Agri 3 LE POINT FORT Vendredi 16 septembre 2011 POLITIQUE AGRICOLE INTERNATIONALE • Interview Le développement économique commence d’abord à la campagne A vec ses étudiants et ses doctorants, Jean-Louis Arcand évalue les projets de développement financés par divers pays et institutions dans l’Ouest africain. En quoi les politiques agricoles des pays africains posentelles problèmes? Les politiques de nombreux gouvernements africains privilégient une logique urbaine plutôt que rurale. Le prestige qu’offre l’inauguration d’un hôtel, d’une grande avenue, ou d’une université est plus important que celui résultant de l’inauguration d’un puits, d’une école d’agriculture ou d’un centre collecteur perdu dans l’étendue des campagnes africaines. Les chefs d’Etat sont confrontés à des pays fragiles, il faut éviter toutes révolutions déstabilisatrice. Or, celles-ci naissent dans les villes où la densité de population est importante et non dans les campagnes. Dès lors, des mesures politiques ont souvent été prises en faveur des populations urbaines. «Les grandes industries, à l’image de Nestlé, jouent parfois un rôle destructeur sur certaines agricultures du Sud» La surévaluation du franc CFA, dans l’objectif de rendre les denrées alimentaires importées bon marché et accessibles aux urbains, est un exemple illustrant cette politique. En l’occurrence, cette mesure permet d’éviter des émeutes de la faim dans les grandes villes, mais elle crée un écart de concurrence à l’égard de la production indigène rendant très difficile la survie des paysans locaux. C’est l’origine de l’exode rural engendrant une croissance exponentielle de la population des villes. Dès lors, la nécessité de se préoccuper du sort des urbains s’accroît. On entre dans un cercle vicieux laissant les paysans sur le carreau. Privilégier la ville, est-ce une erreur? Oui. De nombreuses études ont démontré que le développement et la stabilité économique d’un pays passent d’abord par l’augmentation de sa productivité agricole. En Europe, l’apparition de l’ère industrielle au XIXe siècle a été simultanée à une augmentation de la productivité agricole. L’une ne va pas sans l’autre. Plus grande est la productivité agricole mieux elle assure le développement des secteurs secondaires puis tertiaires par le simple fait qu’il faut disposer de suffisamment de denrées alimentaires produites efficacement et à moindre coût pour nourrir ceux qui ont abandonné l’exploitation de la terre afin de se consacrer à d’autres activités. En Angleterre, au XIXe siècle, on avait coutume de dire: «Plus les navets sont gros et nombreux, mieux fonctionne l’industrie». Une économie florissante est conditionnée par une communauté de sort, un équilibre entre les ruraux et les citadins. Voyez en Europe, lors de la chute de l’aristocratie, la bourgeoisie s’est développée simultanément dans les villes et dans les campagnes. Parmi les radicaux suisses de 1848, on comptait des industriels, des commerçants, des artisans mais aussi des paysans. Ils n’ont pas été les laissés pour compte de la révolution industrielle. Vous avez cité des conditions internes au pays, mais y a-t-il des origines externes? Oui, les politiques agricoles du Nord sont parfois responsables de l’impossibilité des paysans du Sud à se développer par deux phénomènes: des prix de dumping résultant de subventions à l’exportation et le protectionnisme empêchant les pays du Sud d’exporter vers ceux du Nord. Les subventions accordées aux producteurs de coton du Nord tuent la production au Sud. Les grandes industries agroalimentaires, à l’image de Nestlé, jouent parfois un rôle destructeur sur certaines agricultures du Sud par des actions tenant plus du pillage systématique que du respect de règles commerciales honnêtes. Les paysans africains ont surtout besoin d’opportunités pour vendre leur production, qu’on leur ouvre les marchés du Nord plutôt que de leur attribuer de l’aide alimentaire. Si l’aide alimentaire permet de résoudre des crises à très court terme; planifiée à long terme, elle est destructrice. Que conviendrait-il de faire pour améliorer la situation? Les résultats de mes recherches démontrent qu’il est nécessaire d’adopter des politiques en faveur des ruraux et non seulement des urbains. Cela passe, notamment, par la mise en place d’institutions solides et fonctionnelles. Lorsque je parle d’institutions, c’est au sens très large. Il s’agit de stations de recherches agronomiques, d’écoles d’agriculture, de vulgarisation agricole, de centres collecteurs, d’entreprises de transformation et de transport. Il est indispensable que les paysans soient partie prenante dans ces institutions via leurs organisations paysannes. Pour cela, il faut qu’existe un lien de confiance entre les paysans et leurs élus. L’intérêt de l’agriculture doit être défendu au sein de filières solides tout au long de la chaine agroalimentaire. Mais il n’y a pas de recette toute faite. Appliquer un modèle fonctionnant dans un pays à une autre contrée conduit parfois à l’échec. La subtilité du développement institutionnel réside dans la capacité à créer des C. PIDOUX JEAN-LOUIS ARCAND est professeur d’économie à l’Institut des hautes études internationales et du développement de Genève. Jean-Louis Arcand, professeur d’économie à l’Institut des hautes études internationales et du développement de Genève. structures adaptées au contexte social, identitaire et politique du pays. Ce n’est pas une science exacte. Ce développement est-il conditionné par un régime démocratique? J’aimerais bien pouvoir répondre par l’affirmative. Mais force est de constater que, sur un plan purement économique, la démocratie n’est pas une condition de