si les études épidémiologiques transculturelles des troubles mentaux des populations migrantes(4) conservent l’abord pluridisciplinaire * Psychiatre et anthropologue, médecin-chef de l’Institut Marcel-Rivière, CHS La Verrière. Responsable du programme de recherche clinique sur les troubles psychiatriques des réfugiés cambodgiens de l’ASM 13. Chargé de conférence à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris. par Richard Rechtman* 1)- OMS, Classification internationale des troubles mentaux et des troubles du comportement. Descriptions cliniques et directives pour le diagnostic, Paris, Masson, 1993. 2)- APA (Éd.), DSM-IV. Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, APA Press, Washington, 1994. 3)- O. Douville & J. Galap, “Santé mentale des migrants et réfugiés en France”, Encyclopédie médico-chirurgicale (37-880-A-10), 1999, 11 p. 4)- Pour une large synthèse, voir H. B. M. Murphy, Comparative Psychiatry, the International and Intercultural Distribution of Mental Illness. Springer Verlag, Berlin-Heidelberg-New York, 1982. 6)- Ainsi, il ne s’agit plus de découvrir, par exemple, les motifs psychiatriques de la migration, ni de préjuger de la fragilité psychologique des candidats au départ, et encore moins d’étiqueter les migrants avec des diagnostics spécifiques, le plus souvent péjoratifs, comme la trop classique “sinistrose du migrant”. À ce titre, on se reportera avec profit aux travaux de Z. De Almeida, “Les perturbations mentales chez les migrants”, L’Information psychiatrique, 51 (3), 1975, pp. 249-281, et de R. Berthelier, L’homme maghrébin dans la littérature psychiatrique, L’Harmattan, Paris, 1994, dans leur vigoureuse contestation de l’héritage colonialiste de la psychiatrie des migrants. 7)- D. Fassin, “L’ethnopsychiatrie et ses réseaux. L’influence qui grandit”, Genèse, juin (35), 1999, pp. 146-171 ; “Les politiques de l’ethnopsychiatrie. La psyché africaine, des colonies britanniques aux banlieues parisiennes”. L’Homme, n° 153, 2000, pp. 231-250. DE L’ETHNOMÉDECINE AUX ETHNOPSYCHIATRIES Si l’on prend au sérieux ce postulat, alors il faut sans doute se demander si la réduction de la condition du migrant à sa seule altérité culturelle et sa reprise par le truchement de l’ethnomédecine apportent une meilleure compréhension clinique. En d’autres termes, il s’agit d’analyser la portée de la contribution de l’ethnomédecine dans le domaine de la clinique psychiatrique des migrants. Il est désormais d’usage d’admettre que la diversité des croyances collectives, des représentations et des classifications autochtones de la maladie est susceptible d’affecter tant l’établissement d’un diagnostic psychiatrique que le déroulement du processus thérapeutique lui-même. Je rappelle que ce constat initial est à la base de la plupart des approches ethnopsychiatriques contemporaines, en France comme aux Etats-Unis ; on les désigne d’ailleurs par les termes N° 1225 - Mai-juin 2000 - 47 hérité de la psychiatrie sociale(5), la “clinique des migrants”, quant à elle, tend à se resserrer sur les seuls aspects culturels, délaissant l’approche globale – historique, politique, sociale, économique et culturelle – des conditions de vie des migrants. Ce tournant décisif marque à l’évidence une volonté de rupture avec certaines dérives néocolonialistes de la “psychiatrie des migrants”(6), mais il traduit également un glissement culturaliste non moins significatif de la clinique, dont la psychiatrie officielle s’exonère à bon compte en déléguant la charge à d’autres – praticiens, techniciens, ou institutions –, jugés plus compétents précisément parce que supposés détenteurs d’un “savoir de la culture” instrumentalisable dans la clinique. C’est en ce sens, me semble-t-il, que l’altérité culturelle du migrant pose une vraie question à la clinique psychiatrique. Au-delà des aspects politiques qui concourent au succès d’une certaine ethnopsychiatrie française, dont les excès ont été magistralement analysés par Didier Fassin(7), le regain d’intérêt en psychiatrie transculturelle pour les savoirs médicaux locaux repose avant tout sur l’idée que la clinique des migrants pourrait être enrichie par des données ethnomédicales. Paradigme désormais dominant dans l’ensemble des variantes ethnopsychiatriques, l’utilisation de l’ethnomédecine se présente avec la force de l’évidence comme le “savoir de la culture” susceptible de pallier ce fameux moment de vacillement où le savoir clinique, tout au moins occidental, semble précisément pris en défaut par l’émergence d’un décalage culturel entre les représentations des cliniciens et celles de patients migrants ou réfugiés. SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE 5)- On citera pour exemple les travaux de R. Bastide, Sociologie des maladies mentales, Flammarion, Paris, 1965, qui ont largement influencé en France les approches psychiatriques et psychopathologiques de la migration jusqu’au début des années quatre-vingt. Cf. P. F. Chanoit & C. Lermuzeaux, “Sociogenèse des troubles mentaux”, Encyclopédie médico-chirurgicale (37-876-A-60), 1995, 7 p. