N° 1225 - Mai-juin 2000 -
47
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
hérité de la psychiatrie sociale(5), la “clinique des migrants”, quant
à elle, tend à se resserrer sur les seuls aspects culturels, délaissant
l’approche globale – historique, politique, sociale, économique et cul-
turelle – des conditions de vie des migrants. Ce tournant décisif
marque à l’évidence une volonté de rupture avec certaines dérives
néocolonialistes de la “psychiatrie des migrants”(6), mais il traduit
également un glissement culturaliste non moins significatif de la cli-
nique, dont la psychiatrie officielle s’exonère à bon compte en délé-
guant la charge à d’autres – praticiens, techniciens, ou institutions –,
jugés plus compétents précisément parce que supposés détenteurs
d’un “savoir de la culture” instrumentalisable dans la clinique. C’est
en ce sens, me semble-t-il, que l’altérité culturelle du migrant pose
une vraie question à la clinique psychiatrique.
Au-delà des aspects politiques qui concourent au succès d’une cer-
taine ethnopsychiatrie française, dont les excès ont été magistrale-
ment analysés par Didier Fassin(7), le regain d’intérêt en psychiatrie
transculturelle pour les savoirs médicaux locaux repose avant tout
sur l’idée que la clinique des migrants pourrait être enrichie par des
données ethnomédicales. Paradigme désormais dominant dans l’en-
semble des variantes ethnopsychiatriques, l’utilisation de l’ethno-
médecine se présente avec la force de l’évidence comme le “savoir
de la culture” susceptible de pallier ce fameux moment de vacille-
ment où le savoir clinique, tout au moins occidental, semble préci-
sément pris en défaut par l’émergence d’un décalage culturel entre
les représentations des cliniciens et celles de patients migrants ou
réfugiés.
DEL’ETHNOMÉDECINE
AUX ETHNOPSYCHIATRIES
Si l’on prend au sérieux ce postulat, alors il faut sans doute se
demander si la réduction de la condition du migrant à sa seule alté-
rité culturelle et sa reprise par le truchement de l’ethnomédecine
apportent une meilleure compréhension clinique. En d’autres termes,
il s’agit d’analyser la portée de la contribution de l’ethnomédecine
dans le domaine de la clinique psychiatrique des migrants.
Il est désormais d’usage d’admettre que la diversité des croyances
collectives, des représentations et des classifications autochtones
de la maladie est susceptible d’affecter tant l’établissement d’un dia-
gnostic psychiatrique que le déroulement du processus thérapeu-
tique lui-même. Je rappelle que ce constat initial est à la base de la
plupart des approches ethnopsychiatriques contemporaines, en
France comme aux Etats-Unis ; on les désigne d’ailleurs par les termes
5)- On citera pour exemple
les travaux de R. Bastide,
Sociologie des maladies
mentales, Flammarion,
Paris, 1965, qui ont
largement influencé
en France les approches
psychiatriques
et psychopathologiques
de la migration jusqu’au
début des années
quatre-vingt.
Cf. P. F. Chanoit &
C. Lermuzeaux, “Sociogenèse
des troubles mentaux”,
Encyclopédie
médico-chirurgicale
(37-876-A-60), 1995, 7 p.
6)- Ainsi, il ne s’agit plus
de découvrir, par exemple,
les motifs psychiatriques
de la migration,
ni de préjuger de la fragilité
psychologique des candidats
au départ, et encore moins
d’étiqueter les migrants avec
des diagnostics spécifiques,
le plus souvent péjoratifs,
comme la trop classique
“sinistrose du migrant”.
À ce titre, on se reportera
avec profit aux travaux
de Z. De Almeida,
“Les perturbations mentales
chez les migrants”,
L’Information psychiatrique,
51 (3), 1975, pp. 249-281,
et de R. Berthelier,
L’homme maghrébin dans
la littérature psychiatrique,
L’Harmattan, Paris, 1994,
dans leur vigoureuse
contestation de l’héritage
colonialiste de la psychiatrie
des migrants.
7)- D. Fassin,
“L’ethnopsychiatrie
et ses réseaux. L’influence
qui grandit”, Genèse,
juin (35), 1999, pp. 146-171 ;
“Les politiques
de l’ethnopsychiatrie.
La psyché africaine,
des colonies britanniques
aux banlieues parisiennes”.
L’Homme, n° 153, 2000,
pp. 231-250.