1. Eschylle, Agamemnon

publicité
Documents complémentaires
1. L'Antiquité
1. Eschylle, Agamemnon
LA VOIX D'AGAMEMNON – Hélas ! Un coup mortel a déchiré ma chair !
LE CORYPHEE – Écoutez ! Qui crie là, atteint d'un coup mortel ?
LA VOIX D'AGAMEMNON – Hélas ! Deux fois Hélas ! Encore un autre coup !
LE CORYPHEE – Le crime est accompli : croyez-en les plaintes du roi ! Allons amis, réunissons ici de sûrs
conseils.
2ème CHOREUTE – Mon avis, le voici : crier aux citoyens : « A l'aide ! Ici tous ! Au Palais ! »
3ème CHOREUTE – Et le mien : bondir nous-mêmes au plus vite et surprendre le crime l'épée sanglante
encore.
4ème CHOREUTE – Oui, je partagerai tout avis de ce genre : agir d'abord, ce n'est plus l'heure d'hésiter.
5ème CHOREUTE – On peut attendre et voir : ce n'est là qu'un début, l'annonce de la tyrannie qu'ils
préparent à la cité.
6ème CHOREUTE – Parce que nous balançons ! Eux, foulent aux pieds la gloire d'hésiter et ne laissent pas
s'endormir leurs bras.
7ème CHOREUTE – Je ne sais pas vraiment quel conseil formuler : même à qui veut agir il appartient de
consulter d'abord.
8ème CHOREUTE – C' est aussi mon avis : car je ne crois pas que des mots puissent ressusciter un mort.
9ème CHOREUTE – Quoi donc ! Uniquement pour prolonger nos jours, plier devant des maîtres qui
souillent ce palais !
10ème CHOREUTE – Intolérable honte ! Mourir vaut encore mieux ; la mort est plus douce que la tyrannie.
11ème CHOREUTE – Oui mais pourquoi, sans autre indice qu'une plainte, vouloir prophétiser la mort de
notre roi !
12ème CHOREUTE – Ce n'est que lorsqu'on sait que l'on doit s'indigner : conjecturer n'est pas savoir.
LE CORYPHEE – Ma voix donne du moins le nombre à cet avis : savoir exactement le sort fait à l'Atride.
La porte centrale s'ouvre. On aperçoit Agamemnon, nu, étendu sur un large voile ensanglanté. Cassandre
est couchée à ses côtés. Près des deux cadavres, Clytemnestre est debout, une épée à la main.
2. Sophocle, Electre,
Oreste retrouve sa sœur Electre qui attendait son retour avec espoir, voulant se venger de son père
Agamemnon, en tuant Clytemnestre et Egisthe.
LE CHŒUR.
Strophe I.
Voyez où se rue Arès qui respire un sang inéluctable ! Ils entrent dans la demeure, les chiens inévitables, vengeurs des
crimes horribles. C’est pourquoi je n’attendrai pas plus longtemps, et l’événement va s’accomplir que mon esprit avait
prévu ; car il entre d’un pied furtif dans la demeure où sont les antiques richesses paternelles, le vengeur des morts,
tenant en mains l’épée récemment aiguisée. Et le fils de Maïa, Hermès, l’abritant de ténèbres, le mène au but sans plus
tarder.
(Electre revient en scène, sortant du palais)
ELECTRE.
Ô très chères femmes, les hommes vont faire leur œuvre, gardez le silence.
LE CHŒUR.
Comment ? Que font-ils maintenant ?
ELECTRE.
Elle apprête l’urne funéraire, et ils sont debout auprès d’elle.
LE CHŒUR.
Pourquoi es-tu sortie ?
ELECTRE.
Afin de veiller à ce qu’Egisthe ne rentre pas sous ce toit par notre imprudence.
CLYTEMNESTRE.
Hélas ! hélas ! ô demeure vide d’amis et pleine de tueurs !
