La Lettre du Rhumatologue Directeur de la publication : Claudie Damour-Terrasson Rédacteur en chef : B. Combe Rédacteur en chef adjoint : J. Sibilia Comité de rédaction C. Bailly - X. Chevalier - F. Duriez - B. Fautrel P. Le Goux - E. Legrand - S. Perrot - S. Poiraudeau A. Saraux - T. Thomas - O. Vittecoq - D. Wendling É ditorial Éditorial Nous faisons de vos spécialités Nous faisons de vos spécialités notrespécialité spécialité notre La fibromyalgie : quelles causes ? Fibromyalgia: which causes? IP P. Giniès* Conseillers scientifiques B. Mazières (Toulouse) - Ph. Orcel (Paris) Comité de lecture M. Audran (Angers) - B. Bannwarth (Bordeaux) F. Berenbaum (Paris) - P. Bourgeois (Paris) A. Cantagrel (Toulouse) I. Chary-Valckenaere (Vandœuvre-lès-Nancy) P. Chazerain (Paris) - P. Claudepierre (Créteil) B. Delcambre (Lille) - P. Delmas (Lyon) V. Devauchelle (Brest) - M. Dougados (Paris) L. Euller-Ziegler (Nice) - F. Eulry (Paris) R.M. Flipo (Lille) - B. Fournié (Toulouse) P. Goupille (Tours) - P. Guggenbuhl (Rennes) C. Job-Deslandre (Paris) - A.C. Koeger (Paris) J.L. Kuntz (Strasbourg) - P. Lafforgue (Marseille) J.D. Laredo (Paris) - P. Le Goff (Brest) X. Le Loët (Rouen) - M. Lequesne (Paris) - D. Lœuille (Nancy) J.F. Maillefert (Dijon) - C. Marcelli (Caen) X. Mariette (Paris) - M. Marty (Créteil) P. Meunier (Lyon) - J. Morel (Montpellier) - T. Pham (Marseille) J.M. Pouillès (Toulouse) - J. Roudier (Marseille) J. Sany (Montpellier) - T. Schaeverbeke (Bordeaux) J. Tebib (Lyon) - R. Trèves (Limoges) - J.P. Valat (Tours) Fondateur : Alexandre Blondeau Société éditrice : EDIMARK SAS Président-directeur général Claudie Damour-Terrasson Rédaction Secrétaire générale de rédaction : Magali Pelleau Première secrétaire de rédaction : Laurence Ménardais Rédactrices-réviseuses : Cécile Clerc, Sylvie Duverger, Muriel Lejeune, Odile Prébin Infographie Premier rédacteur graphiste : Didier Arnoult Responsable technique : Virginie Malicot Rédacteurs graphistes : Mathilde Aimée, Christine Brianchon, Rémy Tranchant Dessinatrices d’exécution : Stéphanie Dairain, Christelle Ochin Commercial Directeur du développement commercial : Sophia Huleux-Netchevitch Directeur des ventes : Chantal Géribi Directeur d’unité : Jennifer Lévy Régie publicitaire et annonces professionnelles Valérie Glatin Tél. : 01 46 67 62 77 – Fax : 01 46 67 63 10 Abonnements : Lorraine Figuière (01 46 67 62 74) Mots-clés : Fibromyalgie – Douleur chronique – Maladie bio-psycho-sociale. Keywords: Fibromyalgia – Chronical pain – Bio-psycho-social disease. “Nihil est sine ratione.” E (Rien n’est sans raison.) Leibniz n 1980, les médecins de SOS Médecins Paris étaient appelés plusieurs fois par nuit pour des crises de tétanie. En 2007, sans que cela atteigne la fréquence des appels pour cause de spasmophilie, ils sont demandés pour des crises de douleur nocturne chez les patients atteints de fibromyalgie. Ce parallèle a pour but d’éclairer sociologiquement cette seconde maladie, en espérant que nous ne rencontrerons pas le même triple échec que pour la première, c’est-à-dire l’absence d’explication concernant son expansion puis sa disparition, la non-compréhension de son mécanisme, et, enfin, l’absence de traitement. Mais soyons positifs et observons le remarquable challenge que constitue pour la médecine la prise en charge de la fibromyalgie. Ce challenge, c’est l’émergence d’un mal qui nous contraint à nous ouvrir simultanément à une approche biologique, psychologique et sociologique. En effet, le modèle bio-psycho-social s’impose pour chercher toutes les pistes de travail possibles, sans en oublier aucune, et surtout en respectant le point de vue de tous les spécialistes concernés par la fibromyalgie. La clairvoyance par la pluridisciplinarité Le premier axiome de ce modèle est la pluricausalité. Il n’est