Cours de Sciences économiques et sociales DAEU A, 2011

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Cours de Sciences économiques et sociales DAEU A, 2011-­‐2012, Université de Montpellier III Polycopié 2 Enseignante :
Laure
Chantrel,
maîtresse
de
conférences
en
économie,
[email protected],
http://laurechantrel.free.fr
1.2. L’économie, science sociale Comme nous l’a montré le texte de Sismondi, la définition de l’économie politique comme science de la richesse, c’est-à-dire
comme étude du marché et de la production a été contestée très tôt. En 1793, William Godwin publie Enquiry concerning
Political Justice, and its Influence on General Virtue and Happiness (Enquête sur la justice politique et son influence sur la vertu
et le bonheur en général). Dans ce traité, il développe une philosophie
utilitariste où il cherche les moyens d’assurer « le plus grand bonheur pour le
plus grand nombre ». C’est ainsi que ce définit l’utilitarisme qui est une
philosophie qui va avoir une grande influence sur la théorie économique.
L’idée principale de l’utilitarisme classique est qu’une société est juste et bien
ordonnée, quand ses institutions majeures sont organisées de façon à
procurer la plus grande somme totale possible de satisfaction pour l’ensemble
des individus qui en font partie, la plus grande utilité possible (pour reprendre
le terme des marginalistes). Ils vont chercher les moyens de mesurer le
bonheur, ce qui n’est pas une tâche facile !
Parmi les philosophes utilitaristes qui sont aussi des économistes, on peut
citer Jérémy Bentham (qui introduisit le terme d’utilitarisme en 1780 et publie
Principes de la morale et de la législation en 1789, Malthus (1766-1834), John
Stuart Mill (1806-1873) et plus récemment au XXe siècle Alfred Marshall (18421924), Arthur Cecil Pigou (1877-1959) et John Harsanyi (1920-2000).
Les économistes ne peuvent se contenter des moyens d’accroître la richesse matérielle, ils doivent trouver les moyens
d’améliorer les conditions de vie en société. Cela signifie qu’ils vont chercher non pas les lois de répartition de la
richesse sur le marché, mais les moyens d’avoir une juste répartition de la richesse.
Répartition : Action de répartir, de partager quelque chose, manière dont une chose est répartie, partagée. Marcus Antonius
amenait avec lui des scribes en grand nombre et des arpenteurs qui procédèrent à la répartition des meubles et des terres (A.
France, Clio, 1900, p. 88).Une longue queue assiégeait à l'école où l'on faisait la répartition des vivres (Van der Meersch, Invas.
14, 1935, p. 266).L'inégalité dans la répartition des biens culturels est tout aussi criante. L'éducation populaire ne doit pas être
l'apanage des seuls clercs (Cacérès, Hist. éduc. pop., 1964, p. 184).
SYNT. Répartition des approvisionnements, des bénéfices, du butin, des marchandises, du pouvoir, des profits, des
ressources, des richesses, des tâches, des travaux; répartition égalitaire, équitable, inégale, injuste, juste, optimum.
In Trésor de la langue française informatisée. http://www.cnrtl.fr/definition/r%C3%A9partition
1.2 .1. Marx ou la critique de l’économie politique Marx (1818-1883) a écrit un grand nombre d’ouvrages. On distingue ses œuvres politiques, par exemple Le manifeste du parti
communiste (1848) et les œuvres fondatrices de sa pensée, par exemple le Livre 1 du Capital, paru en 1867.
Dans l'œuvre de Marx, les questions se posent tout à fait différemment. Marx ne
cherche pas les moyens d’aménager la société capitaliste afin d’assurer le bonheur
des ouvriers, mais plutôt les moyens de remettre en question de façon radicale la
société capitaliste.
Il reprend à Ricardo l’idée selon laquelle l'accumulation du capital caractérise la
croissance économique. Avec une nuance cependant, mais elle est de taille : Marx
borne historiquement ses analyses économiques. Le concept d'accumulation
du capital n'a de validité que dans le cadre de la société capitaliste qui n'apparaît
en tant que rapport social dominant qu'à partir du XVIIIe siècle finissant.
Qu’est-ce que cela veut dire rapport social dominant ? Des exemples d’économie capitaliste reposant sur l’appropriation des
profits par une classe, la classe des capitalistes, existent depuis longtemps. Marx étudie l’histoire du capitalisme dans les villes
d’Italie du nord au XIVe et au XVe siècles et plus tard dans les villes hanséatiques. Mais cette organisation sociale reste
cantonnée dans quelques villes ; elle ne se répand pas dans les campagnes, elle ne se généralise pas. Un rapport social
dominant est une organisation sociale qui s’impose progressivement et donc la progression est permanente, jusqu’à
ce que cette organisation sociale soit remise en cause.
Marx se place d'emblée comme un critique de l'économie politique classique et comme un critique de la société
capitaliste. Il dénonce les méfaits de cette dernière et sa philosophie de la vie est indissociable de sa critique de
l'économie. Son œuvre tout entière se présente comme un projet de libération de l'homme. Elle est articulée autour du
concept d'aliénation.
Le projet de Marx est donc tout à l'opposé de celui des auteurs classiques. Alors que ces derniers souhaitaient promouvoir
la société de marché, lui ne pense qu'à sa destruction.
Cette vision critique le conduit premièrement à historiciser (adopter une approche historique au lieu d’une analyse qui est
intemporelle chez les classiques) les analyses de Smith et de Ricardo.
Il dénonce l'aspect naturaliste de leur pensée, c'est à dire qu'il leur reproche de croire que les lois économiques sont des lois
naturelles au même titre que les lois physiques (chercher une définition du naturalisme sur internet). Deuxièmement, lorsqu'il
étudie le marché, la marchandise, il est porté par sa théorie de l'aliénation de sorte que son économie est aussi philosophie,
histoire.
Son projet critique le conduit à remettre en cause la séparation entre les différentes sciences.
