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Dossier spécial
POLITIQUE MONÉTAIRE
1975-2015 : la BNS à l’av ant-garde
Au milieu des années 1970, les économies
développées se trouvent en effet à un tour-
nant. A ce moment-là, les taux d’inflation
ont atteint des niveaux inédits. S’opère alors
dans les pays développés une transition plus
ou moins rapide vers des niveaux d’inflation
plus bas, qui vont perdurer jusqu’à nos jours.
La Suisse se distingue dans cette transition
par une baisse de l’inflation
particulièrement rapide. En
fait, c’est l’adoption d’une vision
nouvelle de la banque centrale
qui s’opère à ce moment-là. La
Suisse fut l’une des premières
économies développées à adop-
ter cette vision.
A cette époque apparaît le phé-
nomène de
stagflation
, une conjonction de
taux d’inflation élevé et de ralentissement de
la croissance, avec une hausse du chômage.
Jusque-là, il semblait que des taux d’infla-
tion élevés permettaient de stimuler l’acti-
vité économique. Cet arbitrage, jusqu’alors à
la base de la politique monétaire, est remis
en cause.
Les banques centrales cherchent alors de
nouveaux principes de politique monétaire.
Deux doctrines sont en compétition. La
première consiste à affirmer que l’inflation
observée alors n’était pas d’origine moné-
taire. La lutte contre l’inflation se fait donc
en dehors des banques centrales. Il s’agit de
faire pression sur les syndicats pour limiter
la hausse des salaires. La deuxième doctrine
quant à elle reconnaît l’origine monétaire
de l’inflation. Si des taux d’inflation élevés
coexistent avec un ralentissement écono-
mique, c’est parce que les anticipations
d’inflation sont elles-mêmes élevées. Il s’agit
donc avant tout pour la politique monétaire
de réduire ces anticipations d’inflation en
signalant et en mettant en œuvre une poli-
tique volontariste de désinflation grâce à
des taux d’intérêts élevés. Cette doctrine
est fortement influencée par la recherche
en macroéconomie, qui souligne le rôle
fondamental des anticipations. C’est cette
doctrine qui finira par s’imposer comme le
fondement du fonctionnement des banques
centrales modernes. Avec la reconnaissance
de l’origine monétaire de l’inflation, la maî-
trise de celle-ci deviendra l’objectif principal
des institutions monétaires.
A la Banque nationale suisse, la doctrine
monétaire prend rapidement le dessus. Ce
tournant s’opère en 1973-1974, il y a presque
exactement 40 ans. A ce moment-là, il est re-
connu au sein de la BNS que la production se
trouve au-dessus de sa capacité et que cela
a pu contribuer à générer les hauts niveaux
d’inflation, et que donc ramener l’économie
à son niveau de capacité peut a
contrario la réduire. Les cher-
cheurs de la BNS notent aussi
le lien étroit entre la croissance
monétaire et l’inflation. Alors
qu’elle était jusque-là centrale
dans la lutte contre l’inflation,
la politique des salaires comme
moyen de maîtrise de la hausse
des prix est abandonnée
1
. Ce changement
doctrinal se traduit par l’adoption en 1974
d’objectifs en termes de croissance moné-
taire. Les résultats sont spectaculaires
(fi-
gure 1)
: en 1975, l’inflation suisse retombe
à 2 %, bien en-deçà de la moyenne des pays
développés (9 %) et des autres petites éco-
nomies ouvertes (12 %). Les coûts à court
terme d’une telle politique sont élevés, car
la Suisse connaît alors une forte récession,
mais le niveau de croissance rejoint rapide-
ment des niveaux comparables aux autres
pays développés, tandis que l’inflation est
durablement stabilisée.
A la suite de la crise des subprimes, le rôle
des banques centrales a été de nouveau
questionné. En effet, cette crise, d’origine fi-
nancière, n’a pas pu être évitée. Dans quelle
mesure des variables financières, comme le
prix des actions, celui des logements ou le
volume du crédit, doivent-ils influencer la
manière dont les banques centrales fixent
leurs taux d’intérêt directeur ? Cette ques-
tion se pose d’autant plus que des déséqui-
libres financiers peuvent apparaître même
en l’absence de pressions inflationnistes,
comme ce fut le cas avant la crise de 2007.
Or, les prix des actifs n’entrant pas en ligne
de compte dans les mandats des banques
centrales, les politiques monétaires ont été
relativement accommodantes, contribuant
ainsi à alimenter les bulles financières. Ce-
pendant, augmenter les taux d’intérêt pour
lutter contre une hypothétique bulle finan-
cière peut aussi mettre en danger la crois-
sance économique et créer de la déflation.
Il existe de forts points communs entre la Banque nationale
suisse (BNS) d’aujourd’hui et celle d’il y a 40 ans. A l’époque
tout comme de nos jours, l’économie mondiale est en crise
Par Kenza Benhima
Professeure de Macroéconomie à l’Université
de Lausanne et membre du Center for
Economic Policy Research (CEPR)
https://sites.google.com/site/benhimakenza/
« Stabiliser
le cycle
financier »
Kenza Benhima. Professeure de macro-
économie à l’Université de Lausanne et
membre du Center for Economic Policy
Research (CEPR).
Ancienne élève de l’Ecole Normale Supé-
rieure (Cachan) et de l’Ecole Nationale de
Statistique et d’Analyse Economique (EN-
SAE), a obtenu son master à l’EHESS et son
doctorat à l’Université de Nanterre. Ses
recherches portent sur la macroéconomie
internationale et l’économie monétaire.