Georges Corm : « L`économie de rente est le principal problème du

5 décembre 2013
Georges Corm : « L’économie de rente est le principal
problème du monde arabe »
Georges Corm est
l’auteur de plusieurs ouvrages
sur la région dont
"Proche-Orient éclaté (1956-2010)".
Interview - Ancien ministre, historien, économiste et spécialiste du Proche-Orient, Georges
Corm revient sur les raisons profondes du retard économique arabe soulignant la nécessité d’un
modèle de développement alternatif – basé, entre autres, sur les nouvelles technologies - qui se
substituerait à l’économie de rente dans ses multiples formes.
Pourquoi, à votre avis, les questions économiques sont-elles aujourd’hui marginalisées dans
le monde arabe, alors qu’elles sont en partie à l’origine des derniers soulèvements ?
Cette marginalisation provient d’une forte polarisation politique. Les élites qui sont apparues à
l’occasion des derniers mouvements populaires se sont surtout occupées de l’aspect lié à la
démocratie comme système de gouvernance opposé à l’autoritarisme. Nous n’avons vu aucune
force politique bâtir sa rhétorique ou sa campagne électorale sur un programme de
développement économique qui soit alternatif au modèle de mal-développement.
Mais cela n’est nullement étonnant. Dans une perspective historique, les arabes ont pratiqué
toutes les formes de nationalisme (laïc ou religieux) sauf dans sa forme économique, à part en
Egypte du temps de Mohamad Ali Pacha et de Gamal Abdel Nasser.
Que faut-il pour instaurer une réelle conscience économique arabe ?
Dans la foulée des révoltes, il y avait eu, pendant un bref moment, une forme de rétablissement
de la conscience collective arabe, dont la conscience socioéconomique, mais cela a vite été dévié
par des interventions militaires étrangères et une lutte entre armée, islamistes et laïques.
Ce qu’il faut dans le monde arabe est une réelle révolution culturelle qui permette de prendre
conscience à l’échelle sociétale des enjeux de fond du malaise arabe, dont les enjeux socio-
économiques. Cela va prendre du temps. L’histoire est lente.
Vous avez souvent évoqué dans vos écrits la question de l’économie de rente comme une
entrave au processus démocratique et au développement économique en terre arabe. Dans
quelle mesure cela est-il encore le cas aujourd’hui ?
Cette question est plus que jamais d’actualité. L’économie de rente est à l’origine du despotisme
des régimes politiques arabes, des inégalités sociales et de la concentration des richesses aux
mains d’une minorité au pouvoir, ainsi que d’une paresse dans l’acquisition des sciences et des
techniques et leur pratique dans la vie économique. Cela a empêché tout développement
économique réel au cours des dernières décennies. Un pays comme l’Arabie Saoudite, malgré
son énorme richesse pétrolière, a un PIB qui est encore inférieur à celui de l’Espagne. En outre,
malgré le commerce de pétrole, la part arabe dans le commerce international est l’une des plus
réduites parmi toutes les parts régionales.
L’économie de rente n’a pas une seule facette et ne se base pas uniquement sur les ressources
pétrolières. Les aides, les transferts d’émigrés, le tourisme de masse, le Canal de Suez, et le
secteur foncier sont d’autres sources de rente ayant gagné du terrain dans le monde arabe et
empêché par la même occasion la création d’économies productives et génératrices d’emploi.
Aujourd’hui, 80% des investissements, hors secteur pétrochimique, vont dans l’immobilier et la
construction, ce qui aggrave la dépendance aux sources rentières et alimente le cercle vicieux
politique et économique.
Un autre problème figure dans la structure verticale des circuits d’exportation de l’économie de
rente ; tous les gazoducs et les oléoducs vont du Sud vers le Nord. Il n’existe aucun circuit
horizontal qui permette aux autres sociétés arabes que celles du Golfe de profiter de cette manne.
