politique monétaire Dossier spécial Il existe de forts points communs entre la Banque nationale suisse (BNS) d’aujourd’hui et celle d’il y a 40 ans. A l’époque tout comme de nos jours, l’économie mondiale est en crise 1975-2015 : la BNS à l’av Par Kenza Benhima Professeure de Macroéconomie à l’Université de Lausanne et membre du Center for Economic Policy Research (CEPR) https://sites.google.com/site/benhimakenza/ Kenza Benhima. Professeure de macroéconomie à l’Université de Lausanne et membre du Center for Economic Policy Research (CEPR). Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure (Cachan) et de l’Ecole Nationale de Statistique et d’Analyse Economique (ENSAE), a obtenu son master à l’EHESS et son doctorat à l’Université de Nanterre. Ses recherches portent sur la macroéconomie internationale et l’économie monétaire. 32 Au milieu des années 1970, les économies A la Banque nationale suisse, la doctrine développées se trouvent en effet à un tour- monétaire prend rapidement le dessus. Ce nant. A ce moment-là, les taux d’inflation tournant s’opère en 1973-1974, il y a presque ont atteint des niveaux inédits. S’opère alors exactement 40 ans. A ce moment-là, il est redans les pays développés une transition plus connu au sein de la BNS que la production se ou moins rapide vers des niveaux d’inflation trouve au-dessus de sa capacité et que cela plus bas, qui vont perdurer jusqu’à nos jours. a pu contribuer à générer les hauts niveaux La Suisse se distingue dans cette transition d’inflation, et que donc ramener l’économie à son niveau de capacité peut a par une baisse de l’inflation contrario la réduire. Les cherparticulièrement rapide. En cheurs de la BNS notent aussi fait, c’est l’adoption d’une vision nouvelle de la banque centrale « Stabiliser le lien étroit entre la croissance monétaire et l’inflation. Alors qui s’opère à ce moment-là. La le cycle qu’elle était jusque-là centrale Suisse fut l’une des premières financier » dans la lutte contre l’inflation, économies développées à adopter cette vision. la politique des salaires comme A cette époque apparaît le phémoyen de maîtrise de la hausse nomène de stagflation, une conjonction de des prix est abandonnée1. Ce changement taux d’inflation élevé et de ralentissement de doctrinal se traduit par l’adoption en 1974 la croissance, avec une hausse du chômage. d’objectifs en termes de croissance monéJusque-là, il semblait que des taux d’infla- taire. Les résultats sont spectaculaires (fition élevés permettaient de stimuler l’acti- gure 1) : en 1975, l’inflation suisse retombe vité économique. Cet arbitrage, jusqu’alors à à 2 %, bien en-deçà de la moyenne des pays la base de la politique monétaire, est remis développés (9 %) et des autres petites économies ouvertes (12 %). Les coûts à court en cause. Les banques centrales cherchent alors de terme d’une telle politique sont élevés, car nouveaux principes de politique monétaire. la Suisse connaît alors une forte récession, Deux doctrines sont en compétition. La mais le niveau de croissance rejoint rapidepremière consiste à affirmer que l’inflation ment des niveaux comparables aux autres observée alors n’était pas d’origine moné- pays développés, tandis que l’inflation est taire. La lutte contre l’inflation se fait donc durablement stabilisée. en dehors des banques centrales. Il s’agit de A la suite de la crise des subprimes, le rôle faire pression sur les syndicats pour limiter des banques centrales a été de nouveau la hausse des salaires. La deuxième doctrine questionné. En effet, cette crise, d’origine fiquant à elle reconnaît l’origine monétaire nancière, n’a pas pu être évitée. Dans quelle de l’inflation. Si des taux d’inflation élevés mesure des variables financières, comme le coexistent avec un ralentissement écono- prix des actions, celui des logements ou le mique, c’est parce que les anticipations volume du crédit, doivent-ils influencer la d’inflation sont elles-mêmes élevées. Il s’agit manière dont les banques centrales fixent donc avant tout pour la politique monétaire leurs taux d’intérêt directeur ? Cette quesde réduire ces anticipations d’inflation en tion se pose d’autant plus que des déséquisignalant et en mettant en œuvre une poli- libres financiers peuvent apparaître même tique volontariste de désinflation grâce à en l’absence de pressions inflationnistes, des taux d’intérêts élevés. Cette doctrine comme ce fut le cas avant la crise de 2007. est fortement influencée par la recherche Or, les prix des actifs n’entrant pas en ligne en macroéconomie, qui souligne le rôle de compte dans les mandats des banques fondamental des anticipations. C’est cette centrales, les politiques monétaires ont été doctrine qui finira par s’imposer comme le relativement accommodantes, contribuant fondement du fonctionnement des banques ainsi à alimenter les bulles financières. Cecentrales modernes. Avec la reconnaissance pendant, augmenter les taux d’intérêt pour de l’origine monétaire de l’inflation, la maî- lutter contre une hypothétique bulle finantrise de celle-ci deviendra l’objectif principal cière peut aussi mettre en danger la croissance économique et créer de la déflation. des institutions