ELECTRE.
Quelqu’un crie dans la demeure. N’entendez-vous pas, ô amies ?
LE CHŒUR.
Malheureuse ! j’ai entendu des clameurs effrayantes, et je suis toute saisie d’horreur.
CLYTEMNESTRE.
Malheur à moi ! Egisthe, où es-tu ?
ELECTRE.
Quelqu’un crie de nouveau.
CLYTEMNESTRE.
Ô fils, fils ! aie pitié de ta mère !
ELECTRE.
Mais toi, tu n’as pas eu pitié de lui autrefois, ni du père qui l’engendra.
LE CHŒUR.
Ô ville ! ô race misérable, ta destinée est de périr, de périr à la lumière de ce jour !
CLYTEMNESTRE.
Malheur à moi ! je suis frappée !
ELECTRE.
Frappe-la de nouveau, si tu le peux.
CLYTEMNESTRE.
Hélas ! encore !
ELECTRE.
Plût aux dieux qu’Egisthe le fût en même temps que toi !
LE CHŒUR.
Les imprécations sont accomplies ; ils vivent ceux que la terre recouvre. Ceux qui ont été tués versent enfin à leur tour
le sang de leurs meurtriers. Mais les voici, tout saignants de la victime sacrifiée à Arès, et je n’ai rien à dire.
3. Sophocle, Antigone, Sixième épisode, scène 2
Le messager rapporte à Eurydice la mort d'Antigone et de Hémon.
LE MESSAGER.
J'étais là, chère maîtresse, je te parlerai et je ne cacherai rien de la vérité. Pourquoi, en effet, chercherais-je à
adoucir mes paroles, si je devais par la suite t'apparaître comme un menteur ? La meilleure chose est la
vérité. J’ai suivi ton époux vers le fond de la plaine. Là gisait encore le misérable cadavre de Polynice
déchiré par les chiens. Nous prions alors la déesse des carrefours et Pluton de nous être cléments ; nous
l’avons lavé d’ablutions pieuses, et nous avons brûlé ses restes avec des rameaux récemment coupés ; et nous
lui avons dressé un haut tombeau avec la terre natale. Puis, de là, nous sommes allés à la grotte où la vierge a
trouvé sa chambre nuptiale, chambre de mort ! L' un de nous entend de loin les accents d'une plainte aiguë
aux alentours de cette étrange alcôve, sépulcre privé d'offrandes funèbres. Il vient en informer le maître et
Créon, s'approchant, se sens enveloppé par un appel confus de cris désespérés. Il gémit, laisse échapper ces
mots : « Malheur sur moi ! Suis-je donc un devin ? Serais-je en train de suivre ici la route la plus
douloureuse que j'aurais jamais suivie ? C'est la voix de mon fils qui flatte mes oreilles. Vite, vite, serviteurs,
approchez de la tombe et regardez bien. Allez, poussez, par la brèche qu'offrent les pierres écartées, jusqu'à
l'entrée de la grotte, et dites-moi si c'est bien la voix d'Hémon que j'entends ou si les dieux se jouent de
moi. » A ces ordres du maitre affolé, nous regardons et, au fond du tombeau, nous les apercevons, elle,
pendue par le cou, qu'enserre un lace, et lui, collé à elle, l'étreignant à pleins bras, et pleurant sur la perte
d'une épouse désormais aux Enfers, sur ses noces douloureuses ! Dès qu'il le voit, Créon pousse une plainte
terrible. Il entre, gémit, appelle : « Malheureux ! Qu'as-tu fait ? Quelle idée t'a donc pris ? Dans quel désastre
a sombré ta raison ? Sors mon enfant, je t'en prie ! » Mais l'autre, l'œil farouche, roule autour de lui des
regards éperdus. Il lui crache au visage et sans répondre un mot, il tire son épée. Le père, d'un bond, fuit et
lui échappe. L'infortuné tourne alors sa fureur contre lui. Vivement, il enfonce la moitié de son épée dans le
flanc. Après quoi, avant de perdre connaissance, il étreint la vierge, cependant qu'en un râle, il lâche sur sa
joue blême le brusque flux d'une bave sanglante... Il est là, sur le sol, cadavre embrassant un cadavre ! Le
malheureux aura eu pour son lot des noces célébrées dans le monde des morts, et il aura montré du même
coup aux hommes que déraison est de beaucoup le plus grand de tous les malheurs qui puissent frapper un
ennemi.