Toujours est il que dans la société capitaliste que Marx étudie, l'économie (la marchandise) est au centre de la vie. Marx
commence le livre 1 du Capital par la phrase suivante :
La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s'annonce comme une « immense
accumulation de marchandises ». L'analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse, sera par
conséquent le point de départ de nos recherches.
2
C'est pour cette raison que Marx consacre tant de pages à la critique de l'économie. C'est un phénomène tout à fait spécifique
de la société bourgeoise. Dans les autres sociétés, l'économie ne jouait qu'un rôle tout à fait subalterne.
L'économie est au centre de la vie, mais seulement en tant qu'elle est l'aliénation de la vie même. Dans la société bourgeoise,
la vie "a revêtu une nature d'emprunt". Le mouvement de la vie s'est renversé. Les relations entre les êtres vivants sont
déterminées par des relations économiques. L’échange de marchandises est devenue la relation sociale dominante.
L'économie, en tant qu'elle domine les autres secteurs de la vie sociale, se définit par les mécanismes de marché. Ici les
produits de l'activité humaine sont devenus des marchandises ; sur le marché, les individus sont vendeurs ou acheteurs de
marchandises, ils se définissent seulement par les marchandises dont ils sont porteurs. Ils sont contenus tout entier dans les
produits de leur travail, indépendamment de ce qu'ils sont par ailleurs. Ils sont sans qualité particulière.
Les relations qu'ils nouent sur le marché sont strictement des relations qui quantifient les rapports entre acheteurs et vendeurs,
ils pèsent le poids des marchandises qu'ils représentent.
Le travail de chacun n'est plus un travail particulier, il n'existe que par rapport à la somme d'argent qu'il peut représenter :
"chacun apparaît vis-à-vis de l'autre comme possesseur d'argent ou mieux comme argent lui même, si l'on considère le
procès d'échange" (Principes d'une critique de l'économie politique, T 2, p. 92).
Les individus n'existent socialement que par les objets qui les représentent, marchandises, argent, capital, travail... Les
relations de dépendance entre les hommes sont maintenant masquées. Chacun a l’air d’être rémunéré en contrepartie de
l’utilité des capitaux qu’ils possèdent, alors que selon Marx, le profit est produit par le travail des ouvriers et approprié
par les capitalistes.
Et c'est ce masque que Marx va tâcher de lever. Et c’est la raison pour laquelle il commence son grand ouvrage Le Capital,
livre 1, 1° édition 1867 par l'étude de la marchandise. Et ce n'est pas parce que la marchandise lui apparaît comme la seule
richesse, ni même la richesse principale, c'est parce qu'historiquement dans la société capitaliste, la richesse a pris la forme de
la marchandise.
La marchandise est définie d'une façon problématique. Ce n’est pas un bien ou un service ayant un prix comme chez les
mercantilistes, les classiques ou les marginalistes.
Elle est avant tout un mode de socialisation, elle est un rapport social, mais son existence même masque un rapport social.
C'est le rapport d'exploitation. Alors que dans la société féodale, il apparaissait clairement que le seigneur prélevait un
surplus sur le serf, puisque celui-ci lui donnait directement ce qu'il lui devait, dans la société capitaliste, rien de tel n'apparaît car
le travail est devenu une marchandise. Les ouvriers vendent leur travail en échange d’un salaire et cette rémunération est
définie comme la contrepartie de leur travail.
Pour que le capitaliste s'approprie un surplus, il suffit qu'il achète du travail en versant un salaire. Le prélèvement qu’il opère (le
profit) est masqué par la transformation du travail en marchandise (le salariat).
Au-delà de toutes ses considérations bien peu économiques, Marx est tout de même contraint pour étudier l'économie
capitaliste de ne retenir que certaines catégories de richesses :
1) par rapport à sa théorie de la valeur, il retiendra comme Ricardo les marchandises qui ont une utilité (une valeur d'usage)
non pas pour le producteur mais pour les acheteurs potentiels. Tout au contraire il faut que ces choses soient dépourvues
d'utilité pour leur possesseur afin de devenir des marchandises :
3
"Pour lui (l'échangiste), la marchandise n'a aucune valeur utile immédiate : s'il en était autrement, il ne la mènerait pas
au marché. La seule valeur utile qu'il lui trouve, c'est qu'elle est porte-valeur, utile à d'autres et par conséquent, un
instrument de l'échange." (Ibid., p. 621). 2)
La société capitaliste semble accumuler des marchandises, c'est en fait du capital qu'elle accumule. L'argent est en dernier
ressort le mobile de l’activité de l’homme dans cette drôle de société.
Par rapport à la nécessité d'expliquer le mouvement d'accumulation du capital qui est au cœur de la société capitaliste, Marx va
restreindre son analyse au travail qui produit du capital, c'est à dire, comme nous le verrons un peu plus loin, au travail
producteur de plus-value, ou, ce qui revient au même aux marchandises qui sont produites par du capital.
Comment comprendre cette proposition ? Il ne faut pas oublier tout d'abord que le capital est un rapport social : c'est une
somme d'argent utilisé dans l'achat d'une quantité de travail consommé dans le procès de travail (le processus de production)
afin d'obtenir un profit.
Ou encore, c'est un processus de reproduction élargie : A (argent) — M (Marchandise) — A’ (argent’) .
Avec A’ supérieur à A. A’ — A = le profit.
C’est de l'argent qui se transforme en marchandise pour produire plus d'argent. Dans ce cadre là, l'activité de l'artisan, attachée
à son travail personnel, est limitée. Elle n'appartient pas à la production capitaliste. En effet, l'artisan peut bien s'enrichir, mais
pas plus que ne lui permet la durée de sa journée de travail. Et s'il achète le travail d'autres ouvriers me direz-vous ? Alors il
devient un capitaliste.
Et maintenant, on fait un saut dans l’Histoire !