Une grande partie de la production pétrolière est exportée en Europe ou en Extrême Orient. Or,
les pays qui se dessaisissent de leurs ressources naturelles sont des pays qui se condamnent à ne
pas avoir d’avenir. Si l’Angleterre avait exporté 80% de sa production de charbon au XVIIIe et
au XIXe siècles, elle ne se serait jamais industrialisée…
La rente n’est-elle pas devenue une culture qui trouve ses racines dans l’histoire de la
région ?
La place démesurée prise par l’exportation du pétrole et du gaz arabes s’est en effet inscrite dans
un environnement déjà historiquement marqué par l’économie de rente : l’économie ottomane
puis l’économie des puissances coloniales, rentières par essence, ont été suivies à l’indépendance
d’un maintien de toutes les formes de rentes, à l’exception de quelques tentatives
d’industrialisation qui ont tourné court en Egypte, du temps de Abdel Nasser et de Boumédiène
en Algérie.
Depuis 1973, après le premier choc pétrolier, il y a eu une réelle prise de pouvoir du désert sur la
ville. Tous les acquis sociaux et économiques qui avaient été réalisés entre les années 1950 et
1970 ont été complètement avortés. Pis encore, le monde arabe a connu des contre-révolutions
socio-économiques, dans lesquelles l’Islam a été instrumentalisé pour faire échouer le
mouvement nationaliste arabe considéré comme « développementaliste » sur le plan
économique.
Le passage vers des économies post-pétrolières ne risque-t-il pas d’être ardu dans ce
contexte ? Le monde arabe possède-t-il d’autres avantages comparatifs?
Sur le plan théorique, les avantages compétitifs du monde arabe sont colossaux. Il y a d’abord les
ressources énergétiques qui continuent d’être exploitées à mauvais escient. Il existe également,
quoiqu’on en dise, des surfaces agricoles extrêmement fertiles, de l’énorme Soudan, même
coupé en deux, au tout petit Liban. Il y a eu quelques tentatives par le passé d’exploiter ce
potentiel mais qui n’ont jamais abouti. Dans les années 1970, le Fonds arabe pour le
développement économique et social avait mis sur pied un plan visant à transformer le Soudan
en réservoir de produits agricoles pour l’ensemble du monde arabe. Mais ce projet, à l’instar
d’autres plans de développement panarabe, n’a finalement pas vu le jour.
Au niveau des avantages compétitifs, les ressources humaines pèsent également dans la balance.
Simplement, elles émigrent. Le monde arabe est l’une des plus fortes zones d’émigration, en
raison de l’absence d’opportunités d’emploi. Cela nourrit un cercle vicieux aux effets néfastes.
Le problème réside donc moins dans l’absence de ressources ou d’avantages comparatifs que
dans leur mode d’exploitation ou leur canalisation.
Les Arabes n’ont jamais fait ce qu’ont fait les Prussiens et les Japonais du XIXe siècle ou encore
les Coréens du XXe siècle. L’Allemagne était le pays le plus en retard d’Europe tandis que le
Japon était un petit empire féodal déchiré par d’interminables querelles internes.
Qu’ont fait concrètement ces pays?
Ils ont d’abord alphabétisé les campagnes pour avoir une main d’œuvre qui s’adapte au monde
industriel moderne. Ils ont eu aussi des politiques de protection sociale très actives. Toutes les
expériences réussies d’industrialisation ont commencé par un développement des campagnes et
des zones rurales.
Ils ont ensuite conclu un pacte avec les principales forces sociales qu’on qualifierait de
partenariat public-privé dans le vocabulaire moderne, dans l’optique de développer des filières
industrielles et technologiques entières. Dans le monde arabe, ce choix collectif n’a pas encore
été fait ; dans le cas de l’Egypte et de la Syrie, par exemple, où l’industrie du coton constitue un
avantage comparatif, l’on est resté sur les phases terminales du cycle de production. Quand il
s’agit d’importer une machine textile, ces deux pays ont recours au Japon ou à l’Allemagne qui
n’ont d’ailleurs pas de coton (…).