monétaires. ant-garde 1/// 1//0 1//1 1//2 1//3 1//4 1//5 1//6 1//7 1//8 1/0/ 1/00 1/01 1/02 1/03 1/04 & Pour résoudre ce problème, les banques cen- 2013, bien avant l’échéance imposée par Bâle l’abandon du taux plancher en janvier trales ont besoin d’un deuxième instrument, III. En effet, en Suisse, les inquiétudes sont dernier. Or, plus qu’un simple effet en plus des taux d’intérêt. La politique macro- fortes quant à l’émergence d’une telle bulle de la crise, la baisse des taux semble prudentielle a pour but de jouer ce rôle. Il dans le secteur de l’immobilier. Depuis 2007, s’inscrire dans un déclin séculaire (figure 3). Si les taux d’intérêt sont s’agit là du principe de Tinbergen : pour les prix de l’immobilier y ont augmenté de proches de zéro et que le bilan de la réaliser deux objectifs (stabilisation des prix 40 %, tandis que l’inflation, elle, a été négaBNS est un instrument risqué, quels et prévention des crises financières), deux tive depuis 2011, rendant impossible une instruments sont à développer pour instruments sont nécessaires (taux d’intérêt correction de la bulle par la hausse des taux faire face à ce genre de situation ? directeurs et politique macro-prudentielle). d’intérêt. De plus, la place prépondérante du Tout d’abord, au niveau opérationnel, Il ne s’agit pas seulement de mieux réguler le secteur financier, avec une forte concentrala BNS a apporté une réponse orisystème bancaire (de nombreuses mesures tion du secteur bancaire rend la Suisse parginale en mettant en place des taux ont été mises en place dans ce sens), mais de ticulièrement vulnérable à de potentielles d’intérêt négatifs. Elle a ainsi monstabiliser le cycle financier. Dans ce cadre, crises financières futures. tré que cela n’était pas une curiosité la BNS a mis en place un volant de fonds Pour l’avenir, les taux d’intérêt bas constithéorique, mais que cela pourrait bien propres contra-cycliques. Ainsi, la propor- tuent un problème plus pernicieux. Ceux-ci tion requise de fonds propres des banques, limitent la marge de manœuvre de la BNS augmenter les marges de manœuvre Tout d’abord, au niveau opérationnel, la BNS a apporté une réponse originale en mettant en notamment des banques d’importance syspourpaslauneconduite des banques centrales. Ensuite, au place des taux d’intérêt négatifs. Elle a ainsi montré que cela n’était curiosité de la politique monétaire théorique, mais que cela bien augmenter les marges de manœuvre des banques témique, peut êtrepourrait augmentée ou abaissée en général et pour la politique de change niveau théorique, il reste encore à centrales. Ensuite, au niveau théorique, il reste encore à savoir jusqu’à quel point le bilan des en fonction desservir risques de développement en particulier, surtout dans un contexte où savoir jusqu’à quel point le bilan des banques centrales peut d’instrument. 2 d’une bulle financière, afin que les banques la Suisse fait figureFigure de valeur refuge face banques centrales peut servir d’insCependant, force est de constater que, plus fondamentalement, la réponse au problème des puissent faire face à leurs pertes en cas de à une zone euro en difficulté. Pour découtaux d’intérêt bas se situe en dehors des banques centrales. En effet, ceux-ci reflètent la forte trument. demandeetmondiale pour deslaactifs sans risque. répondre rager à cette des demande, les entrées massives de capitaux et Cependant, force est de constater que, crise pour limiter croissance duPour crédit. 6///// gouvernements jouent un rôle central en fournissant de la dette publique. Même une banque plus fondamentalement, la réponse au Ce volant a été activé Suisse entout. février empêcher l’appréciation du franc, il sufcentrale innovante comme la BNS en ne peut pas encore firait 5///// en temps norproblème des taux d’intérêt bas se siFigure 1 mal de baisser le taux tue en dehors des banques centrales. 4///// d’intérêt. Comme cela En effet, ceux-ci reflètent la forte 3///// n’est pas possible, la demande mondiale pour des actifs 2///// solution alternative est sans risque. Pour répondre à cette de un mande, les gouvernements jouent d’acheter des actifs eu1///// ropéens. Cette stratérôle central en fournissant de la dette 0///// gie est risquée car elle publique. Même une banque centrale / la taille du fait exploser innovante comme la BNS ne peut pas bilan de la BNS et son encore tout. exposition au risque de Source : BNS. 1 Edward Nelson, 2008, « Ireland and change (figure 2). C’est #!#! #"#" #### Switzerland : The Jagged Edges of the Great la conscience de ces Inflation », European Economic Review, Volume 52, Issue 4, p.700-732. risques qui a justifié OPTIONS « C’est la conscience de ces risques qui a justifié l’abandon du taux plancher » Dossier spécial et le rôle des banques centrales se redéfinit. A chaque fois, la BNS a été pionnière dans l’adoption d’idées nouvelles. Source : Fonds Monétaire International. Figure 3 Figure 2 "#, 6///// *""(, + 01 0/ 4///// 3///// 2///// 1///// Source : BNS. " 5 ) 3 1 1/// 1//0 1//1 1//2 1//3 1//4 1//5 1//6 1//7 1//8 1/0/ 1/00 1/01 1/02 1/03 1/04 0///// / 7 ; 5///// / )1 0874 088/ 0884 1/// 1//4 1/0/ Source : Fonds Monétaire International. 33