Réécriture : Jean Anouilh, Antigone, 1946.
[Antigone est une jeune fille qui osa braver l'interdit de la cité de Thèbes pour donner les honneurs funèbres
à son frère Polynice. En effet, ce dernier, considéré comme un renégat, puisqu'il s'était dressé contre sa
propre cité avec des alliés armés, devait, une fois mort, voir son cadavre pourrir au soleil, selon l'ordre du
roi Créon. Le geste courageux d'Antigone sera suivi d'un châtiment exemplaire : Créon ordonne que la jeune
fille soit emmurée vivante. A la fin de la pièce, le Messager annonce la mort d'Antigone.]
LE MESSAGER - Une terrible nouvelle. On venait de jeter Antigone dans son trou. On n'avait pas encore
fini de rouler les derniers blocs de pierre lorsque Créon et tous ceux qui l'entourent entendent des plaintes qui
sortent soudain du tombeau. Chacun se tait et écoute, car ce n'est pas la voix d'Antigone. C'est une plainte
nouvelle qui sort des profondeurs du trou... Tous regardent Créon, et lui qui a deviné le premier, lui qui sait
déjà avant tous les autres, hurle soudain comme un fou : « Enlevez les pierres ! Enlevez les pierres ! » Les
esclaves se jettent sur les blocs entassés et, parmi eux, le roi suant, dont les mains saignent. Les pierres
bougent enfin et le plus mince se glisse dans l'ouverture. Antigone est au fond de la tombe pendue aux fils de
sa ceinture, des fils bleus, des fils verts, des fils rouges qui lui font comme un collier d'enfant, et Hémon 1 à
genoux qui la tient dans ses bras et gémit, le visage enfoui dans sa robe. On bouge un bloc encore et Créon
peut enfin descendre. On voit ses cheveux blancs dans l'ombre, au fond du trou. Il essaie de relever Hémon,
il le supplie. Hémon ne l'entend pas. Puis soudain il se dresse, les yeux noirs, et il n'a jamais tant ressemblé
au petit garçon d'autrefois, il regarde son père sans rien dire, une minute, et, tout à coup, il lui crache au
visage, et tire son épée. Créon a bondi hors de portée. Alors Hémon le regarde avec ses yeux d'enfant, lourds
de mépris, et Créon ne peut pas éviter ce regard comme la lame. Hémon regarde ce vieil homme tremblant à
l'autre bout de la caverne et, sans rien dire, il se plonge l'épée dans le ventre et il s'étend contre Antigone,
l'embrassant dans une immense flaque rouge.
4. Aristote, La Poétique (voir documents joints)
La représentation de la mort au théâtre à travers les genres et les siècles :
5. Boileau, L'Art Poétique, chant III, 1674
Il n'est point de serpent, ni de monstre odieux,
Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux ;
D'un pinceau délicat l'artifice agréable
Du plus affreux objet fait un objet aimable.
Ainsi, pour nous charmer, la Tragédie en pleurs
D'Œdipe tout sanglant fit parler les douleurs,
D'Oreste parricide exprima les alarmes,
Et, pour nous divertir, nous arracha des larmes.
Vous donc qui, d'un beau feu pour le théâtre
épris,
Venez en vers pompeux y disputer le prix,
Voulez-vous sur la scène étaler des ouvrages
Où tout Paris en foule apporte ses suffrages,
Et qui, toujours plus beaux, plus ils sont
regardés,
Soient au bout de vingt ans encor redemandés ?