Il faut dominer la filière technologique dans les domaines où le monde arabe a des avantages
comparatifs. Même là où il n’y a pas d’avantages structurels, une société peut décider de créer et
d’exceller dans une filière technologique pour assurer le bien être économique, la justice sociale
et le plein emploi. Cela a été le cas des Finlandais qui ont parié sur l’électronique en lançant
Nokia (devenu le premier constructeur mondial de téléphones mobiles de 1998 à 2011, ndlr).
Cela a changé la face d’un des pays les plus pauvres d’Europe. Quant une décision collective
d’acquérir la science et la technologie est prise, comme cela a été le cas en Corée du Sud ou au
Japon durant l’ère Meiji, rien ne peut l’arrêter même le système de brevet le plus hermétique.
Il y avait cette vision et cette mobilisation populaire en Algérie et en Egypte dans les années 60.
Cette conscience n’existe plus aujourd’hui en raison de la polarisation entre islamistes et laïcs,
d’une part, et la domination de l’idéologie et des politiques inspirées du néolibéralisme d’autre
part.
Le pétrole ne constitue-t-il pas un atout majeur pour investir dans les nouvelles
technologies et les secteurs à haute valeur ajoutée ?
De nombreux dirigeants arabes affirment à ce sujet que le pétrole est vendu pour acquérir en
contrepartie de la technologie. Or la technologie ne s’acquiert pas, elle se pratique. C’est une
pratique collective d’une société entièrement mobilisée vers ce but.
Il existe d’ailleurs en histoire économique de nombreux travaux intéressants sur la Révolution
industrielle ainsi que sur les moyens de rattrapage adoptés par les retardataires de
l’industrialisation. Les dirigeants arabes devraient s’en inspirer.
La rhétorique néolibérale va-t-elle, à votre avis, perdre du terrain dans le contexte actuel
de crise du capitalisme ?
Rien n’est moins sûr. Les générations actuelles d’économistes arabes sont plutôt néolibéraux.
Les forces islamistes le sont aussi. Les développementalistes sont devenus très minoritaires face
aux libre-échangistes. Mais cela n’est pas étonnant. Il y a quarante ou cinquante ans, la plupart
des élites arabes partaient se former en URSSS, ils en revenaient socialisants. Les élites arabes
sont aujourd’hui formées en Europe et aux Etats-Unis. Elles reviennent avec des idées et des
concepts néolibéraux et elles n’ont absolument pas les moyens intellectuels de concevoir un
modèle alternatif ni même de réaliser que l’économie de rente est à la base du despotisme et de
l’absence de développement.
Quels sont les principaux défis économiques à moyen terme?
Il faut d’abord reprendre conscience des questions de ruralité, de pauvreté et d’inégalité. Il reste
encore beaucoup d’arabes qui vivent dans des conditions de dénuement total dans les campagnes.
Quelques 80 millions d’individus sont analphabètes, dont une bonne partie se trouve dans les
zones rurales.
Il y a également ceux qui vivent dans des gourbis, des shantytowns ou des cimetières,
notamment en Egypte, pendant que les fortunes des milliardaires arabes ne font que s’accroître.
Ce phénomène n’attitre pas l’attention mais tant que ces poches d’analphabétisme et d’extrême
pauvreté existent, il n’y a point de développement possible.
En ce qui concerne le chômage et l’emploi, il est quasi-impossible de rentrer dans un réel cycle
de créations d’emplois, sans mettre en pratique la science et la technologie, sauf à ne produire
que des emplois à faible valeur ajoutée, comme c’est le cas depuis plusieurs décennies. La
recherche et le développement, l’électronique, l’informatique, la santé, sont autant de secteurs
vers lesquels les sociétés arabes doivent s’orienter et se reconvertir.
Il existe aujourd’hui quelques succès, certes, mais ils sont éparpillés et ne s’inscrivent pas dans
des politiques globales de diversification économique et de mobilisation de la société.
Qu’en est-il de la politique fiscale dans le monde arabe?