pas facile de l’affronter en clinique et de l’expliquer au patient. Très probablement, face à la fibromyalgie, le rhumatologue a raison de parler de désadaptation neuromusculaire à l’effort, le psychiatre de trouble de la communication interpersonnelle lié à un manque de reconnaissance lors de la préadolescence, le sociologue médical du bilan négatif de l’identité représentationnelle sociale. Comment, dès lors, face au patient, utiliser de manière compétente tous ces outils pour une synthèse opérante ? Un premier conseil s’impose : ne pas se crisper sur une approche, et savoir s’enrichir du regard de l’autre spécialiste, afin de s’approprier des compétences nouvelles, qui aideront à la prise en charge de nouveaux patients atteints de fibromyalgie. 2, rue Sainte-Marie, 92418 Courbevoie Cedex Tél. : 01 46 67 63 00 - Fax : 01 46 67 63 10 E-mail : [email protected] Site Internet : www.edimark.fr * Président du Collège national des médecins de la douleur, responsable du Centre d’évaluation et de traitement de la douleur du CHRU de Montpellier. Adhérent au SNPM Revue indexée dans la base PASCAL La Lettre du Rhumatologue - n° 339 - février 2008 LR-NN-339-0208.indd 3 14/02/08 16:02:10 Éditorial É ditorial Le deuxième impératif est de considérer la pondération variable de ces trois paramètres de causalité, le biologique, le psychologique et le sociologique, imbriqués de façon unique chez chaque patient fibromyalgique. Cette pondération originale s’entend aussi dans la construction chronologique des événements bio-psycho-sociaux de la vie du patient. Plusieurs étiologies différentes peuvent aboutir au même symptôme fibromyalgique. Mais analysons plus finement chacun de ces aspects, le social, le biologique et l’existentiel. Le social Chaque génération a ses challenges : dans l’après-guerre, ce fut la mutation de la ruralité vers l’urbanité (les plus fragiles exprimant ce difficile combat par l’extraversion spasmophilique) ; depuis 1975, le défi réside dans le passage du local au mondial (les moins armés faisant dysfonctionner le système social et médical par l’exclusion fibromyalgique). Les contraintes sociales de la mondialisation ont assigné aux femmes un nouveau rôle : celui de travailleuse, en plus de leurs fonctions d’épouse, de mère et d’icône de la féminité. Ce challenge est, pour bon nombre d’entre elles, démesuré, d’où la défaillance qui apparaît chez certaines, déstabilisées par la lutte vers l’accomplissement de ces quatre fonctions. Inaccessible modèle de réussite La plainte fibromyalgique serait-elle une avancée sur les 35 heures ? Le modèle imposé aux femmes et parfois aux hommes constitue un véritable “burn-out social”. Thomas Philippon (1) a bien décrit ce phénomène qui fait que les rapports modernes au travail s’inscrivent à travers le “management du petit chef”, dans une pression concurrentielle injuste et parfois humiliante. Le symptôme fibromyalgique est alors l’alarme et le témoin que la société met en place pour signaler l’excès de dogmes tels que le rendement toujours croissant et mondialisé. Quand la vie n’a plus de goût, la maladie en crée un même s’il est amer. Une thèse (2) que j’ai codirigée en sociologie comparait 30 patients français et 30 patients slovaques atteints de fibromyalgie. Pour trouver ce type de patients en Slovaquie, pays qui a 20 ans de décalage par rapport à nous si l’on se fonde sur des critères occidentaux, il a fallu interroger les médecins de famille, en sachant que si ces derniers en connaissent, de tels patients ne consultent jamais pour ce motif de douleur ou de fatigue, tant l’autocensure interdit, surtout aux femmes, LR-NN-339-0208.indd 4 de telles plaintes. Même si toutes les civilisations semblent connaître la fibromyalgie, son explosion médico-sociale est le reflet d’une “modernité”. Ce rôle