Socio-anthropologie
29 | 2014
Ni malades, ni en bonne santé
Le diate philosophe
linée Schindler
Édition électronique
URL : http://socio-
anthropologie.revues.org/1672
ISSN : 1773-018X
Éditeur
Publications de la Sorbonne
Édition imprimée
Date de publication : 15 juin 2014
Pagination : 71-81
ISBN : 978-2-85944-787-8
ISSN : 1276-8707
Référence électronique
Mélinée Schindler, « Le diabète philosophe », Socio-anthropologie [En ligne], 29 | 2014, mis en ligne le 30
décembre 2015, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://socio-anthropologie.revues.org/1672
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Résumé
Le cas du diabète nous montre comment une personne qui est malade
parvient au souci et au soin d’elle-même dans un quotidien très
contraint, et comment elle acquiert une certaine sagesse au-delà du
savoir médical. Le diabète est également philosophe en ce sens qu’il
se trouve au centre des réflexions de Georges Canguilhem sur la
maladie comme forme normale de la vie. Philippe Barrier, diabétique
philosophe, lecteur de Canguilhem, crée le concept d’«autonormati-
vité» pour décrire le processus de transformation d’une «blessure»,
l’atteinte par un diabète insulino-dépendant, en «force». Lors d’une
enquête sociologique, il se confronte à d’autres malades chroniques
pour observer leur capacité à s’approprier leur maladie. Il donne ainsi
une assise scientifique à sa démarche de refondation de l’éducation
thérapeutique du patient. Le patient comme sujet entraîne une cer-
taine déstabilisation du pouvoir médical puisque la pédagogie ainsi
comprise s’échappe hors du champ de la médecine.
Mots clés: maladie, santé, diabète, autonormativité, éducation
thérapeutique
Abstract
The case of diabetes shows us how someone who is ill manages with
worry and care in a daily life full of constraints, and how he acquires
a certain wisdom beyond medical knowledge. Diabetes is also philoso-
phical in as far as it is at the heart of Georges Canguilhem’s reflections
on illness as a normal form of living. Philippe Barrier, a diabetic phi-
losopher and reader of Canguilhem, has created the concept of “auto-
normativity” to describe the process of transformation of one’s wound
into a strength. During a sociological study, he compared himself to
other chronic patients to observe their capacity to take possession of
their illness. He thus gives a scientific basis to his procedure of the
refoundation of the therapeutic education of the patient. The patient
as a subject destabilizes the medical authority as this pedagogy goes
beyond the scope of the field of medicine.
Keywords: illness, health, diabetes, autonormativity, therapeutic
education
Le diabète philosophe
mélinée schindler
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mélinée schindler
Vivre, c’est affronter des risques et en triompher 1.
Le diabète avant l’insulinothérapie et la transplantation rein-pancréas
était une maladie incurable. Depuis le début du xxe siècle, la curabi-
lité pharmacologique et technique de cette pathologie l’a transmuée
de létale en maladie chronique, et cette chronicité maîtrisée a mis le
patient dans une perpétuelle capacité à tomber malade, au sens que
Canguilhem donne au concept de santé.
La compliance envers les prescriptions purement médicales (car-
net de bord ou données informatisées, glycémies, prise de médica-
ments, injections, contrôles) accompagnée d’une observance de l’hy-
giène de vie semble pouvoir assurer au patient diabétique une santé
suffisamment bonne. Dans ce passage de l’insouciance prédiabétique
à un souci de soi parfois de chaque instant, sous peine d’y perdre sa
vue, ses pieds, ses reins, sa conscience ou sa vie, le diabétique appa-
raît comme un précurseur de l’individu contemporain confronté aux
pathologies caractéristiques des sociétés industrielles avancées : com-
ment expérimenter une vie équilibrée sans pour autant plonger dans
les affres de la servitude médicale ou de l’obsessionalité asociale de
la discipline ?