Révisez votre cours sur Marx Définitions :
- la marchandise
- le processus d’accumulation du capital
- l’aliénation
- un rapport social dominant
- l’exploitation du travail par le capital (le rapport d’exploitation)
Questions :
Qu’est-ce qui caractérise l’économie capitaliste ?
4
1.2.2. De la définition de la richesse au développement des libertés Amartya Sen va s’élever contre la définition de la science économique réduite à la science de la production marchande et non
marchande. « L’économie est une science morale » écrit-il. Cela signifie que l’économie ne peut pas ne pas se préoccuper des
questions de justice sociale. Et même que les conditions du progrès de la justice sociale sont son objet même.
« Le développement peut être appréhendé comme un processus d'expansion des
libertés réelles dont jouissent les individus »1 écrit Amarty Sen.
Dans le cadre de cette théorie du développement, les libertés sont conçues tout à la
fois comme la fin première (rôle constitutif) et comme un moyen principal (rôle
instrumental) du développement.
1.2.2.1. Définition des libertés substantielles La réalisation des libertés substantielles est le fondement de l’économie politique.
L’économie est alors définie comme la science du développement humain :
Par libertés substantielles, j'entends l'ensemble des "capacités" élémentaires, telles
que la faculté d'échapper à la famine, à la malnutrition, à la morbidité évitable et à la
mortalité prématurée, aussi bien que les libertés qui découlent de l'alphabétisation,
de la participation politique ouverte, de la libre expression, etc. Dans cette
perspective, le développement s'accompagne de l'expansion des libertés
fondamentales, celles mentionnées ci-dessus en particulier.2
Qu’est-ce qu’une science morale ?
A vous de chercher et de proposer une définition plus complète
que celle que je vous ai donnée.
Le développement des libertés substantielles est la fin première du développement. Les libertés substantielles jouent un rôle
constitutif dans ce développement.
La priorité accordée à la liberté humaine comme objectif du développement est distinguée de l'efficacité instrumentale de
certaines libertés, c'est-à-dire de la capacité que certaines libertés ont d'accroître la qualité de vie des personnes, leurs
possibilités d'action…, autrement dit leur liberté substantielle.
En fait, pour bien comprendre, il s’agit des mêmes libertés vues dans deux perspectives différentes. Par exemple, chaque
individu a un droit fondamental à l’éducation. L’éducation a une valeur pour l’individu indépendante de l’utilité immédiate qu’il
peut en tirer. Elle accroît ses possibilités de choix, les opportunités sociales qui s’ouvrent à elle, elle accroît le respect qu’elle a
pour elle-même, elle lui permet de réaliser un projet de vie. En ce sens, le droit à l’éducation appartient aux libertés
substantielles. Elle est une fin du développement. Mais l’augmentation du niveau d’éducation d’une population est aussi fort
utile pour développer la production et les échanges économiques. En ce sens l’éducation est une liberté instrumentale ; elle est
1 Sen A. (2000), p.13
2 Sen A. (2000), p.46
5
un moyen du développement. Le développement des libertés instrumentales (ici l’éducation conçue comme un moyen du
développement) permet le développement des libertés substantielles (ici l’éducation conçue comme une fin indissociable de la
conception, de la réalisation d’un projet de vie et d’accéder à l’estime de soi).
1.2.2.2. Définition des libertés instrumentales Sen distingue les libertés politiques, les facilités économiques, les opportunités sociales, les garanties de transparence et la
sécurité protectrice. Ce qu'il est important de comprendre, c'est que ces libertés se complètent mutuellement3. Autrement dit,
c'est à partir de l'interrelation entre les différents types de libertés que l'on peut comprendre le processus de développement
économique.
1. Les libertés politiques “ Par libertés politiques, au sens le plus général, incluant donc les droits civiques, j'entends l'ensemble des possibilités,
offertes aux individus, de déterminer qui devrait gouverner et selon quels principes, de contrôler et de critiquer les
autorités, de s'exprimer sans restriction et de lire une presse non censurée, de choisir entre les partis politiques
antagonistes etc. ”4
Les libertés politiques peuvent être facilement instrumentalisées. Amartya Sen montre que, dans les pays démocratiques, les
gouvernements prennent toutes les mesures en cas d'insuffisance alimentaire et les individus ne meurent plus de faim.
2. Les facilités économiques “Par facilités économiques, j'entends les opportunités, offertes aux individus, d'utiliser les ressources économiques à des fins
de consommation, de production, ou d'échanges. ”5 L'accroissement du revenu et de la richesse d'un pays doit se traduire,
dans l'optique du développement économique, par l'accroissement des facilités économiques de la population, c'est-à-dire de
son niveau de vie, mais aussi de ses capacités d'accéder au financement (microcrédit pour les individus, financement des
investissements pour les entreprises). La question du crédit est centrale par rapport aux facilités économiques qui peuvent être
contraintes par une contraction de celui-ci. Cette problématique des facilités économiques met la question de la répartition des
ressources au cœur de la problématique du développement.
3. Les opportunités sociales “Par opportunités sociales, j'entends les dispositions prises par une société, en faveur de l'éducation, de la santé ou d'autres
postes et qui accroissent la liberté substantielle qu'ont les personnes de vivre mieux.”6 L'existence de ces opportunités
améliore bien sûr la qualité de vie des populations qui entre dans les indicateurs de développement. D'autre part, elle favorise
la participation des individus aux activités économiques et politiques.
4. Les garanties de transparence Les garanties de transparence permettent la confiance entre les parties impliquées. Elles impliquent la liberté de traiter, à
quelque niveau que ce soit, en respectant une garantie au moins implicite de clarté. “Des garanties de cet ordre jouent un rôle
instrumental déterminant dans la prévention de la corruption, de l'irresponsabilité financière et des ententes illicites.”7
3 Sen A. (2000), p.48.
4 Sen (2000), p.48.
5 Sen A (2000), p.48
6 Sen A. (1999), p.49.
7 Sen A. (2000), p.49.
6
5. La sécurité protectrice Elle doit servir à fournir un filet de protection sociale aux personnes afin qu'elles ne se retrouvent pas réduites à la misère, voire
à la famine ou à la mort8. Ce volet concerne les dispositions institutionnelles permanentes (allocations…), et les capacités
d'interventions exceptionnelles.