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 48 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE d’ethnopsychiatrie, de psychiatrie transculturelle ou encore de crosscultural psychiatry. Leur justification actuelle repose en grande partie sur l’existence de systèmes symboliques explicatifs de la maladie, variables d’une culture à l’autre, mais présentant à l’intérieur de chaque univers culturel un très haut niveau de cohérence. C’est ce que l’anthropologie moderne nous enseigne à propos des systèmes symboliques en général et, plus particulièrement, des systèmes de représentation, de classification et de gestion sociale de la maladie. Toutefois, la cohérence générale des systèmes de représentation de la maladie n’exclut pas, loin s’en faut, l’hétérogénéité et la multiplicité des modèles qui permettent, au sein d’un même univers culturel, d’expliquer et de traiter les maladies(8). Plusieurs niveaux d’explication se superposent et sont différemment mobilisés selon les situations et selon les acteurs(9). Les théories étiologico-thérapeutiques, par exemple, correspondent au niveau savant et délimitent le champ de compétence des guérisseurs et autres praticiens traditionnels. L’importance des explications magico-religieuses qui prévalent au sein de ces théories tient plus au fait que ce niveau mobilise avant tout des praticiens dont le domaine de compétence se situe précisément à l’intersection du monde visible et invisible (de la nature et de la surnature), qu’à une tendance “naturelle” des sociétés traditionnelles à n’expliquer les désordres qu’en termes magico-religieux. D’ailleurs, lorsque les profanes s’y réfèrent pour expliquer leurs maux, c’est toujours avec une bien moindre sophistication, dans la mesure où précisément ces derniers ne sauraient posséder le même savoir que les guérisseurs, même s’ils en partagent les grandes lignes. En situation clinique, les profanes feront plus volontiers appel à des modèles d’explication de la maladie(10) variables selon les situations et destinés à apporter une compréhension globale de la situation en cause. En ce sens, les modèles d’explication se distinguent des théories étiologico-thérapeutiques et ne correspondent pas à des entités préalablement fixées au sein des classifications. Il s’agit plutôt d’éléments, parfois disparates, réunis à l’occasion d’une situation concrète et favorisant une sorte de négociation entre le malade et le thérapeute ou, de façon plus large, entre les profanes et les spécialistes. DES FORMULATIONS MÉTAPHORIQUES DE LA SOUFFRANCE Enfin, le dernier niveau correspond aux idioms of distress, que l’on pourrait traduire, grâce à une périphrase, par “formulation idiomatique culturellement déterminée de la souffrance”. Il s’agit en fait de formulations métaphoriques souvent somatiques, mais pas exclu- 8)- B. J. Good, Comment faire de l’anthropologie médicale. Médecine, rationalité et vécu, Institut Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, Le Plessis-Robinson, 1998. 9)- A. Zempleni, “La maladie et ses causes”, L’Ethnographie, LXXXI (n° spécial), 1985, pp. 13-44. 10)- Je fais référence ici aux explanatory models élaborés par A. Kleinman, in Patients and Healers in the Context of Culture. An Exploration of the Borderland between Anthropology, Medicine and Psychiatry, Univ. of California Press, Berkeley, 1980. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 49 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE 11)- A. Kleinman, Rethinking Psychiatry from Cultural Category to Personal Experience, The Free Press, New York, 1988, pp. 26-27. sivement, qui véhiculent une condition pathologique plus ou moins précise mais éloignée du sens littéral de l’idiome. C’est par exemple, dans le cas de certaines communautés turques d’Iran, la “détresse cardiaque”, qui traduit, par le biais de l’expression littérale d’une plainte cardiaque, un ensemble de frustrations plus générales, notamment des conflits conjugaux et familiaux, qui ne peuvent s’exprimer que sous cette métaphore. Ce sont également les différentes plaintes somatiques qui cependant traduisent une souffrance psychologique qui ne saurait s’exprimer au travers d’un jargon psychologique(11). La “fatigue”, “le mal de dos” et le “mal au cœur”, en France, sont à ce titre des idioms of distress. Les idioms of distress se distinguent donc des théories étiologico-thérapeutiques, dans la mesure où ils n’appartiennent pas nécessairement à une classification autochtone des maladies, qu’ils ne font pas automatiquement appel à des notions magico-religieuses, et qu’enfin ils décrivent de façon profane une condition ou une expérience pathologique avec les moyens du sens commun. C’est donc l’ensemble de ces niveaux de représentation et d’explication de la maladie qui constitue un système rattaché à celui plus général des croyances. Expression de la culture, ces systèmes symboliques sont également la caractéristique même de la culture et se définissent précisément par le fait qu’ils sont partagés par l’ensemble des membres d’un même univers culturel. Dès lors, la clinique se doit bien de les prendre en considération pour pouvoir entendre et traiter des patients non occidentaux. Quoi de plus “naturel”, d’ailleurs, que de prendre en compte les logiques culturelles de la maladie pour diagnostiquer et traiter les troubles psychologiques, lesquels par définition se manifestent au travers de la culture, puisque précisément les patients s’y réfèrent régulièrement. On imagine mal, en effet, un patient empruntant des matériaux à une culture qu’il ignore pour exprimer sa souffrance. La logique veut – et la clinique le confirme quotidiennement – que lorsqu’un patient (qu’il soit français ou étranger) parle de lui, exprime sa souffrance et ses difficultés, il le fasse préférentiellement dans sa langue et en