l’efficacité. Il suffit d’observer le développement économique de la Chine et l’évolution de sa productivité agricole pour constater que ni la démocratie ni le respect des droits de l’homme sont nécessaires à l’essor économique. A l’instar du mouvement Momagri, certains appellent à une politique agricole mondiale de régulation des échanges et des prix. Est-ce une solution efficace? Tous les économistes, même les plus libéraux, sont d’accord pour dire que le marché doit être accompagné par des mesures régulatrices. Par exemple sur les critères de qualité. Cela étant, le marché est comme une rivière. On ne peut pas contraindre le flux de l’eau, on peut juste le canaliser, l’orienter. «La politique agricole helvétique doit se préoccuper d’authenticité, de proximité, de qualité, plutôt que de rationalité» Si on tente de faire passer un fleuve dans un tuyau trop petit, ça ne marche pas, ça déborde, ça crée des dégâts ailleurs. Tout comme l’hydraulique a ses règles, le marché a les siennes. Cela ne signifie pas que l’on ne puisse rien faire pour canaliser le marché, mais cela implique de prendre des mesures face auxquelles on sait qu’il est capable de s’accommoder. Le marché est la résultante de la somme des comportements humains; le réguler, c’est prendre des mesures compatibles avec ces comportements. Aussi indispensable soitelle, une régulation modérée ne résoudra pas tout. L’agriculture africaine a besoin d’une révolution verte comme cela a été le cas au Nord. La situation écologique actuelle impose que cette révolution soit plus durable que celle du Nord. Elle ne devra pas être instrumentée essentiellement par les engrais minéraux et la chimie. D’ailleurs, le Nord change son fusil d’épaule en écologisant peu à peu sa politique agricole afin de la rendre plus durable. En Occident, en particulier en Suisse, les paysans ont mis en place au cours du XXe siècle une multitude d’organisations agricoles. Quel regard portez-vous sur ces structures? Paysans, producteurs de lait, de céréales, de bovins, de porcs, de volailles, vignerons, fermiers, propriétaires de tracteurs, ensileurs, etc. La multitude des organisations paysannes peut laisser penser, en première analyse, qu’il s’agit d’un immense gaspillage par dispersion des forces. D’autant plus que toutes ces organisations constituent une nébuleuse dans laquelle elles sont membres les unes des autres par cascades. Une chatte n’y retrouverait pas ses petits. Mais vu avec du recul, on constate qu’il s’agit d’un intense réseau de relations et d’échanges contribuant à l’efficacité du lobbyisme agricole. Les paysans français disposent d’un très vaste réseau d’organisations agricoles dont la complexité n’a rien à envier à celui des paysans suisses. L’intensité de ce réseau et de tous les liens qu’il entretient contribue de manière déterminante à la part du gâteau importante que se taille l’agriculture de l’Hexagone dans le budget de la PAC. Les pays européens où les réseaux paysans sont faibles sont moins bien servis par la PAC. Pour revenir au réseau agricole helvétique, je pense qu’il présente aujourd’hui une faiblesse dans sa dimension de politique partisane. Les élus paysans sont quasiment tous de droite, le réseau dans les partis de gauche et chez les verts n’existe pas. Ils se coupent d’une certaine frange du pouvoir par cette lacune. Que pensez-vous de la notion de souveraineté alimentaire, avec quelles mesures de politique agricole l’instrumenteriez-vous? Quelle définition en donnez-vous? Si c’est une manière de se protéger du marché, de renforcer le protectionnisme, c’est une notion qui n’a aucun avenir. Par contre, si elle permet d’instrumenter un équilibre des informations entre les différents acteurs, cela me semble intéressant. Par exemple, par des mesures législatives imposant un meilleur étiquetage des produits, par une politique de répression des fraudes efficace, par une meilleure reconnaissance des AOC. Par contre, je pense qu’une réglementation à l’importation limitant celleci en fonction de critères sociaux et écologiques, aussi louable soit-elle, n’a que très peu de chances d’aboutir par le fait qu’elle impose des contrôles irréalistes. Quel regard portez-vous sur la politique agricole suisse? Une partie importante des Suisses disposent d’un tel pouvoir d’achat que pour eux l’efficacité économique de l’agriculture a peu d’importance. En Afrique, il convient de produire le plus efficacement possible, de manière ra- Parcours • • • 1964 Naissance au Cameroun, fils de diplomates canadiens. 1985 Bachelor en économie et science politique de Swarthmore College. 1986 M. Phil en économie mathématique de Cambridge University. 1991 Ph. D. en économie de MIT. 1992 Professeur d’économie à l’Université de Montréal. 2000 Professeur d’économie au Centre d’études et de recherches en développement international (CERDI) à l’Université d’Auvergne en France. 2008 Professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) de Genève. tionnelle sur toute la filière, afin de livrer aux consommateurs des denrées alimentaires bon marché. A l’inverse, lorsque je fais mes courses et que j’achète, par exemple, du pain labellisé «Genève Région – Terre Avenir», je me moque de la rationalité et je me réjouis même que le blé ait été moulu dans un petit moulin artisanal puis que le pain ait été cuit dans un four à bois. Le surcoût sur le prix du produit fini a peu d’importance. Il me semble que pour répondre aux besoins de certains, la politique agricole helvétique doit se préoccuper d’authenticité, de proximité, de qualité intrinsèque et d’éthique de production plutôt que de rationalité. PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTIAN PIDOUX