1.2.2.3. Le bien-­‐être : diversité et hétérogénéité Amartya Sen insiste sur les différences qu’il existe entre les différents individus et la nécessité d’en tenir compte si l’on veut
pouvoir apprécier la liberté dont ils disposent.
Il est possible d'identifier 5 sources directes de variation entre nos revenus réels et les avantages - le bien-être et la liberté qu'il est possible d'en tirer :
•
L'hétérogénéité des personnes (âge, sexe, infirmité ou maladies) implique que les besoins sont divers.
•
Les diversités de l'environnement (climat, pollution, maladies endémiques).
•
Les disparités de l'environnement social (services publics, nature des relations sociales, criminalité).
•
La relativité des perspectives :
"un individu doté d'un statut relativement pauvre dans un pays riche rencontre des obstacles insurmontables qui
l'empêchent d'assumer certains "fonctionnements élémentaires" (participer à la vie sociale par exemple) même si ces
revenus, en termes absolus, sont de loin supérieurs au niveau moyen qui permet aux individus de pays plus pauvres
d'assumer ces mêmes fonctionnement avec aisance… On rencontre la même variabilité si l'on examine le montant des
ressources personnelles nécessaires pour jouir d'une bonne estime de soi."9
Un individu pauvre est privé des moyens lui permettant d’accéder à l'estime de soi. Or l’estime de soi est le fondement de la
justice (Amartya Sen reprend cette idée à John Rawls, Théorie de la justice comme équité, 1971).
•
La distribution au sein de la famille : les revenus acquis au sein de la famille sont partagés par tous. La famille constitue
donc l'unité de base dans tout examen du revenu du point de vue de son utilisation. Toutefois, au sein de la famille la possibilité
pour chacun de réaliser ses objectifs, et donc le bien-être ou la liberté de chaque membre de la cellule familiale, dépend des
règles de répartition en usage au sein de la famille (par exemple liés à l'âge, au sexe, ou aux besoins reconnus).
Conclusion : il apparaît clairement que la notion d'opulence (possession d'un revenu élevé) fournit un critère très limité pour
juger de la qualité de vie.
L'attention doit se porter sur les libertés qui résultent des biens, et non sur les biens considérés pour eux-mêmes.
Dans cette perspective, la pauvreté doit être appréhendée comme une privation des capacités élémentaires, et non, selon la
norme habituelle, comme une simple faiblesse des revenus. Certes aucune condition ne prédispose autant à une vie de
pauvreté qu'un revenu inadéquat. Mais se focaliser sur les capacités permet
•
de se focaliser sur des privations qui ont une importance intrinsèque (à la différence des revenus dont la signification est
instrumentale) ; par exemple, comme on l’a vu, l’absence d’éducation n’est pas seulement un handicap pour accéder au
marché du travail, elle est une privation d’un bien qui a une valeur en soi pour les individus.
•
Le revenu n'est pas le seul instrument qui produise des capacités d’agir, de choisir, de mener sa vie ; et donc la pauvreté
réelle est influencée par d'autres facteurs ; ainsi les individus pauvres qui ont un diplôme vivent mieux que ceux qui n’ont aucun
8 Sen A. (2000), p.50.
9 Sen A. (2000), p.79.
7
diplôme.
•
La relation instrumentale entre pénurie des revenus et pénurie de capacités d’agir varie d'un pays à l'autre, d'une famille à
10
l'autre, d'un individu à l'autre .
Cette approche conduit bien évidemment à une autre conception des inégalités. Ainsi, si l'on veut comparer les inégalités entre
les Etats-Unis et l'Europe, on ne pourra prendre uniquement en compte les inégalités par le revenu. Il faudra prendre en
compte les inégalités générées par le chômage par exemple.
"L'expérience montre que les nuisances du chômage s'étendent loin au-delà de la perte de revenus et affectent
l'équilibre psychologique, la motivation professionnelle, les compétences et l'estime de soi. On sait qu'il est la cause
d'une augmentation des maladies et du taux de morbidité (et même de mortalité) d'une détérioration des relations
sociales et familiales, d'un renforcement de l'exclusion sociale et d'une accentuation des tensions sociales et des
inégalités liées au sexe."11
Dans la lutte contre la pauvreté monétaire, l'Europe enregistre de meilleurs résultats. Mais bien sûr il en va différemment au
niveau du chômage. L'indifférence américaine au sort des indigents paraît intolérable aux européens, alors que l'indifférence au
chômage paraît intolérable aux américains.
"Ces divergences d'attitudes reflètent, bien évidemment, des conceptions distinctes de la responsabilité individuelle et
sociale, sur lesquelles j'aurai l'occasion de revenir."12
Si on regarde maintenant l'Europe et les Etats-Unis du point de vue de la capacité de survivre, ce sont les Etats-Unis qui
révèlent les inégalités les plus aiguës. Du point de vue de la capacité élémentaire d'atteindre l'âge adulte, la situation des
Américains noirs de sexe masculin est moins bonne que celle des Chinois, incomparablement plus pauvres, des habitants du
Kerala13, ou encore du Sri Lanka, du Costa Rica, de la Jamaïque et de bien d'autres pays du Tiers-Monde.