utilisant les images, les métaphores, les explications propres à sa culture. Cela va de soi, pourrait-on dire ! N° 1225 - Mai-juin 2000 - 50 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE Mais cela va tellement de soi que l’on peut craindre que cette série d’évidences soit plus trompeuse qu’il n’y paraît. En effet, c’est une chose de reconnaître que toutes les cultures possèdent des systèmes symboliques homogènes, au nombre desquels les systèmes étiologicothérapeutiques, les modèles d’explication et les idioms of distress occupent une place essentielle. Mais c’est une tout autre chose d’en déduire que ces systèmes symboliques ont une influence ou une incidence sur la clinique. LA NATURALISATION DES CROYANCES Or le passage de la première constatation – il existe des différences manifestes entre les représentations de la maladie – à la proposition qui en découle – il convient de les prendre en compte dans la démarche clinique et thérapeutique – soulève des questions majeures. Je ne vais pas reproduire ici le débat habituel entre les partisans d’un relativisme combatif, qui récusent, au nom de la différence culturelle, toute tentative d’unifier la psychopathologie, et les tenants d’un universalisme psychiatrique ou psychanalytique orthodoxe, qui refusent a priori d’accepter la portée et l’influence des difféLa “fatigue”, “le mal de dos” rences culturelles. En effet, ici, deux et le “mal au cœur”, en France, positions radicalement antagonistes s’affrontent. La première reconnaît la difsont des idioms of distress, férence et lui accorde un statut plaintes somatiques qui traduisent opératoire qui peut parfois conduire à une souffrance psychologique reconsidérer, voire à déconstruire le qui ne saurait s’exprimer au travers savoir psychiatrique occidental. Tandis d’un jargon professionnel. que la seconde, tout en admettant l’existence de différences empiriques, récuse leur influence au nom d’une vision universalisante affirmant qu’au fond, “c’est du pareil au même”. Ce débat est bien connu et il empoisonne la réflexion ethnopsychiatrique depuis son origine. Notons, plus simplement, qu’il n’est pas sûr que le statut d’une différence perçue à un niveau anthropologique ait nécessairement son corollaire à un niveau psychologique. C’est ce point que je me propose d’interroger ici. Je vais donc, en quelque sorte, soumettre l’ethnopsychiatrie, ou la psychiatrie transculturelle, à sa propre question, à savoir : le statut de la différence qui fonde les discours ethnopsychiatriques contemporains. J’insiste sur la notion de discours, dans la mesure où l’ana12)- Voir par exemple lyse minutieuse des différents courants de l’ethnopsychiatrie montre T. Nathan, Fier de n’avoir pays ni ami, quelle l’importance des oppositions tant théoriques que pratiques, ce qui rend ni sottise c’était. La Pensée caduque toute tentative d’unifier d’une quelconque façon l’ethno- sauvage, Paris, 1993, et L’influence qui guérit, psychiatrie. Il est évident que les positions que défend T. Nathan(12), Odile Jacob, Paris, 1994. CAUSALITÉ CULTURELLE, CAUSALITÉ PSYCHIQUE On sait, grâce aux travaux anthropologiques et plus particulièrement d’ethnomédecine, que les savoirs et les pratiques thérapeutiques reposent, dans les sociétés traditionnelles comme en Occident, sur des logiques symboliques rationnelles constituées en systèmes. Ces systèmes, qui reposent eux-mêmes sur des croyances et sur des expériences, sont caractérisés par leur interdépendance avec les autres systèmes symboliques du même univers culturel – c’est justement ce qui détermine leur cohérence – et sont, c’est là le point essentiel à ce niveau, partagés par l’ensemble des membres de ce même univers culturel. À ce titre, si un patient cambodgien, par exemple, pense qu’il est possédé, ou si ses proches l’évoquent, c’est au moins parce que N° 1225 - Mai-juin 2000 - 51 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE 13)- A. Kleinman & B. Good, Culture and Depression, University of California Press, Berkeley, 1985. par exemple, sont à bien des égards très éloignées de celles de l’anthropologie médicale clinique d’A. Kleinman(13), et il serait illusoire de vouloir les réduire. La valeur clinique que chaque courant accorde à l’existence de systèmes symboliques explicatifs de la maladie varie considérablement, et c’est en cela qu’ils s’opposent. Mais il n’en demeure pas moins que tous s’inspirent de l’ethnomédecine, c’est-àdire de l’étude ethnographique des savoirs “médicaux” traditionnels, et considèrent que le simple fait de partager un système complexe de représentations, de théories et de pratiques thérapeutiques conditionne l’utilisation de la clinique psychiatrique (ou psychanalytique, selon les cas) à l’égard de populations non occidentales. C’est ce point de départ commun qui me semble constituer le fondement des discours ethnopsychiatriques contemporains. Or, contrairement à une idée fort répandue de nos jours, cela ne va pas de soi. Plus exactement, je dirais que faire l’hypothèse que les systèmes explicatifs de la maladie, populaires ou savants, ont une incidence dans l’expression, voire dans la nature des troubles psychiques et dans leurs traitements présuppose un certain nombre de conditions qui méritent d’être explicitées. Que dit-on au juste lorsque l’on propose de prendre en considération, dans la clinique, les logiques culturelles de la maladie, qu’il s’agisse des systèmes étiologico-thérapeutiques, des représentations