L’impôt ne joue pas son rôle redistributif dans cette région du monde. La politique fiscale est le
reflet de la force sociale dominante qui est la force des bénéficiaires de l’économie rentière. La
taxation ne touche pas aux rentes, notamment aux plus-values résultant de l’appropriation de la
rente foncière. Les plus values boursières sont elles aussi, en règle générale, à l’abri de tout
prélèvement fiscal. En revanche, toute activité productrice est taxée. Même si ce phénomène est
aujourd’hui observable avec plus ou moins d’intensité aux quatre coins du monde, il remonte à
plus d’un demi siècle dans la région, bien avant que le néolibéralisme économique ne triomphe.
Cela a été exacerbé par la création de nombreuses zones franches fiscales. On a détaxé les
nouveaux investissements, même quand il s’agissait de l’ouverture d’un hôtel qui ne produit pas
de grande valeur ajoutée ou de sous-traitance tout à fait passive avec une multinationale. En
Tunisie, un des gros problèmes a été l’existence d’une zone franche qui a coupé en deux
l’économie du pays au détriment de la création d’un véritable tissu industriel productif.
Aujourd’hui, l’un des principaux défis est de pouvoir défaire ces anciennes structures.
Quelles sont les erreurs à éviter de l’expérience post-soviétique en Europe de l’Est ?
Au lendemain de la chute de l’URSS, le phénomène de privatisations massives a été qualifié par
un ouvrage collectif sur le sujet de « grande braderie à l’Est ». La vente d’actifs appartenant à
l’Etat s’est produite de manière non éthique, non productive et non économique. Cela ne veut pas
dire pour autant qu’il ne faille pas privatiser certains secteurs, notamment ceux où le secteur
privé est susceptible d’être plus performant que l’Etat. Dans la conclusion d’un de mes ouvrages,
je préconise d’ailleurs la privatisation des secteurs pétroliers dans le monde arabe dans l’objectif
de mieux redistribuer la richesse, et ceci par la création de fonds d’investissements qui
conserveraient et gèreraient la part importante des actions distribuées à la population pauvre et
dont les revenus permettraient de financier les activités sociales.
Faut-il créer un bloc économique arabe ? Quelles sont les entraves à une meilleure
intégration dans la région ?
Sur le papier, il existe plusieurs structures d’intégration économique. En 1964, le Conseil de
l’Unité économique arabe avait été créé, suivi d’un marché commun arabe en 1967, puis à partir
de 1996 d’une zone de libre échange (GAFTA, Great Arab Free Trade Agreement, ndlr). Il existe
en outre une union douanière au sein du conseil de coopération du Golfe (CCG). Certaines de ces
initiatives ont tourné court, les autres n’ont pas produit les effets escomptés.
Ce qui bloque toute intégration économique réelle c’est l’économie de rente et les lobbys
d’hommes d’affaires de chaque pays qui ne veulent pas d’intégration. Chacun préfère préserver
sa petite niche dans son pays et ne pas la partager.
Quoiqu’il en soit, je ne suis pas de ceux qui défendent le principe d’union économique à tout
prix. Ce n’est pas l’effet de dimension qui engendre un développement, contrairement aux
théories marxistes.
Le principe de dimension géographique, selon lequel rien ne peut être fait sans économies
d’échelle est une idée fausse. Il l’est d’autant plus qu’on vit dans un monde où les droits de
douanes s’amenuisent et où la liberté commerciale s’est généralisée.
En outre, plusieurs petits pays ont réussi à s’industrialiser et se développer à partir de
l’exploitation d’une filière propre à eux ; c’est le cas dans l’histoire du Danemark, de la Hollande
et du Portugal qui s’étaient spécialisés autrefois dans les techniques de navigation et la
construction de navires. Les Etats arabes doivent regarder cette réalité en face. Un bloc
économique est souhaitable mais n’est pas la condition primordiale pour le développement dans
la région. Il faut en priorité envisager un modèle de développement alternatif à celui basé sur
l’économie rentière. C’est dans ce contexte que l’on pourra réaliser avec succès le projet
d’intégration économique.
Bachir El Khoury
http://economiesarabes.blog.lemonde.fr/
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