Le Kerala avait 25 millions d’habitants en 1980, 3,9% de la population indienne sur un petit
territoire. Le niveau de vie dans cet état est inférieur à la moyenne de l’Union, avec toutefois une
production alimentaire non monétisée plus satisfaisante qu’ailleurs. L’espérance de vie y est très
supérieure à la moyenne indienne : 61,2 ans pour les hommes et 64,4 ans pour les femmes en 79,
pour 52 et 51 pour l’Union. Il existe dans cet état une tradition sociale assez ancienne (avant
l’indépendance acquise en 1947) qui se traduit par des aides en argent pour les indigents et
l’existence d’un embryon d’assistance chômage. En 1981 550 000 personnes étaient secourues à
l’un ou l’autre titre. Il existe des programmes nutritionnels destinés aux futures mères et aux
enfants : 2 millions de mères et leurs jeunes enfants + 4 millions d’enfants en âge d’école. Le statut
féminin est nettement meilleur au Kerala que dans le reste de l’Inde, de sorte que l’espérance de
vie des femmes est de 3 ans supérieure à celle des hommes (en Inde, l’espérance de vie des
femmes est inférieure d’un an à celle des hommes). Et la mortalité infantile est de 44 pour mille
contre 125 pour mille en Inde. Le réseau hospitalier est particulièrement développé, et il existe un
tissu serré de soins primaires. Les dépenses de santé publique par habitant sont égales à 2% du
PIB par tête : c’est important pour l’Inde. La solution du réseau de soins de santé primaire est peu
onéreuse et très efficace. Enfin le niveau d’instruction supérieur à celui de l’Inde. Le taux
d’alphabétisation est de 69% pour 39% dans l’Inde, la différence correspond à l’alphabétisation des
femmes. Cela entraîne une efficacité accrue des campagnes de prévention et un accès plus aisé
au système de soins. “ Le contraste entre le Kerala et les autres états de l’Union indienne montre
qu’une protection sociale menée à l’initiative des pouvoirs publics selon des formules bon marché
privilégie la couverture de l’ensemble de la population sur des prouesses techniques débouche, à
niveau de pauvreté égal, sur une mortalité plus faible. ”, Jacques Bichot (1992), Economie de la
protection sociale, Paris Armand Colin, p.267.
10 Sen A. (2000), p.96.
11 Sen A. (2000), p.102.
12 Sen A. (2000), p.103.
13 Jacques Bichot (1992), Economie de la protection sociale, Paris Armand Colin, p.267
8
Et la situation des femmes noires est moins bonne que celles des blanches américaines, mais aussi que celles des femmes du
Kerala, et similaire à celle des Chinoises. Et avec d'autres indicateurs épidémiologiques, le désavantage se vérifie encore pour
les hommes comme pour les femmes.
En Europe où le droit à la santé est considéré comme un droit fondamental, une telle situation serait jugée intolérable. Enfin,
l'examen des pays du Tiers-Monde permet de mettre en évidence des situations contrastées suivant l'indicateur que l'on
choisit : l'Inde obtient des résultats bien meilleurs que l'Afrique subsaharienne en ce qui concerne l'espérance de vie à la
naissance (60 ans pour 52 ans), le taux de mortalité infantile, l'âge médian au moment du décès (37 ans pour 5 ans). Mais par
contre elle obtient de bien plus mauvais résultats en ce qui concerne la prévalence de la malnutrition. Cela dit à l'intérieur de
l'Inde, les disparités entre régions sont extrêmement importantes. Enfin, on peut souligner la convergence entre un taux
d'alphabétisation des femmes relativement élevé et des taux de mortalité infantile bas.
Plus généralement, les bénéfices de l'éducation vont bien au delà de leur apport au capital humain dans la production des
biens. La perspective des capacités accorde toute leur valeur à ses autres fonctions14
•
Et, par conséquent, la capacité représente la "liberté d'accomplir le bien-être dont dispose une personne"15.
Faut-il privilégier l’état de santé d’une population, son niveau d’éducation, la lutte contre le chômage ou encore la lutte
contre la pauvreté monétaire, ou toute autre alternative ? Il n’y a pas une seule réponse à cette question. Cette
question doit être l’objet de débats publics. Et le choix qui sera fait n’est pas un choix d’économiste, mais un choix
politique. Les économistes sont là simplement pour essayer de mesurer les conséquences des choix politiques.
Apprenez votre cours sur Amartya Sen Définitions
Libertés instrumentales, les cinq libertés instrumentales
Libertés substantielles
Capacités
Développement humain
Développement économique
Pauvreté
Science morale
Amartya Sen, texte à étudier 1. Cherchez dans le dictionnaire les noms de lieux et les noms communs que vous ne connaissez pas.
2. Résumez le texte ci-dessous en 300 mots à peu près.
Pas de bonne économie sans vraie démocratie
Article paru dans l'édition du Monde du 28.10.98
On a vu ces dernières années un penseur inattendu, l'ancien premier ministre de Singapour, Lee Kuan Yew, formuler une sorte
de « théorie générale » du rapport entre la liberté politique et la prospérité économique. Il n'est pas le seul à l'avoir fait. La
louange des avantages supposés d'un « Etat dur » pour promouvoir l'économie a un long passé dans la littérature du
développement. On a même jugé assez injustement que la vive méfiance du sagace Gunnar Myrdal à l'égard de l'« Etat mou »
dans la dramaturgie asiatique devait être interprétée comme une approbation de l'inflexibilité politique dans l'intérêt d'une
bonne économie.
14 Sen A. (2000), 292.
15 Cf. Sen A. (2000 a), p. 78.
9
Il est vrai que certains Etats assez autoritaires (tels le Singapour de Lee, la Corée du Sud sous le régime militaire et, plus
récemment, la Chine) ont connu des taux de croissance plus élevés que d'autres pays moins autoritaires (comme l'Inde, le
Costa-Rica et la Jamaïque). Mais le tableau d'ensemble est infiniment plus complexe que pourrait le suggérer telle ou telle
observation isolée.
Les études statistiques systématiques ne viennent guère étayer l'hypothèse d'une contradiction générique entre droits civiques
et performance économique. En réalité, des savants comme Partha Dasgupta, Abbas Pourgerami et Surjit Bhalla ont apporté
des preuves nombreuses suggérant que les droits civiques et politiques ont un impact positif sur le progrès économique.