Que dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le coeur, l'échauffe et le remue.
Si, d'un beau mouvement l'agréable fureur
Souvent ne nous remplit d'une douce terreur,
Ou n'excite en notre âme une pitié charmante,
En vain vous étalez une scène savante ;
Vos froids raisonnements ne feront qu'attiédir
Un spectateur toujours paresseux d'applaudir,
Et qui, des vains efforts de votre rhétorique
Justement fatigué, s'endort ou vous critique.
Le secret est d'abord de plaire et de toucher
Inventez des ressorts qui puissent m'attacher.
Que dès les premiers vers, l'action préparée
Sans peine du sujet aplanisse l'entrée.
Je me ris d'un acteur qui, lent à s'exprimer,
De ce qu'il veut, d'abord, ne sait pas
m'informer,
Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
D'un divertissement me fait une fatigue.
J'aimerais mieux encor qu'il déclinât son nom,
Et dît : « Je suis Oreste, ou bien Agamemnon »,
Que d'aller, par un tas de confuses merveilles,
Sans rien dire à l'esprit, étourdir les oreilles.
Le sujet n'est jamais assez tôt expliqué.
Que le lieu de la Scène y soit fixe et marqué.
Un rimeur, sans péril, delà les Pyrénées,
Sur la scène en un jour renferme des années.
Là, souvent, le héros d'un spectacle grossier,
Enfant au premier acte, est barbon au dernier.
Mais nous, que la raison à ses règles engage,
Nous voulons qu'avec art l'action se ménage ;
Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait
accompli
Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli.
Jamais au spectateur n'offrez rien d'incroyable
Le vrai peut quelquefois n'être pas
vraisemblable.
Une merveille absurde est pour moi sans
appas :
L'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas.
Ce qu'on ne doit point voir, qu'un récit nous
l'expose
Les yeux, en le voyant, saisiraient mieux la
chose ;
Mais il est des objets que l'art judicieux
Doit offrir à l'oreille et reculer des yeux.
Que le trouble toujours croissant de scène en
scène
À son comble arrivé se débrouille sans peine.
L'esprit ne se sent point plus vivement frappé
Que lorsqu'en un sujet d'intrigue enveloppé,
D'un secret tout à coup la vérité connue
Change tout, donne à tout une face imprévue.
6. Molière, Le Malade imaginaire, III, 12
BÉLINE, TOINETTE, ARGAN, BÉRALDE.
TOINETTE s'écrie.- Ah! mon Dieu! Ah malheur! Quel étrange accident!
BÉLINE.- Qu'est-ce, Toinette?
TOINETTE.- Ah, Madame!
BÉLINE.- Qu'y a-t-il?
TOINETTE.- Votre mari est mort.
BÉLINE.- Mon mari est mort?
TOINETTE.- Hélas oui. Le pauvre défunt est trépassé.
BÉLINE.- Assurément?
TOINETTE.- Assurément. Personne ne sait encore cet accident-là, et je me suis trouvée ici toute seule. Il
vient de passer entre mes bras. Tenez, le voilà tout de son long dans cette chaise.
BÉLINE.- Le Ciel en soit loué. Me voilà délivrée d'un grand fardeau. Que tu es sotte, Toinette, de t'affliger
de cette mort!
TOINETTE.- Je pensais, Madame, qu'il fallût pleurer.
BÉLINE.- Va, va, cela n'en vaut pas la peine. Quelle perte est-ce que la sienne, et de quoi servait-il sur la
terre? Un homme incommode à tout le monde, malpropre, dégoûtant, sans cesse un lavement, ou une
médecine dans le ventre, mouchant, toussant, crachant toujours, sans esprit, ennuyeux, de mauvaise humeur,
fatiguant sans cesse les gens, et grondant jour et nuit servantes, et valets.