social de la maladie est amplifié et explique la place que les associations de fibromyalgiques ont prise. La représentation de la médecine est technique mais déshumanisée. Mettre celle-ci en échec permet au patient de demander une présence médicale certes inefficace mais redevenue de ce fait terriblement humaine. Parfois même, l’impuissance des moyens scientifiques est telle que la médecine est mise hors jeu, au profit de la “patamédecine” chère à M.F. Kahn. L’esprit de lucre de certains complète le tableau, et les fibromyalgiques abandonnés par la médecine sont alors mûrs pour la BBM (blind-based medicine), au détriment de la médecine fondée sur les preuves, ou EBM (evidence-based medicine). I Le signe comme maladie Le discours “algophile” ambiant se substitue à l’impéritie du discours sur les mécanismes et les traitements (les voitures avaient auparavant des pannes mécaniques, puis elles ont eu des pannes électriques ; aujourd’hui, celles-ci sont électroniques). Face aux grandes maladies, le discours est connu et n’étonne plus dans une société de médiatisation de la souffrance, mais faire de la souffrance seule un discours, c’est revenir à l’essence même de la maladie. Pour paraphraser Jean de La Fontaine, la douleur est moins criante que la souffrance, qui l’est moins que la plainte, elle-même moins forte que la demande. La fibromyalgie se caractérise au début par la mise en échec des laboratoires, mais elle s’épanouit en devenant une maladie des laboratoires. Ces laboratoires furent accusés de désintérêt pour la fibromyalgie, puis de cacher les découvertes, enfin de jouer le rôle d’amplificateur socio-économique de la plainte fibromyalgique. I Injustice L’injustice sociale est constante (non-reconnaissance de la maladie par la Sécurité sociale, par la médecine, etc.). Le sentiment d’abandon après l’échec de tous les traitements, et de toutes les explorations, qui se sont révélées normales, se double du sentiment d’exaspération suscité chez les médecins et perçu par le patient. La recherche sur Internet est la seule issue avec l’inscription à une association de patients (essai de reconstruction identitaire sociale). Comprendre ce rôle des associations, c’est mieux gérer les éventuels excès. L’injustice vécue par le patient fibromyalgique est sociologique. Elle s’inscrit aussi dans le passé du sujet et dans son avenir (pas d’espoir de traitement, pas de juste pension, donc la solitude, voire la déchéance). La Lettre du Rhumatologue - n° 339 - février 2008 14/02/08 16:02:11 Le biologique La fibromyalgie est une maladie ubiquitaire. Rien de simple dans cette souffrance : tout est perturbé, toutes les disciplines sont touchées, de l’ophtalmologie à la gastroentérologie, de la rhumatologie à la psychiatrie. Comme le réglage des grands automatismes est défaillant, c‘est une véritable “cyber-maladie”. Les algologues ont récupéré ce discours : défaut du système de contrôle de la douleur, donc allodynie généralisée. La cause de cette défaillance du contrôle inhibiteur diffus de la nociception reste, contrairement au défaut du système de défense immunitaire, sans interprétation psycho-sociale claire (2). Ici, prenons garde à l’effet “trou noir”, qui happe tous les autres diagnostics ! La fibromyalgie englobe et fait trop facilement disparaître ou sous-évaluer les autres diagnostics et composantes tels la dépression, la conversion, les avantages secondaires intrapsychiques ou interpersonnels. À l’inverse, la fibromyalgie peut cacher une classique maladie rhumatologique exclusive ou être une composante de celle-ci. Corriger ou compléter le diagnostic est alors souvent coûteux en explorations et difficile à expliquer au patient, qui le vit comme une injustice tant la représentation de cette affection est forte et profondément gravée dans les circuits