D'autres savants leur ont trouvé des rythmes divergents. D'autres encore soutiennent, selon la formule de John Helliwell, que,
sur la base des informations disponibles, « une interprétation optimiste des résultats d'ensemble permettrait de conclure que la
démocratie, dont la valeur est apparemment indépendante de ses effets économiques, s'obtient à peu de frais au prix d'une
moindre croissance ultérieure ». Ces résultats ne renforcent pas l'hypothèse Lee Kuan Yew, selon laquelle il existerait une
incompatibilité essentielle entre droits politiques et performance économique. Plusieurs exemples choisis contredisent la thèse
générale célébrant l'Etat inflexible, laquelle pèche en outre par une mauvaise analyse conceptuelle. Car il y a plusieurs sortes
de droits civiques et politiques comme il y a plusieurs formes d'intrusion autoritaire. Ainsi, on aurait tort d'assimiler le déni de
droits politiques sévissant en Corée du Nord avec celui de la Corée du Sud, bien qu'elles les bafouent toutes deux.
L'interdiction complète de partis d'opposition au nord n'est-elle pas plus répressive que la brutalité exercée sur ces partis au sud
? Certains régimes autoritaires, de « droite » comme de « gauche » Zaïre, Soudan, Ethiopie ou le Cambodge des Khmers
rouges , ont montré une hostilité infiniment plus grande aux droits politiques que d'autres régimes justement qualifiés
d'autoritaires.
Il importe aussi d'examiner plus attentivement le lien de causalité censé fonder ces généralités relatives à l'influence de
l'autoritarisme sur la prospérité. On connaît assez bien, aujourd'hui, les processus qui ont permis le succès économique de la
Corée du Sud, par exemple. Divers facteurs y ont joué leur rôle, dont l'utilisation des marchés internationaux, l'ouverture à la
compétitivité, un fort taux d'alphabétisation, des réformes agraires réussies, des incitations choisies favorisant la croissance et
les exportations. Rien n'indique que ces stratégies sociales et économiques eussent été incompatibles avec davantage de
démocratie ni qu'elles aient dû s'appuyer sur les traits d'autoritarisme réellement présents dans ce pays.
C'est ainsi que l'importance fondamentale des droits politiques n'est pas réfutée par quelque effet prétendument négatif de ces
droits sur la performance économique. De fait, les liens instrumentaux pourraient même leur donner un rôle très positif en cas
de privations drastiques et élémentaires ; savoir si et comment un gouvernement répond à des besoins et des souffrances
intenses pourrait bien dépendre de l'exercice des droits politiques, comme celui de voter, critiquer et protester.
Considérons la question de la famine. J'ai tenté de prouver ailleurs que l'existence théorique et la pratique effective de diverses
libertés et droits politiques facilitent beaucoup l'évitement de désastres économiques comme la famine. De fait, l'un des traits
saillants de l'atroce histoire des famines est qu'on n'en a jamais vu survenir dans un pays doté d'un gouvernement de type
démocratique et d'une presse libre. Elles se sont produites dans les antiques royaumes et les sociétés autoritaires
contemporaines, dans les communautés tribales primitives et les dictatures technocratiques modernes, dans les économies
coloniales administrées par les impérialistes du nord et dans les pays d'indépendance récente du sud gouvernés par leurs
despotes nationaux ou leurs partis uniques et intolérants. Elles n'ont jamais affligé de pays indépendants, tenant des élections
régulières, abritant des partis d'opposition critiques et des journaux qui puissent enquêter librement puis contester la sagesse
des stratégies gouvernementales sans redouter une censure absolue.
Cette association historique entre l'absence de famine et l'existence de liberté politique est-elle causale ou s'agit-il seulement
d'un lien accidentel ? Cette connexion entre droits politiques démocratiques et absence de famine pourra sembler factice si l'on
songe que les pays démocratiques sont en général plutôt riches et du coup immunisés contre la famine pour d'autres raisons. Or
il est des pays démocratiques qui se trouvent être pauvres : Inde, Bostwana ou Zimbabwe, et qui ne connaissent pas non plus
de famines. L'Inde a connu des famines jusqu'à l'époque de l'indépendance, en 1947 ; la dernière, et l'une des plus massives,
survint au Bengale en 1943 et causa la mort de 2 à 3 millions de personnes, estime-t-on. Depuis l'indépendance et l'installation
du multipartisme, on n'a plus vu de grave famine, malgré de très mauvaises récoltes et des disettes assez fréquentes (en 1968,
1973, 1979 et 1987).
Pourquoi faudrait-il supposer un lien générique entre la démocratie et la non-occurrence des famines ? La réponse est aisée.
Les famines tuent des millions de gens dans divers pays de la planète, mais elles ne tuent pas leurs maîtres. Les rois et les
présidents, les bureaucrates et les chefs, les officiers et les commandants ne crèvent jamais de faim. Et pour peu qu'il n'y ait ni
élections, ni partis d'opposition, ni espaces dévolus à la libre critique publique, les autorités n'ont pas à essuyer les
conséquences politiques de leur impéritie et de leur inaptitude à prévenir la famine. La démocratie, en revanche, étendrait le
prix de ce fléau aux groupes de dirigeants et aux politiciens.
Se pose en outre la question de l'information. Une presse libre et, plus généralement, la pratique de la démocratie contribuent
grandement à diffuser telles informations décisives dans les stratégies de prévention de la famine, dont les faits relatifs aux
premières conséquences des sécheresses, des inondations ou à la nature et aux effets du chômage. La source la plus élémentaire
de renseignements sur l'imminence d'une famine nous est fournie par les médias d'information, surtout lorsque existent les
incitations garanties par la démocratie à révéler des faits embarrassants pour le gouvernement et qu'un régime autoritaire
tendrait à censurer. Je soutiendrai d'ailleurs que la liberté de la presse et une opposition politique active constituent le meilleur
système d'alerte préliminaire que puisse détenir un pays menacé par la famine.