TOINETTE.- Voilà une belle oraison funèbre.
BÉLINE.- Il faut, Toinette, que tu m'aides à exécuter mon dessein, et tu peux croire qu'en me servant ta
récompense est sûre. Puisque par un bonheur personne n'est encore averti de la chose, portons-le dans son lit,
et tenons cette mort cachée. Il y a des papiers, il y a de l'argent, dont je me veux saisir, et il n'est pas juste que
j'aie passé auprès de lui mes plus belles années. Viens, Toinette, prenons auparavant toutes ses clefs.
ARGAN, se levant brusquement.- Doucement.
BÉLINE, surprise, et épouvantée.- Ahy!
ARGAN.- Oui, Madame ma femme, c'est ainsi que vous m'aimez?
TOINETTE.- Ah, ah, le défunt n'est pas mort.
ARGAN, à Béline qui sort.- Je suis bien aise de voir votre amitié, et d'avoir entendu le beau panégyrique que
vous avez fait de moi. Voilà un avis au lecteur, qui me rendra sage à l'avenir, et qui m'empêchera de faire
bien des choses.
BÉRALDE, sortant de l'endroit où il était caché.- Hé bien, mon frère, vous le voyez.
TOINETTE.- Par ma foi, je n'aurais jamais cru cela. Mais j'entends votre fille, remettez-vous comme vous
étiez, et voyons de quelle manière elle recevra votre mort. C'est une chose qu'il n'est pas mauvais d'éprouver;
et puisque vous êtes en train, vous connaîtrez par là les sentiments que votre famille a pour vous.
7. Molière, Dom Juan, Le Dénouement (V, 5 et 6)
Don Juan, séducteur sans scrupules, accompagné de son valet Sganarelle, n'a tenu aucun compte des
avertissements répétés le mettant en garde contre un châtiment du Ciel visant à le punir de sa conduite
scandaleuse. A la fin de la pièce, un spectre lui apparaît ainsi que la statue du Commandeur, homme
respectable que Don Juan a tué
SCENE V - DOM JUAN, UN SPECTRE en femme voilée, SGANARELLE
LE SPECTRE, en femme voilée: Dom Juan n'a plus qu'un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du
Ciel; et s'il ne se repent ici, sa perte est résolue.
SGANARELLE : Entendez-vous, Monsieur ?
DOM JUAN : Qui ose tenir ces paroles? Je crois connaître cette voix.
SGANARELLE : Ah ! Monsieur, c'est un spectre: je le reconnais au marcher.
DOM JUAN : Spectre, fantôme, ou diable, je veux voir ce que c'est. Le Spectre change de figure, et
représente le temps avec sa faux à la main.
SGANARELLE : O Ciel ! voyez-vous, Monsieur, ce changement de figure ?
DOM JUAN : Non, non, rien n'est capable de m'imprimer de la terreur, et je veux éprouver avec mon épée si
c'est un corps ou un esprit.
Le Spectre s'envole dans le temps que Dom Juan le veut frapper.
SGANARELLE : Ah ! Monsieur, rendez-vous à tant de preuves, et jetez-vous vite dans le repentir.
DOM JUAN : Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu'il arrive, que je sois capable de me repentir. Allons, suismoi.
SCENE VI - LA STATUE, DOM JUAN, SGANARELLE.
LA STATUE : Arrêtez, Dom Juan: vous m'avez hier donné parole de venir manger avec moi.
DOM JUAN : Oui. Où faut-il aller ?
LA STATUE : Donnez-moi la main.
DOM JUAN : La voilà.
LA STATUE : Dom Juan, l'endurcissement au péché traîne 1 une mort funeste, et les grâces du Ciel que l'on
renvoie ouvrent un chemin à sa foudre.
DOM JUAN : O Ciel! que sens-je ? Un feu invisible me brûle, je n'en puis plus, et tout mon corps devient un
brasier ardent. Ah !
Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur Dom Juan; la terre s'ouvre et l'abîme; et il
sort de grands feux de l'endroit où il est tombé.
SGANARELLE : [Ah ! Mes gages, mes gages !...] Voilà par sa mort un chacun satisfait: Ciel offensé, lois
violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout,
tout le monde est content. Il n'y a que moi seul de malheureux, qui, après tant d'années de service, n'ai point
d'autre récompense que de voir à mes yeux l'impiété de mon maître punie par le plus épouvantable châtiment
du monde. [Mes gages, mes gages, mes gages!]
8. Jean-Paul Sartre, Les Mouches, acte II, scène 7 (1943)
Clytemnestre et son amant Egisthe ont assassiné Agamemnon, le mari de Clytemnestre. Sept ans plus tard
Electre et Orestre, les enfants de Clytemnestre et d'Agamemnon, peuvent venger leur père en tuant les
assasins. Dans la scene 6, Electre et Orestre viennent assassiner Egisthe ; Orestre sort pour assassiner sa
mère ; Electre est restée seule avec le corps d'Egisthe.
Electre
Est-ce qu'elle va crier ? (Un temps. Elle prête l'oreille.) Il marche dans le couloir. Quand il aura ouvert la
quatrième porte ... Ah ! je l'ai voulu ! Je le veux, il faut que je le veuille encore. (Elle regarde Egisthe.)
Celui-ci est mort. C'est donc ça que je voulais. Je ne m'en rendais pas compte. (Elle s'approche de lui.) Cent
fois je l'ai vu en songe, étendu à cette même place, une épée dans le coeur. Ses yeux étaient clos, il avait l'air
de dormir. Comme je le haïssais, comme j'étais joyeuse de le haïr. Il n'a pas l'air de dormir, et ses yeux sont
ouverts, il me regarde. Il est mort -- et ma haine est morte avec lui. Et je suis là ; et j'attends, et l'autre est
vivante encore, au fond de sa chambre, et tout à l'heure elle va crier. Elle va crier comme une bête. Ah ! je ne
peux plus supporter ce regard. (Elle s'agenouille et jette un manteau sur le visage d'Egisthe.) Qu'est-ce que je
voulais donc ? (Silence. Puis cris de Clytemnestre.) Il l'a frappée. C'était notre mère, et il l'a frappée. (Elle se
relève.) Voici : mes ennemis sont morts. Pendant des années, j'ai joui de cette mort par avance, et, à présent,
mon coeur est serré dans un étau. Est-ce que je me suis menti pendant quinze ans ? Ca n'est pas vrai ! Ca
n'est pas vrai ! Ca ne peut pas être vrai : je ne suis pas lâche ! Cette minute-ci, je l'ai voulue et je la veux
encore. J'ai voulu voir ce porc immonde couché à mes pieds. (Elle arrache le manteau.) Que m'importe ton
regard de poisson mort. Je l'ai voulu ce regard, et j'en jouis. (Cris plus faibles de Clytemnestre.) Qu'elle crie !
Qu'elle crie ! Je veux ses cris d'horreur et je veux ses souffrances. (Les cris cessent.) Joie ! Joie ! Je pleure de
joie : mes ennemis sont morts et mon père est vengé.
Oreste entre, une épée sanglante à la main. Elle court à lui.
9. Eugène Ionesco, Le Roi se meurt, le dénouement (1962)
Le Roi se meurt raconte la lente dégradation d'un homme, le roi Bérenger; et son chemin vers la mort. Dans
la première partie de la pièce, trop fatigué, il ne peut même plus monter sur son trône et hésite entre la
révolte et le désespoir. Dans la dernière tirade de la pièce, sa femme, Marguerite, l'aide à franchir l'ultime
étape.