de la maladie, des modèles d’explication ou encore des idioms of distress ? Qu’est-ce que cette proposition présuppose du rapport entre les logiques culturelles et les logiques individuelles ? Comment la clinique se trouve-t-elle impliquée par les croyances collectives et les systèmes sociaux qui classifient et gèrent les maladies ? En résumé, à quel prix est-il possible de marier la clinique avec l’ethnomédecine ? N° 1225 - Mai-juin 2000 - 52 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE cette notion existe dans la culture cambodgienne et que cette catégorie étiologique est socialement pertinente pour expliquer un certain nombre de troubles. Est-ce à dire qu’il y croit, simplement parce que ces croyances sont partagées ? Ou est-ce qu’il y croit également, à ce moment-là de son histoire personnelle, pour des raisons qui lui sont propres, même si elles lui sont méconnues ? En d’autres termes, si croyance il y a, est-ce que cette croyance résume la réalité et la totalité de l’expérience personnelle du sujet ou de l’individu, comme la notion d’idiom of distress nous le suggère ? En effet, lorsqu’un patient évoque une explication traditionnelle, ou aborde une thématique qui semble rentrer dans le cadre d’un idiom of distress, l’adhésion qu’il manifeste à l’égard de son énoncé, ou visà-vis de la représentation collective afférente, est-elle le simple et unique produit de sa culture – il le dit et il le pense parce que, dans sa culture, on sait que ces choses-là existent ? De sorte que, s’il dit CROYANCES COLLECTIVES ET ATTITUDE MENTALE 14)- J. Pouillon, “Remarques sur le verbe ‘croire’”, in M. Yzard & P. Smith (édit.), La fonction symbolique, Gallimard, Paris, 1979, pp. 44-51. 15)- R. Needham, Belief, Language and Experience, Basil Blackwell, Oxford, 1972. Comment passe-t-on de la croyance collective – c’est-à-dire du système de croyances collectives – à la croyance individuelle, laquelle est, je le rappelle, la seule qui soit pertinente d’un point de vue clinique ? S’il est évident que les croyances collectives se caractérisent précisément par le fait qu’elles sont partagées par l’ensemble des membres d’un même groupe, cela ne veut pas dire pour autant que tous y croient et qu’ils y croient avec la même conviction(14). Partager un système de valeurs et croire à la réalité de ces valeurs sont deux choses bien distinctes. L’ethnologue R. Needham rappelait avec un certain humour que “les primitifs ne croient pas à tout ce que leur dit leur culture”(15), et il ajoutait aussitôt que lorsqu’ils se mettent à croire à quelque chose, ce quelque chose est nécessairement présent dans leur culture. Au fond, d’un point de vue anthropologique, l’idée de croyance collective indique simplement que lorsqu’il y a de la croyance, celle-ci provient du fonds commun de la culture. Mais en aucun cas on ne peut conclure de cette proposition que tous les membres d’une même culture, parce qu’ils partagent le même système de croyances, croient avec la même force au contenu desdites croyances. Ici se dessine l’opposition entre le système de croyances collectives et l’ad- N° 1225 - Mai-juin 2000 - 53 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE qu’il est possédé, c’est qu’il est possédé. Ou bien cette adhésion traduit-elle également la façon singulière dont ce patient s’empare de cette représentation pour des motifs personnels, bien que souvent méconnus, qui s’écartent de la thématique générale de la représentation collective, tout en la rejoignant en certains points ? En d’autres termes, il dit qu’il est possédé, mais il y C’est une chose de reconnaître a quelque chose d’autre derrière cet que toutes les cultures possèdent énoncé qui lui est propre et qui ne relève des systèmes symboliques homogènes. pas exclusivement de la logique générale Mais c’est une tout autre chose des croyances. Dans le premier cas, l’usage d’une représentation traditiond’en déduire que ces systèmes nelle traduit une stricte causalité culsymboliques ont une influence turelle, alors que dans le second cas, elle ou une incidence sur la clinique. relève d’une causalité psychique. Cette question de la causalité – culturelle ou psychique – représente l’enjeu fondamental des discours ethnopsychiatriques, dans la mesure où elle s’articule autour du statut de la différence. Or, sauf à les naturaliser, les différences perçues à un niveau anthropologique ne sont pas nécessairement pertinentes à un niveau clinique. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 54 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE hésion de chacun. En mettant l’accent sur le système de croyances, sur sa cohérence interne et sur sa dépendance à l’égard des autres systèmes symboliques, l’anthropologie moderne s’est enfin affranchie d’une explication psychologisante, laquelle prétendait rendre compte des croyances, en fait des superstitions, à partir de l’existence de facultés mentales particulières. Aujourd’hui, la connaissance ethnomédicale ne prétend plus investir la dimension subjective quelle qu’elle soit – consciente ou inconsciente –, ni psychologique, pour des raisons théoriques très précises qui proviennent à la fois de l’histoire de l’anthropologie et des nouveaux paradigmes auxquels elle se réfère. C’est à partir du début du XXe siècle, avec l’essai de Mauss et Hubert(16) sur la magie, que l’anthropologie commence à abandonner l’hypothèse d’une mentalité particulière pour rendre compte des phénomènes