Le "Dom Juan" de Maréchal et d'Arditi
Le festin de Marseille
Molière fêté par un
spectacle intelligent qui
nous fait mieux
entendre
la beauté du texte
I
1 y a sept ans, presque jour pour jour,
Marcel Maréchal inaugurait son Théâtre
de la Criée, à Marseille, le soir où François
Mitterrand et Pierre Mauroy consti-
tuaient leur gouvernement. Cette année,
le Tout-Paris des médias venait assister au
quatrième « Dom Juan » de l'année, au lende-
main dela deuxième victoire de Mitterrand. On
comprendra que, malgré les pourcentages af-
fligeants du Front national à Marseille au pre-
mier tour, la salle de la Criée n'était pas lepé-
niste...
Comment le serait-on en écoutant une fois
de plus cette oeuvre unique, faite de scepticisme
et de défi, où les croyances officielles sont mises
en doute par un auteur adroitement partagé
-entre ses deux protagonistes, le maître et le
valet ? Tantôt du côté de Dom Juan, l'insolent
libertin, tantôt de celui de Sganarelle, esprit
simplificateur, mais tous deux aussi inquiets
devant cette statue qui parle, symbole
des
vieil-
les peurs, plus fortes que toutes les rébellions et
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LE NOUVEL OBSERVATEUR /ARTS SPECTACLES
_ .
IllarcelMaréchal - Sganarelle et Pierre Arditi - Don2 Juan
.
toutes les complaisances, convoquées à ce
« festin de pierre ».
Pièce forte et librement composée, à laquelle
Marcel Maréchal a redonné son unité, en
grande partie grâce à l'intelligent décor de
Nicolas Sire : les colonnes grises du « palais à
volonté » de la comédie classique... Une mise
en scène qui devrait servir d'exemple à une
Comédie-Française idéale, tant elle est mesu-
rée, constamment juste et équilibrée.
Sauf en ce qui concerne la jeune Aurelle
Douazan, qui a été Agnès dans ce même théâtre
et n'a pas l'intensité ni la voix qui conviennent
à Elvire, la distribution de la Criée répond avant
tout à ce souci d'équilibre. Qu'il s'agisse des
paysans, si joliment joués par des acteurs qué-
bécois, des frères d'Elvire, du père de Dom
Juan auquel Hubert Gignoux donne tout son
poids, ou des autres personnages, on est émer-
veillé qu'il n'y ait aucun écart entre les interprè-
tes et ces créations de l'esprit.
Mais toute l'attention est requise par le duo
Arditi-Maréchal qui succède, pour se référer
aux « Dom Juan » de l'année, au duo Weber-
Huster, qui avait tant plu au public parisien...
Serait-ce une évolution fatale ? Pierre Arditi,
comme hier Jacques Weber, incarne un Dom
Juan mélancolique, romantique, doutant de
lui-même autant que de l'existence de Dieu. D
hésite au bord des mots, cède avec lassitude à
son penchant pour les femmes — mais toutes
ses conquêtes sont au passé — et semble aller
au-devant de sa perte sans résistance. Curieuse
interprétation, surtout si l'on se réfère à des
Dom Juan secs, comme l'étaient Jouvet ou
Vilar... Mais on sent qu'Arditi, acteur sensible,
écorché vif, était plus intéressé par les abîmes
dupersonnage que par ses insolences. Malgréle
manteau fort laid dont il est affublé au dernier
acte, on n'est pas près d'oublier sa disparition
dans un rideau de flammes...-
Humain, trop humain aussi, le Sganarelle de
Marcel Maréchal, qui avait déjà joué le rôle'
dans une mise en scène de Chéreau, il y a vingt
ans. De cette première création il a gardé la
dégaine de forain et même les valises — la
marque de fabrique de Chéreau à l'époque —
qu'il trimballe en tout lieu. Visiblement très à
l'aise dans ce rôle, Maréchal est certainement
celui qui lui aura donné sa plus grande com-
plexité. Son physique aidant, il n'a pas à crain-
dre de passer du comique à l'émotion. Son
intelligence des situations et des contradictions
de ce valet-confident n'est qu'un surcroît de sa
personnalité. Ne connaîtrait-on pas Maréchal
qu'on croirait voir pour la première fois un
Sganarelle surgi de la-plus lointaine mémoire.
(Théâtre de la Criée, Marseille.)
On n'oubliera pas qu'au même moment on
aura vu à Paris, mais pour une courte durée, la
curieuse pièce de Jean Mairet, « les Galanteries
du duc d'Ossonne » (1632), ressuscitée par
Jean-Marie Villégier. Proche du Corneille de
« la Place Royale » ou du « Menteur », la co-
médie de Mairet se singularise par son immora-
lité: hommes et femmes volent de l'un à l'autre
et de l'une à l'autre sans que ça fasse de drame.
C'est frais et joyeux comme du Boccace. Du
Moyen Age enrichi de la préciosité du vers
classique... Villégier a conduit ce quatuor avec
une élégance sans pareille. On pardonnevolon-
tiers à son comédien portugais, Carlos Daniel,
d'avoir un accent à couper au couteau, tant il est
gracieux, à la manière d'un jeune torero. Et
Nelly Borgeaud et Maria de Medeiros sont
toute finesse. Beau décor, beaux costumes.
Dommage que la scène de Chaillot se soit révé-
lée trop vaste : Villégier a été obligé de faire
courir ses personnages, et la comédie traîne en
longueur. Il faudra voir ces « Galanteries » sur
une autre scène. Mais Villégier nous faisait
parvenir une circulaire dans laquelle il protes-
tait contre le refus du ministère de la Culture-de
l'aider à monter une autre comédie inconnue
du
XVII
siècle, « le Fidelle » de Pierre Larivey.
C'est navrant. Le travail de Villégier sur le
théâtre baroque, lyrique ou dramatique, doit
être encouragé à tout prix. (Théâtre national de
Chaillot.)
GUY DUMUR •