Le «cas éminent du diabète» (selon l’expression de Georges Can-
guilhem 2) nous fournit le prétexte à une réflexion qui sort quelque
peu des chemins propres aux sociologues. Alors que nous réalisions
une vingtaine d’entretiens avec des diabétiques fréquentant le ser-
vice de médecine de premier recours des Hôpitaux universitaires
de Genève, une idée nous est venue fortuitement à la lecture d’un
article de Deleuze et Guattari 3 : et si la conjonction composée «ni
malade, ni en bonne santé» pouvait se lire selon l’étrange logique
de la synthèse disjonctive «et malade, et en bonne santé»–ce qu’est
manifestement le diabétique ?
En effet, le cas est singulier. Dans la mesure où le traitement est
strictement adopté et l’équilibre insulinique quotidiennement acquis,
le diabétique n’est plus à proprement parler «malade», sans être
toutefois «en bonne santé». Dans la définition de Canguilhem que
nous exposerons tout à l’heure, il est capable de tomber malade. Son
indéfectible observance, ou plutôt son autonormativité corrigera Bar-
rier, est sa nouvelle santé : il est malade en santé ou en santé dans la
maladie. Mais dans la mesure où sa discipline devient déterminante,
1 Canguilhem G. (1952), La connaissance de la vie, Paris, Hachette, p. 210.
2 Canguilhem G. (2011a), Le normal et le pathologique, Paris, PUF, p. 43. Cf. infra,
p. 4.
3 Cf. Deleuze G., Guattari F. (1970), «La synthèse disjonctive», Cahier de l’Arc,
43, p. 54-62. Voir également des mêmes auteurs L’anti-œdipe (1972), p. 90 : « Une
disjonction qui reste disjonctive, et qui pourtant affirme les termes disjoints [...]
c’est peut-être le plus haut paradoxe. “Soit... soit” au lieu de “ou bien”.Le schizo-
phrène n’est pas homme et femme. Il est homme ou femme, mais précisément il est
des deux côtés, homme du côté des hommes, femme du côté des femmes.»
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dossier
l’ordre de l’expérience n’est plus seulement médical, et c’est alors que
peut s’observer un face-à-face non antagonique entre cet individu à
risque et la médecine.
Pour mettre en place ce face-à-face, nous serons en compagnie de
Georges Canguilhem, philosophe et médecin de guerre dont l’ouvrage
majeur, Le normal et le pathologique, réserve un statut exemplaire au
diabète, et de son singulier lecteur en l’espèce d’un diabétique phi-
losophe, Philippe Barrier, qui vaudra pour unique terrain de notre
«enquête».
Aronter des risques avec Canguilhem
Georges Canguilhem, après avoir passé l’agrégation de philosophie,
entreprend des études de médecine dans le but de poser et d’éclair-
cir concrètement «le problème des rapports entre sciences et tech-
niques et le problème des normes et du normal 4». Son étude de
philosophie médicale paraît en 1943 dans la forme d’un Essai sur
quelques problèmes concernant le normal et le pathologique 5. Lui qui
voit en la médecine «une technique ou un art au carrefour de plu-
sieurs sciences 6»crée de lui-même un carrefour épistémologique.
Sa thèse de doctorat de médecine fait l’objet d’un cours de philoso-
phie à la Faculté des lettres de l’université de Strasbourg, déplacée à
Clermont-Ferrand.
C’est alors que Canguilhem choisit d’entrer en résistance dans un
geste d’infraction aux «normes» étatiques, et d’exercer une méde-
cine de guerre. La maladie qu’est la guerre donne à Canguilhem la
capacité d’une pratique de ce qu’il théorise alors comme «polarité
dynamique de la vie», en surmontant le risque de tomber sur le champ
de bataille tout en soignant ceux qui y sont blessés 7. Une homologie
frappante entre la négativité guerrière et la négativité pathologique
est à l’œuvre dans la décision de Canguilhem de ne pratiquer la méde-
cine qu’en temps de guerre, et par conséquent de se priver de toute
expérience de la relation médicale en temps et lieu «normaux»: on
ne trouvera aucun «cas» de Canguilhem dans son Essai !
