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Vivre, c’est affronter des risques et en triompher 1.
Le diabète avant l’insulinothérapie et la transplantation rein-pancréas
était une maladie incurable. Depuis le début du xxe siècle, la curabi-
lité pharmacologique et technique de cette pathologie l’a transmuée
de létale en maladie chronique, et cette chronicité maîtrisée a mis le
patient dans une perpétuelle capacité à tomber malade, au sens que
Canguilhem donne au concept de santé.
La compliance envers les prescriptions purement médicales (car-
net de bord ou données informatisées, glycémies, prise de médica-
ments, injections, contrôles) accompagnée d’une observance de l’hy-
giène de vie semble pouvoir assurer au patient diabétique une santé
suffisamment bonne. Dans ce passage de l’insouciance prédiabétique
à un souci de soi parfois de chaque instant, sous peine d’y perdre sa
vue, ses pieds, ses reins, sa conscience ou sa vie, le diabétique appa-
raît comme un précurseur de l’individu contemporain confronté aux
pathologies caractéristiques des sociétés industrielles avancées : com-
ment expérimenter une vie équilibrée sans pour autant plonger dans
les affres de la servitude médicale ou de l’obsessionalité asociale de
la discipline ?
Le «cas éminent du diabète» (selon l’expression de Georges Can-
guilhem 2) nous fournit le prétexte à une réflexion qui sort quelque
peu des chemins propres aux sociologues. Alors que nous réalisions
une vingtaine d’entretiens avec des diabétiques fréquentant le ser-
vice de médecine de premier recours des Hôpitaux universitaires
de Genève, une idée nous est venue fortuitement à la lecture d’un
article de Deleuze et Guattari 3 : et si la conjonction composée «ni
malade, ni en bonne santé» pouvait se lire selon l’étrange logique
de la synthèse disjonctive «et malade, et en bonne santé»–ce qu’est
manifestement le diabétique ?
En effet, le cas est singulier. Dans la mesure où le traitement est
strictement adopté et l’équilibre insulinique quotidiennement acquis,
le diabétique n’est plus à proprement parler «malade», sans être
toutefois «en bonne santé». Dans la définition de Canguilhem que
nous exposerons tout à l’heure, il est capable de tomber malade. Son
indéfectible observance, ou plutôt son autonormativité corrigera Bar-
rier, est sa nouvelle santé : il est malade en santé ou en santé dans la
maladie. Mais dans la mesure où sa discipline devient déterminante,
1 Canguilhem G. (1952), La connaissance de la vie, Paris, Hachette, p. 210.
2 Canguilhem G. (2011a), Le normal et le pathologique, Paris, PUF, p. 43. Cf. infra,
p. 4.
3 Cf. Deleuze G., Guattari F. (1970), «La synthèse disjonctive», Cahier de l’Arc,
43, p. 54-62. Voir également des mêmes auteurs L’anti-œdipe (1972), p. 90 : « Une
disjonction qui reste disjonctive, et qui pourtant affirme les termes disjoints [...]
c’est peut-être le plus haut paradoxe. “Soit... soit” au lieu de “ou bien”.Le schizo-
phrène n’est pas homme et femme. Il est homme ou femme, mais précisément il est
des deux côtés, homme du côté des hommes, femme du côté des femmes.»