magiques. Jusqu’à cette date, avec Lévy-Bruhl(17), et dans une certaine mesure Freud, au moins dans Totem et Tabou(18), on cherchait à expliquer la magie à partir de la nature des opérations mentales des “sauvages”, comme on les appelait à l’époque. L’œuvre la plus célèbre est sans doute celle de l’anthropologue britannique Sir James Frazer(19). Dans cette œuvre monumentale, qui a inspiré de nombreux auteurs dont Freud, Frazer explique les croyances magiques en essayant de comprendre la nature du raisonnement utilisé. Selon lui, les croyances magiques relèvent d’une erreur de jugement qui repose sur des prémisses fausses. L’ensemble de son raisonnement se fonde sur un fait dont il ne doute pas et qu’il cherche à expliquer, à savoir que les sauvages croient très précisément à leur croyance. Et c’est cette adhésion très particulière qui expliquerait la magie. En fait, malgré l’abondance des matériaux, Frazer isole exclusivement les phénomènes magiques de leur contexte et cherche une explication purement psychologique. 16)- M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Puf, Paris, 1950. 17)- L. Lévy-Bruhl, La mentalité primitive (1927), Puf, Paris, 1947. 18)- S. Freud, Totem et Tabou (1913), Gallimard (nouvelle traduction, préface de F. Gantheret), Paris, 1993. 19)- J. Frazer, Le rameau d’or (1911-1915 pour la 1re éd.), Robert Laffont, Paris, 1981-1984. L’ABANDON DU CARCAN PSYCHOLOGIQUE Le philosophe L. Wittgenstein(20) va très vivement critiquer le principe méthodologique de l’isolation des phénomènes magiques pour montrer que l’hypothèse psychologique est intenable. Sa démarche est claire et consiste à démontrer que si dans certaines situations, l’attitude des “sauvages” est parfaitement adaptée et rationnelle, cela prouve que ce ne sont pas leurs particularités psychologiques qui peuvent rendre compte des phénomènes magiques. En d’autres termes, ce n’est pas la croyance au sens du “pourquoi y croient-ils ?” qui peut expliquer les croyances, car, ajoute-t-il, rien ne prouve qu’ils croient “dur comme fer” aux contenus de la croyance. 20)- L. Wittgenstein, “Remarques sur Le rameau d’or de Frazer” (1931), Actes de la recherche en sciences sociales, 17 (3), 1977, pp. 36-42. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 55 S’appuyant sur l’exemple bien connu du faiseur de pluie (voir cidessous), Wittgenstein opère une distinction fondamentale entre la croyance, comme attitude mentale, et les contenus des croyances. Croire est une attitude mentale qui n’est pas nécessairement requise par toutes les croyances, contrairement à l’hypothèse de Frazer, et qui ne saurait de ce fait les expliquer. Au contraire même, c’est le système de croyances dans son ensemble qui supporte les contenus des croyances, et qui permet que certains puissent ne pas y croire sans que le système soit en aucune façon mis en péril. Ce point est essentiel dans la mesure où l’hypothèse psychologique de Frazer excluait qu’il puisse y avoir au moins une part d’incroyance, au risque de détruire le système. Ajoutons que l’hypothèse d’une origine psy- FRAZER, WITTGENSTEIN ET LE FAISEUR DE PLUIE Personnage très important dans de nombreuses cultures, le faiseur de pluie est censé faire venir la pluie au moyen d’un rituel parfaitement codé. L’efficacité de cette pratique est incontestable puisque la pluie arrive généralement quelque temps après l’invocation. Au début du siècle, l’anthropologue britannique Sir James Frazer s’interroge sur la nature de la croyance aux pouvoirs du faiseur de pluie, et il se demande quelles sont les erreurs de jugement qui amènent des gens à penser que l’on peut raisonnablement déclencher la pluie par quelques invocations rituelles. C’est pour rendre compte de ces phénomènes particuliers de la pensée qu’il introduira les notions de magie sympathique, de principe de contiguïté, d’affinité et de similitude. Le philosophe autrichien Ludwig Joseph Wittgenstein lui répond par le “bon sens”, en considérant que l’observation de ces pratiques contredit l’efficacité effective du faiseur de pluie, sans contredire l’existence d’une croyance en un certain pouvoir du faiseur de pluie. En effet, si ces “sauvages”croyaient “dur comme fer” que le faiseur de pluie était capable de déclencher la pluie, alors ils l’appelleraient pendant la saison sèche, au moment où ils ont le plus besoin d’eau. Mais ils ne font appel à lui qu’au début de la saison des pluies, c’est-à-dire à un moment où il existe quelques chances de succès. Le faiseur de pluie lui-même choisit toujours le moment de son intervention et refuse toute tentative pendant la saison sèche. C’est bien la preuve, pour Wittgenstein, que les “sauvages” ne croient pas “dur comme fer” que le faiseur de pluie soit capable de faire venir la pluie. Pourtant ils croient à son pouvoir, ou, plus exactement, la croyance qu’ils ont dans le faiseur de pluie ne se réduit pas, comme le pensait Frazer, au fait qu’il soit capable ou non de faire venir la pluie. Sans doute croient-ils au fait que pour que la pluie vienne au moment où elle a l’habitude de venir, il est nécessaire que l’humain intercède auprès des puissances invisibles. C’est-à-dire qu’ils croient à l’ensemble du système et plus particulièrement à son principe de base, c’est-à-dire l’existence de liens entre le monde visible et le monde invisible. Ils n’ont pas besoin de croire “dur comme fer” à toutes les propositions que le système de croyance mobilise pour adhérer à