MARGUERITE
Marche tout seul, n'aie pas peur. Vas-y. (Marguerite, dans un coin du plateau, dirige le Roi de loin.) Ce n'est
plus le jour, ce n'est plus la nuit, il n'y a plus de jour, il n'y a plus de nuit. Laisse-toi diriger par cette roue qui
tourne devant toi. Ne la perds pas de vue, suis-la, pas de trop près, elle est embrasée, tu pourrais te brûler.
Avance, j'écarte les broussailles, attention, ne heurte pas cette ombre qui est à ta droite... Mains gluantes,
mains implorantes, bras et mains pitoyables, ne revenez pas, retirez-vous. Ne le touchez pas, ou je vous
frappe! (Au roi) Ne tourne pas la tête. Évite le précipice à ta gauche, ne crains pas ce vieux loup qui hurle...
ses crocs sont en carton, il n'existe pas. (Au loup) Loup, n'existe plus! (Au roi) Ne crains pas non plus les rats.
Ils ne peuvent pas mordre tes orteils! (Aux rats) Rats et vipères, n'existez plus! (Au roi) Ne te laisse pas
apitoyer par le mendiant qui te tend la main... Attention à la vieille femme qui vient vers toi... Ne prends pas
le verre d'eau qu'elle te tend. Tu n'as pas soif. (À la vieille femme imaginaire) Il n'a pas besoin d'être
désaltéré, bonne femme, il n'a pas soif. N'encombrez pas son chemin. Évanouissez-vous. (Au roi) Escalade la
barrière... Le gros camion ne t'écrasera pas, c'est un mirage... Tu peux passer, passe... Mais non, les
pâquerettes ne chantent pas, même si elles sont folles. J'absorbe leurs voix; elles, je les efface!... Ne prête pas
l'oreille au murmure du ruisseau. Objectivement, on ne l'entend pas. C'est aussi un faux ruisseau, c'est une
fausse voix... Fausses voix, taisez-vous. (Au roi) Plus personne ne t'appelle. Sens, une dernière fois, cette
fleur et jette-la. Oublie son odeur. Tu n'as plus la parole. À qui pourrais-tu parler? Oui, c'est cela, lève le pas,
l'autre. Voici la passerelle, ne crains pas le vertige. (Le Roi avance en direction des marches du trône) Tienstoi tout droit, tu n'as pas besoin de ton gourdin, d'ailleurs tu n'en as pas. Ne te baisse pas, surtout, ne tombe
pas. Monte, monte. (Le Roi commence à monter les trois ou quatre marches du trône) Plus haut, encore plus
haut. (Le Roi est tout près du trône) Tourne-toi vers moi. Regarde-moi. Regarde à travers moi. Regarde ce
miroir sans image, reste droit... Donne-moi tes jambes, la droite, la gauche. (À mesure qu'elle lui donne ces
ordres, le Roi raidit ses membres.) Donne-moi un doigt, donne-moi deux doigts... trois... quatre... cinq... les
dix doigts. Abandonne-moi le bras droit, le bras gauche, la poitrine, les deux épaules et le ventre. (Le Roi est
immobile, figé comme une statue.) Et voilà, tu vois, tu n'as plus la parole, ton cœur n'a plus besoin de battre,
plus la peine de respirer. C'était une agitation bien inutile, n'est-ce pas? Tu peux prendre place.
Disparition soudaine de la reine Marguerite par la droite.
Le Roi est assis sur son trône. On aura vu, pendant cette dernière scène, disparaître progressivement les
portes, les fenêtres, les murs de la salle du trône. Ce jeu de décor est très important.
Maintenant, il n'y a plus rien sur le plateau sauf le Roi sur son trône dans une lumière grise. Puis le Roi et
son trône disparaissent également.
Enfin, il n'y a plus que cette lumière grise. La disparition des fenêtres, portes, murs, Roi et trône doit se faire
lentement, progressivement, très nettement. Le Roi assis sur son trône doit rester visible quelque temps avant
de sombrer dans une sorte de brume.
Téléchargement