médiatiques. La maladie s’imprime tel un circuit neuronal, dans lequel le discours sur la maladie est lui-même matérialisé en image d’IRM fonctionnelle (en tout cas, l’imagerie fonctionnelle cérébrale est maintenant quotidiennement reproduite dans la presse magazine). Le psychologique L’évaluation psychiatrique n’est pas simple. Il y a, comme dans les autres maladies douloureuses chroniques “classiques”, trois grands tableaux de personnalité d’après le multi-dimensional pain inventory (MPI) [3]. On peut être authentiquement fibromyalgique et avoir une personnalité dépressive, conversive ou proche de l’état limite. Donc pas d’avancée nouvelle par rapport au social et au biologique. Pourtant, les chercheurs des sciences fondamentales affinent leurs protocoles de recherche sur l’animal en étudiant les outils biologiques ou d’imagerie à la lumière de protocoles expérimentaux mimant les scénarios de la vie des hommes. Tel animal stressé artificiellement en présence ou en l’absence d’un congénère de sa fratrie sera ou non allodynique (abaissement des seuils de la douleur, comme cela est observé chez le patient fibromyalgique). La Lettre du Rhumatologue - n° 339 - février 2008 LR-NN-339-0208.indd 5 Éditorial É ditorial L’interrogatoire historiographique précis montre la grande fréquence du sentiment d’injustice vécu dès l’enfance, vis-à-vis d’un membre de la fratrie, pour la part d’amour reçue du père ou de la mère, ressentie comme manifestement insuffisante par rapport à celle reçue par le frère ou la sœur. Un questionnaire complété par 100 fibromyalgiques appartenant à une association de patients relevait ce scénario, entre l’âge de 7 ans et 14 ans, sans jalousie à l’égard du membre de la fratrie favorisé et avec en plus une acceptation résignée de cet état de fait. Cela reste à confirmer par votre expérience clinique (4). Les pathologies de défaillance du contrôle de la douleur, comme la fibromyalgie, seraient plus subtilement perturbées par des ambiances existentielles particulières que par les grands cataclysmes (deuil, divorce, violences, etc.). Ici, l’hypothèse pathogénique proposée pourrait être qu’une première expérience refoulée d’injustice (au moment où l’enfant devient un être social, entre 7 et 14 ans) reste quiescente pendant 20 ans jusqu’à l’apparition d’une nouvelle situation sociale injuste mimant toutes les composantes émotionnelles de la première “vaccination”, pour être amplifiée par cette frustration d’adulte au point de parasiter les systèmes de contrôle descendants, notamment ceux de la douleur. Belle logique, qui expliquerait aussi le sentiment de n’être jamais compris, reconnu, ni par la société, ni par les médecins, ni par ses proches. Incompréhension accentuée par la distorsion entre la gravité de la plainte et la normalité de l’habitus. Même si vous n’adhérez pas à cette hypothèse, recherchez ce schéma chez vos patients, car soit vous serez étonné de sa pertinence et déclencherez une étude multicentrique, soit vous serez surpris de la facilité avec laquelle se déroule la consultation de ce patient fibromyalgique qui, pour la première fois depuis bien longtemps, aura lu dans vos yeux un intérêt aiguisé pour son cas. Puissent les patients fibromyalgiques stimuler notre créativité médicale et l’empathie dont ils ont tant besoin, car, comme dit Roland Barthes, “bien nommer, c’est soulager”. ■ Références bibliographiques 1. Philippon T. Le capitalisme d’héritiers : la crise française du travail. Paris : Seuil, 2007, 110 p. 2. Giniès P. Atlas de la douleur. Paris : Prime Time éditions, 1999, 314 p. 3. Turk DC. Directions in perspective chronic pain management based on diagnostic characteristics of the patient. APS Bulletin 1998;8(5):5-11. 4. Giniès P. La fibromyalgie d’une baronne hongroise. Douleurs 2005;6(6):283-4. 14/02/08 16:02:12