l’ensemble, puisque les contenus des différentes croyances ne sont en fait rien d’autre que l’illustration du principe de base. SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ N° 1225 - Mai-juin 2000 - 56 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE chologique des croyances et des pratiques magiques implique nécessairement une configuration particulière de la psychologie des “sauvages”, qui trouve sa limite fondamentale dans une vision évolutionniste, voire discriminatoire. L’anthropologie a donc abandonné ce paradigme psychologique réducteur, en admettant qu’il n’était pas possible d’expliquer la magie et les croyances à partir de l’attitude mentale, comme il n’était pas possible de déduire, à partir de la nature des croyances et de leurs contenus, l’attitude mentale, ou le degré et la nature de l’adhésion si l’on préfère, des individus qui partagent le même système de croyances collectives. C’est sans doute grâce à ce renversement théorique que l’ethnomédecine a pu se développer. Dès lors que le carcan psychologique était abandonné, il devenait possible de mettre en lumière la logique interne des systèmes de croyances collectives, comme de montrer qu’elles possédaient une rationalité dénuée de toute superstition, et qu’elles étaient à bien des égards équivalentes à de nombreux systèmes symboliques occidentaux. C’est également dans cet esprit que Lévi-Strauss s’est amusé à comparer la psychanalyse au chamanisme(21). Même si l’on doit reconnaître aujourd’hui que son argumentaire était quelque peu forcé(22), cette comparaison conserve néanmoins le mérite de démontrer que les systèmes de croyances collectives, comme les systèmes thérapeutiques, ne reposent pas sur de vagues tendances psychologiques(23). RETOUR À LA CLINIQUE Mais ce bouleversement, ce bond en avant de la pensée, s’est fait au prix du renoncement fondamental à la connaissance anthropologique de la nature de l’adhésion individuelle. L’objet n’était plus les croyances, les idées ou les pratiques, mais le système dans lequel ces idées et ces pratiques évoluaient et prenaient sens. En renonçant à expliquer les croyances et les pratiques magiques à partir de la psychologie des “sauvages”, l’anthropologie pouvait enfin découvrir l’intelligibilité des systèmes de croyances collectives. L’ethnomédecine nous apprend donc que lorsqu’un individu croit au contenu des croyances de sa culture, c’est tout simplement parce qu’il les partage avec les autres membres de sa culture, car la logique et la cohérence des systèmes de croyances collectives, des représentations de la maladie, des discours étiologiques et thérapeutiques, comme des idioms of distress ne doivent rien à la subjectivité particulière, ou aux attitudes mentales singulières des membres d’un univers culturel. Le singulier n’explique pas le collectif, ou plus exac- 21)- C. Lévi-Strauss, “Le sorcier et sa magie”, Anthropologie structurale (1949), vol. I, 2e éd., Plon, Paris, 1974, pp. 183-203, et “L’efficacité symbolique”, Anthropologie structurale (1949), vol. I, 2e éd., Plon, Paris, 1974, pp. 205-226. 22)- R. Rechtman, “Anthropologie et psychanalyse : un débat hors sujet ?”, Journal des anthropologues, 64-65, 1996, pp. 65-86. 23)- R. Rechtman, “De l’efficacité thérapeutique et ‘symbolique’ de la structure”, L’évolution psychiatrique (3), 2000 (sous presse). “Transcultural Psychotherapy with Cambodian Refugees in Paris”, Transcultural Psychiatry, 34 (3), 1997, pp. 359-375. UNE DISTINCTION ESSENTIELLE C’est ici que la clinique s’écarte définitivement de la perspective anthropologique, dans la mesure où elle redouble la différence culturelle d’une différence subjective régie par la causalité psychique, et l’on peut craindre que, pour l’ethnopsychiatrie, cette distinction ne s’efface devant la seule causalité culturelle. En effet, du point de vue clinique, la question n’est pas de savoir comment les migrants diffèrent des Français, mais bien plutôt de comprendre N° 1225 - Mai-juin 2000 - 57 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE tement le collectif se passe allègrement, pour exister, de la position singulière de chacun. Cependant, la clinique ne peut en aucun cas se satisfaire de cette seule réponse ; elle lui est incontestablement utile, mais elle ne le renseigne pas sur un patient précis dans la mesure où la clinique, inversant l’ordre des priorités établies Il serait pour le moins surprenant par l’ethnomédecine, cherche à réinsde conclure, à partir des logiques crire dans le discours de la culture la collectives, que les migrants, position singulière de chacun. La question reste donc entière et mériterait parce qu’ils sont étrangers, d’être reprise par l’ethnopsychiatrie, ne pensent que ce qu’ils disent qui par définition s’intéresse à l’individu et ne disent que ce qu’ils pensent. souffrant et non au corps social. Mais il semble que le mariage de l’ethnopsychiatrie avec l’ethnomédecine se soit accompagné du sacrifice de la subjectivité et de la causalité psychique au nom de la seule causalité culturelle. Comment dépasser la nécessité de rapporter, par exemple, le discours d’un patient cambodgien se plaignant de maux de tête à l’idiom of distress “chu kbaal”, fort répandu en Asie du Sud-Est et qui signifie littéralement “mal de tête”, mais qui associe en fait tristesse, fatigue, rencontre avec des esprits, et traduit une sorte de nos24)- M. Eisenbruch, talgie de la terre natale(24). Il est vrai que cette notion existe, comme “From PTSD to Cultural il est vrai que lorsqu’un patient cambodgien évoque un mal de tête, Bereavement Diagnosis of South-East Asian il parle généralement de tout autre chose que d’une simple céphaRefugees”, Social Sciences and Medicine, 33 (6), 1991, lée. Mais est-ce que son discours se réduit à cela ? À en croire cerpp. 