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Le lien unissant droits politiques et besoins économiques trouvera une illustration dans le contexte précis de la prévention des
famines si l'on songe à celles, massives, qui frappèrent la Chine de 1958 à 1961. Dès avant les réformes économiques récentes,
la Chine avait, bien mieux que l'Inde, réussi son développement.
Et pourtant, la Chine fut incapable d'empêcher la famine. On estime à présent que ces famines de 1958-61 décimèrent près de
30 millions d'êtres humains. Le fameux Grand Bond en avant commencé à la fin des années 50 fut un immense échec que le
gouvernement chinois refusa d'admettre, poursuivant trois ans encore sa politique dogmatique et désastreuse. On a peine à
croire qu'elle aurait pu être menée dans un pays tenant des élections régulières et doté d'une presse encore sa politique
dogmatique et désastreuse. On a peine à croire qu'elle aurait pu être menée dans un pays tenant des élections régulières et doté
d'une presse indépendante. Tout au long de cette atroce calamité, le régime n'eut à affronter aucune pression des journaux, qui
étaient muselés, ni des partis d'opposition, inexistants.
L'absence d'un système libre d'informations abusa le gouvernement lui-même. Il crut sa propre propagande et les rapports
enjolivés de responsables locaux aspirant aux faveurs de Pékin. On sait en effet que, au moment où la famine allait atteindre
son apogée, les autorités croyaient, à tort, disposer de 100 millions de tonnes de grains de plus qu'elles n'en avaient. Il n'est pas
sans intérêt de noter que Mao lui-même, dont les dogmes radicaux étaient à l'origine du Grand Bond en avant puis de son
maintien, s'aperçut du rôle décisif de l'information démocratique quand on eut enfin reconnu le désastre. En 1962, il livra les
observations suivantes à une assemblée de 7 000 cadres : « Sans démocratie, vous ne comprenez pas ce qui se passe en bas ; la
situation n'est pas claire ; vous serez incapables de réunir assez d'opinions de tous côtés ; il ne peut y avoir de communication
entre la base et le sommet ; les organes de décision se fonderont sur des informations partiales et incorrectes et vous aurez du
mal à éviter le subjectivisme ; il sera impossible d'atteindre l'unité de compréhension et l'unité d'action, impossible d'arriver au
véritable centralisme. »
Il s'agit ici d'une défense fort étroite de la démocratie. L'accent est exclusivement mis sur la diffusion de l'information, le rôle
incitatif d'un tel régime n'est pas mentionné, pas plus que son importance intrinsèque. Il n'en est pas moins remarquable que
Mao ait dû admettre l'immense désastre qu'engendrent des politiques privées du chaînon d'informations qu'eût fournies
naturellement un système plus démocratique. Ces questions gardent toute leur actualité dans la Chine contemporaine. Depuis
les réformes économiques de 1979, les politiques officielles se sont construites sur l'importance des incitations économiques
sans accorder la même importance aux incitations politiques. Tant que les choses vont bien, le rôle régulateur de la démocratie
ne se fait pas trop regretter ; en cas d'erreur politique grave, en revanche, son absence peut devenir catastrophique. C'est sous
cet angle qu'il faut considérer le rôle actuel des mouvements démocratiques chinois.
Un autre groupe d'exemples nous vient de l'Afrique subsaharienne, accablée de famines récurrentes depuis le début des années
70. Bien des facteurs aggravent l'exposition de cette région à la famine, depuis l'impact écologique des détériorations
climatiques qui rendent plus incertaines les récoltes jusqu'aux effets négatifs de guerres et querelles endémiques. La nature
absolument autoritaire de bien des gouvernements d'Afrique subsaharienne n'est pas sans incidence sur la fréquence des
famines, malgré tout.
On ne saurait nier qu'il y eut des gouvernements africains, même ignorant le multipartisme, pour se soucier sincèrement de
détourner désastres et famines. Les exemples en vont du minuscule Cap-Vert à la nation politiquement expérimentale de
Tanzanie. Bien souvent, toutefois, l'absence d'opposition et la censure des journaux garantissaient auxdits gouvernements
l'immunité devant la critique sociale et la pression politique, immunité qui s'exprimait par une brutalité et une insensibilité
totales.
On a longtemps accepté les famines avec fatalisme et souvent rejeté la responsabilité des fléaux sur les forces naturelles ou la
perfidie d'autres pays. De manière différente, le Soudan, l'Ethiopie, l'Ouganda, le Tchad, plusieurs pays du Sahel, d'autres
encore fournissent des illustrations éclatantes de la détérioration d'une situation, faute de la discipline imposée par les partis
d'opposition et les médias d'informations. La route menant à la crise somalienne a été pavée par des décennies d'intolérance,
d'autoritarisme et un travail général de sape des processus politiques rigoureux.
Il ne s'agit pas de contester que les famines de ces pays furent souvent associées à de mauvaises récoltes. Une mauvaise récolte
n'affecte pas seulement les réserves de nourriture, elle détruit l'emploi et les moyens de subsistance. Cependant, les mauvaises
récoltes n'arrivent pas indépendamment des stratégies publiques (dont la fixation gouvernementale des prix, la politique
d'irrigation, de recherche agronomique, etc.). Même en cas de mauvaise récolte, du reste, une sage politique redistributive peut
écarter la famine.
En faisant ce genre de raisonnements, on court, bien sûr, le risque d'exagérer l'efficacité de la démocratie. Les droits et les
libertés politiques sont des avantages permissifs, dont l'efficacité dépend de leur mise en pratique. Les démocraties ont certes
bien réussi à empêcher des désastres faciles à comprendre et où la compassion trouve aussitôt à s'exprimer. Bien d'autres
problèmes ne sont pas aussi clairs. Ainsi, le succès de l'Inde dans l'éradication de la famine n'a pas impliqué qu'elle triomphe
de la même manière de la sous-alimentation, d'un illettrisme ou d'une inégalité sexuelle endémiques. Si le malheur des victimes
de famine constitue un objet politique spontané, ces carences-là exigent une analyse plus profonde, une utilisation plus vaste et
efficace de la communication de masse et de la participation politique. En somme, un recours redoublé à la démocratie. Il faut
noter la difficulté particulière qu'ont les démocraties à se soucier suffisamment de certaines carences, notamment des besoins
des minorités. Sitôt qu'une minorité forme un groupe très distinct, il lui devient plus difficile d'obtenir la sympathie de la
majorité ; du coup, l'exercice du rôle protecteur de la démocratie devient particulièrement problématique.