Philippe Barrier vient en quelque sorte rompre ce «silence des
cas 8» en se lovant dans la démonstration de Canguilhem (ou s’y
4 Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 7-8.
5 Abrégé dans les reprises successives en Le normal et le pathologique, étrange écho
de l’ouvrage de son condisciple Sartre, L’être et le néant, paru cette même année
1943.
6 Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 7.
7 «– Est-ce qu’il y a eu un moment où vous avez eu la tentation de pratiquer la
médecine ? – Certainement pas ! Certainement pas ! (rires). J’ai pratiqué une méde-
cine à ma manière pendant quelques semaines dans les maquis d’Auvergne.»
F. Bing, J.-F. Braunstein (1998), «Entretien avec Georges Canguilhem», Actualité
de Georges Canguilhem, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, p. 122.
8 Nous paraphrasons ici la fameuse proposition de Leriche citée par Canguilhem,
Le normal et le pathologique, op. cit., p. 52 et 59 : «La santé, c’est la vie dans le
le diabète philosophe
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laisse-t-il «embarquer»?), démonstration dont il relève une suite
d’aphorismes qui serviront de guide au récit de sa traversée du dia-
bète. Ces fragments, douze au total, prélevés au sein même de la pro-
gression conceptuelle de l’Essai, forment une sorte de corpus didac-
tique qui n’est pas sans rappeler le corpus hippocratique. Ainsi, Barrier
parcourt les cent-cinquante-septpages de l’Essai depuis la définition,
fondamentale à ses yeux, des états pathologiques 9, jusqu’aux ultimes
sentences des derniers chapitres :
Être en bonne santé c’est pouvoir tomber malade et s’en relever,
c’est un luxe biologique. [...] L’appel au médecin vient du malade.
C’est l’écho de cet appel pathétique qui fait qualifier de patholo-
gique toutes les sciences qu’utilise au secours de la vie la technique
médicale 10.
Alors que Canguilhem constitue sa pensée à travers une lecture
du discours médical comme étrangeté philosophique 11, Barrier fait de
la philosophie médicale de Canguilhem la traduction de sa maladie
chronique. Mais si Barrier, assez distant de l’extraordinaire densité de
l’Essai, peut ainsi venir trouver un appui, sinon un soin, auprès de ce
médecin non-praticien, c’est que le terrain se prêtait à l’accueil.
Parmi les nombreuses pathologies qui émaillent sa recherche, Can-
guilhem en retient quatre dès les premières lignes de son introduc-
tion : un diabétique figure entre un pied-bot congénital, un inverti
sexuel et un schizophrène. Lorsqu’il s’agit pour Canguilhem de quit-
ter une vision fragmentaire de la maladie au profit d’un «événement
intéressant l’organisme vivant pris dans son tout», il précise : «c’est
éminemment le cas du diabète 12». Ce cas du diabète traverse tout
l’ouvrage. Plus qu’un simple exemple, le diabète devient le paradigme
de la maladie en tant qu’ «expérience qu’ont les hommes de leurs
rapports d’ensemble avec leur milieu 13».
Canguilhem entreprend en un premier temps la critique de
deux grands médecins qui ont dominé la culture médicale du
xixe siècle, François Broussais (1772-1838) et Claude Bernard
silence des organes.»
9 «Nous pensons que la médecine existe comme art de la vie parce que le vivant
humain qualifie lui-même comme pathologiques, donc comme devant être évités
ou corrigés, certains états ou comportements appréhendés, relativement à la pola-
rité dynamique de la vie, sous forme de valeur négative. Nous pensons qu’en cela le
vivant humain prolonge, de façon plus ou moins lucide, un effort spontané, propre
à la vie, pour lutter contre ce qui fait obstacle à son maintien et à son développe-
ment pris pour normes.» Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 77.
10 Ibid., p. 132 et 153.
11 «La philosophie est une réflexion pour qui [...] toute bonne matière est étran-
gère.» Canguilhem, Le normal et le pathologique, op.cit., p. 8.
12 Ibid., p. 43.
13 Ibid., p. 50.
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