673-680. tains tenants de l’anthropologie médicale clinique d’A. Kleinman, on 25)- M. Eisenbruch, “Toward peut le supposer(25). Cependant, même dans ce cas, la clinique nous a Culturally Sensitive DSM. montre qu’il arrive parfois qu’un patient cambodgien évoque un mal Cultural Bereavement in Cambodian Refugees de tête, certes sans céphalée, mais également sans que son énoncé and the Traditional Healer as a Taxonomist”, Journal of se réduise à l’idiom of distress du chu kbaal. En fait, même derrière Nervous and Mental Disease, l’idiom of distress, il peut exister une réalité subjective différente, 181 (1), 1992, pp. 8-10. qui pourtant empruntera pour s’exprimer les voies que la culture lui 26)- R. Rechtman, procure(26). N° 1225 - Mai-juin 2000 - 58 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE comment tel patient migrant diffère d’un non-malade, éventuellement également migrant. Or, l’ethnopsychiatrie annule cette distinction essentielle entre malade et non-malade, qui cependant fonde toutes les démarches cliniques(27) (y compris les pratiques traditionnelles dont, pourtant, certaines variantes de l’ethnopsychiatrie se réclament), au seul profit de la différence ethnique. Mais en naturalisant la différence culturelle jusqu’à l’inscrire dans la nature de l’adhésion individuelle aux croyances collectives, les différentes variantes de l’ethnopsychiatrie renouent avec une anthropologie psychologique évolutionniste dont l’ethnomédecine s’était pourtant émancipée. On objectera sans doute que la plupart des psychiatres transculturels et des ethnopsychiatres, qu’ils soient français ou américains, consi- 27)- G. Lantéri-Laura, “La sémiologie psychiatrique : son évolution et son état en 1982”, L’évolution psychiatrique, 48 (2), 1983, pp. 327-366. 29)- É. Benveniste, “De la subjectivité dans le langage”, Problèmes de linguistique générale, vol. I, Gallimard, Paris, 1966, p. 252. UNE VOLONTÉ UNIVERSELLE DE NORMALISATION SOCIALE 30)- A. Young, “When Rational Men Fall Sick : an Inquiry into Some Assumptions Made by Medical Anthropologists”, Culture, Medicine and Psychiatry (5), 1981, pp. 317-335, et “(Mis)applying Medical Anthropology in Multicultural Settings”, Santé, Culture, Health, VII (2-3), 1990, pp. 197-208. Or, c’est précisément, et uniquement, pourrait-on dire, la position du locuteur qui intéresse la clinique. À l’évidence, elle se manifestera différemment d’une culture à l’autre, avec une variabilité qui peut parfois la rendre difficile à saisir, mais il serait bien hasardeux d’en inférer son absence pour autant. Une fois de plus, l’argument anthropologique se retourne contre le culturalisme et démontre qu’il est bien difficile de déduire les formes singulières de l’individualité à partir des seules formulations collectives(30). En effet, il serait pour le moins surprenant de conclure, à partir des logiques collectives, que les migrants, parce qu’ils sont étrangers, ne pensent que ce qu’ils disent et ne disent que ce qu’ils pensent, alors même que cette équivoque de la parole est sans doute une des caractéristiques majeures de la pensée humaine. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 59 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE 28)- I. Stengers, “Résister ? Un devoir !”, Politis (579), 1999, pp. 34-35. dèrent que la causalité psychique relève d’une illusion occidentale, et émettent de sérieuses réserves sur l’universalité de la notion de sujet(28). Ces réserves sont sans doute légitimes, après tout rien ne prouve que les notions de sujet et de causalité psychique, telles que la psychanalyse les a élaborées, soient universelles. Mais pour s’en assurer, il faudrait que la clinique transculturelle soit en mesure de le démontrer à partir de ses propres observations cliniques. Or, l’argumentaire généralement utilisé s’appuie avant tout sur des données ethnographiques parcellaires et égrène simplement la liste des conceptions du monde où l’idée d’individu est manifestement absente ou peu développée. À un niveau anthropologique, l’autorité de cette remarque semble assurée, mais à un niveau clinique elle perd considérablement de sa pertinence, sans même nécessiter le recours à une éventuelle catégorie universelle de sujet. En effet, même dans les sociétés où la notion de groupe (quel qu’il soit) prime sur la notion d’individualité, cela ne veut pas dire que chaque locuteur ne se reconnaît pas comme l’auteur de son discours, ni qu’il est incapable de percevoir d’autre différence que celle qui sépare son groupe d’un autre groupe. Même dans les sociétés où le pronom personnel “je” est absent, Émile Benveniste a montré que cette absence, loin de traduire une absence équivalente du sujet, reflétait à l’inverse la trop grande puissance d’un “je” immodeste que l’ordre social préférait dissimuler. C’était dire que la fonction grammaticale du “je”, à savoir “la personne qui énonce la présente instance de discours contenant je”(29), pouvait exister en l’absence du signifiant “je”. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 60 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE Dès lors, en reproduisant dans la clinique la démarche ethnomédicale, ne prend-on pas le risque d’exclure du discours du patient la question personnelle, ou subjective, qui l’anime ? Ne prend-on pas le risque d’exclure la propre historicité du patient au profit d’une détermination extérieure, conventionnellement admise, qui réduirait son être à une norme sociale ? Il n’est pas certain, d’ailleurs, que le remplacement de la norme occidentale par une normalisation tradiIl ne s’agit pas simplement tionnelle au moyen d’un autre de colorer la clinique des migrants étiquetage étiologique offre un gain avec quelques curiosités ethnographiques, substantiel pour le patient. Les techmais bien plutôt d’envisager l’ensemble niques thérapeutiques traditionnelles des rapports sociaux, culturels opèrent, au moins pour une part, de la et économiques qui contraignent même manière qu’en Occident, en reml’expérience individuelle à se fondre plaçant une causalité psychique (subdans des formes jective) par une autre causalité – une mise en cause plus exactement – préalablement déterminées. sociale, comme nous le rappelle M. Augé(31). C’est dire qu’en Occident comme ailleurs, le discours de la culture sur la maladie véhicule également une volonté sociale d’étouffer les singularités individuelles au profit d’une normalisation sociale. Ne prend-on pas le risque, alors, d’interdire au patient d’occuper la position sceptique propre au travail psychique ? Ou suppose-t-on qu’il n’existe rien, pas de subjectivité, pas d’équivoque de la parole, 31)- M. Augé & C. Herzlich (édit.), Le sens du mal, derrière le discours de la culture au nom d’une répartition inho- Éditions des Archives mogène de la subjectivité, avec d’un côté la causalité psychique, chez contemporaines, Paris, 1984. l’occidental, et de l’autre côté la causalité culturelle, chez tous les autres ? L’APPORT DE L’ANTHROPOLOGIE CONTEMPORAINE On admettra volontiers que quel que soit le contexte, la culture ne se résume pas aux seules conceptions magico-religieuses. En effet, du point de vue de l’individu, la culture, c’est aussi ce qui constitue la réalité quotidienne, la façon d’appréhender l’univers, les relations sociales. On admettra qu’elle façonne également les idées, qui constituent le sens commun et qui se présentent avec la force de l’évidence, tant elles n’impliquent pas nécessairement de croyance comme, par exemple, devoir repérer une classe d’âge avant de se présenter, ou connaître sans qu’il soit besoin de l’apprendre quelle est la hiérarchie des rapports familiaux et sociaux, quelle est la place de chacun 33)- C. Rousseau, “The Mental Health of Refugee Children”, Trancultural Psychiatric Research Review (32), 1995, pp. 299-331, et A. Kleinman, V. Das & M. Lock (édit.), Social Suffering, University of California Press, Berkeley, 1997. 34)- D. Fassin, “L’ethnopsychiatrie et ses réseaux. L’influence qui grandit”, Genèse, (35), juin 1999, pp. 146-171. A PUBLIÉ Tobie Nathan, “Le métissage culturel : un mythe à la peau dure” Dossier Métissage, n° 1161, janvier 1993 N° 1225 - Mai-juin 2000 - 61 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE 32)- B. J. Good, Comment faire de l’anthropologie médicale. Médecine, rationalité et vécu, Institut Synthélabo, Les Empêcheurs de Penser en Rond, Le Plessis-Robinson, 1998. et par là même la sienne (même lorsque c’est pour la refuser ou feindre de l’ignorer, comme tout bon névrosé). Mais on admettra qu’elle évolue également dans le contexte de la transplantation. En ce sens, la contribution que l’anthropologie peut apporter à la clinique des migrants, et à la psychiatrie en général, dépasse de loin la seule référence à l’ethnomédecine ou aux pratiques étiologico-thérapeutiques traditionnelles. Il ne s’agit pas simplement de colorer la clinique des migrants avec quelques curiosités ethnographiques, mais bien plutôt d’envisager l’ensemble des rapports sociaux, culturels et économiques qui contraignent l’expérience individuelle à se fondre dans des formes préalablement déterminées. Or, l’anthropologie contemporaine nous apprend justement que cette extraordinaire codification de l’expérience singulière répond à la fois à la nécessité d’expliquer la maladie (de lui donner du sens), et à la volonté d’étendre le contrôle social aux différentes manifestations de l’individualité. C’est dans cette double contrainte que se déploient les récits et les narrations des patients(32). Soumis à ces codes préexistants, ils s’en échappent cependant, en parvenant tantôt à les subvertir à leur profit, tantôt à les infiltrer de significations par ailleurs défendues. L’analyse, par exemple, des stratégies thérapeutiques des migrants confrontés au pluralisme médical des sociétés d’accueil(33) montre l’étonnante variété des recours, à laquelle correspond une non moins étonnante fluctuation des symptômes présentés en fonction du type de spécialiste consulté. L’image du patient migrant dépourvu de recours et en proie au désespoir de sa condition de victime démunie est avant tout une construction qui participe des politiques contemporaines de la souffrance visant, comme l’a montré Didier Fassin, à délégitimer les revendications minoritaires sous couvert de prise en charge médicale(34). C’est l’ensemble de ces constructions culturelles des formes de l’évidence qui façonne l’expérience subjective sans la réduire pour autant, et c’est à partir d’elles, me semble-t-il, que la ✪ clinique transculturelle peut également se dérouler.