Qu'on songe à Qu'on songe à l'inefficacité des politiques électorales quand il s'agit d'attirer l'attention générale sur les droits et
le bien-être des groupes séparatistes, notamment ceux qui ont eu recours à des méthodes terroristes ou reçu de l'aide des pays
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étrangers. Les illustrations abondent en Inde, notamment en ce qui concerne le Cachemire, où les preuves se multiplient de la
violation des droits civiques et des libertés personnelles par la police et l'armée indiennes. La frustration des Cachemiris ne
semble pas altérer le comportement politique de la plupart des Indiens. La vaste population musulmane de l'Inde, qui compte
bien plus de 100 millions de représentants, ne paraît guère se soucier de défendre les droits d'une population musulmane
cachemirie minuscule en comparaison. Il est vrai qu'il existe une contradiction fondamentale entre le séparatisme des activistes
musulmans du Cachemire et le profond désir d'intégration d'une population musulmane infiniment plus nombreuse dans le
reste du pays.
Il est difficile d'incorporer au corset rigide de la théorie dite du choix rationnel qui ne prête à l'être humain que le souci de son
égoïsme le désir de répondre aux besoins minoritaires par le truchement de votes majoritaires. Ce scepticisme est fondé dans
une certaine mesure. Le malheur des Afro-Américains lui-même résulte en partie de ce que les Noirs ne forment qu'une
minorité parmi la population américaine. Pourtant, la politique ne fonctionne pas toujours ainsi. Bien des choses dépendent de
la manière dont les questions sont recensées, politisées et problématisées à l'adresse de ceux qu'elles ne concernent pas
directement. Les victimes des famines potentielles, elles aussi, constituent une petite minorité dans n'importe quel pays (une
famine frappe rarement plus de 5 %, au plus 10 %, d'une population), et l'efficacité de la démocratie pour prévenir un tel fléau
tend à reposer sur la politisation du malheur des victimes, à force de réunions publiques qui engendreront une solidarité
politique. La révolte devant les morts par famine mobilise de grandes foules qui ne sont en rien menacées par la faim.
Aux Etats-Unis, de même, l'infortune des gens dépourvus de sécurité sociale, qui forment en fait une minorité démunie, semble
enfin intéresser la politique, et l'on nourrit l'espoir que la machine démocratique va trouver les remèdes depuis trop longtemps
attendus.
Parmi les pays en développement, la Chine s'est distinguée par l'usage de la coercition pour abaisser le taux de renouvellement
de sa population, ici et là, en imposant la « politique de l'enfant unique » et, plus généralement, en subordonnant sécurité
sociale et droits économiques (dont le logement) au respect des règles gouvernementales sur le nombre d'enfants, sans se
préoccuper du sort horrible des enfants de familles nombreuses. Ces inflexibles stratégies comptent beaucoup d'admirateurs.
Le taux de natalité chinois a certainement baissé ; le dernier recensement systématique le situe autour de 21 , beaucoup plus
bas que les 30 de l'Inde ou les 38 moyens des pays pauvres autres que l'Inde et la Chine.
La tentation d'imposer un contrôle obligatoire des naissances apparaît dès lors qu'un gouvernement a d'autres priorités que les
familles elles-mêmes. Semblable divergence peut avoir de graves conséquences. Ainsi, la Chine a certes atteint un taux de
natalité comparable à celui du Kerala, en Inde, mais l'un des effets de la politique officielle de coercition a été d'augmenter
drastiquement le taux de mortalité des petites filles chinoises, sans comparaison avec la situation keralaise. La « préférence
masculine » traditionnelle semble avoir souvent provoqué des réactions extrêmes devant les mesures obligatoires de contrôle
des naissances, dont l'augmentation de l'infanticide féminin ou une éducation négligée des petites filles. Ces horreurs résultent
de la fermeture d'une société où la réduction de la natalité s'obtient sans discussion ouverte et civilisée des besoins personnels
et économiques.
Les droits politiques n'importent pas seulement pour la satisfaction des besoins, mais aussi pour leur expression. Et cette idée
nous renvoie, en dernière analyse, au respect que nous nous devons en tant qu'êtres humains. Dans Taking Leave, l'écrivain et
homme public William Cobbett observait qu'on « entend souvent traiter les classes ouvrières de ``population`` comme on
désigne les animaux d'une ferme par le terme ``bétail`` ». L'importance des droits politiques dans la compréhension des besoins
économiques résulte, en définitive, du regard porté sur les êtres, vus comme des individualités dotées de droits à exercer, non
comme des unités de « bétail » ou de « population » existant passivement et dont il faut s'occuper. Ce qui compte, en réalité,
c'est le regard que nous avons les uns pour les autres.
PAR AMARTYA SEN
Table des matières
1.2. L’économie, science sociale .................................................................................................................................................1 1.2 .1. Marx ou la critique de l’économie politique ......................................................................................................................................... 2 Révisez votre cours sur Marx ................................................................................................................................................................... 4 1.2.2. De la définition de la richesse au développement des libertés ............................................................................................................ 5 1.2.2.1. Définition des libertés substantielles............................................................................................................................................ 5 1.2.2.2. Définition des libertés instrumentales......................................................................................................................................... 6 1.2.2.3. Le bien-être : diversité et hétérogénéité ...................................................................................................................................... 7 Apprenez votre cours sur Amartya Sen.................................................................................................................................................... 9 Amartya Sen, texte à étudier Pas de bonne économie sans vraie démocratie ........................................................................................ 9 12
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