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les mêmes revenus et consomme dans les mêmes termes, "cette personne aura toutes les raisons du
monde de préférer le scénario du libre-arbitre à celui de la soumission".
Mais il ne s'agit là que d'un cas d'école, rétorquent les sceptiques comme les opposants à
l'introduction des libertés élémentaires dans les pays en développement. Sen réfute leurs objections une
à une. Aux tenants de la "thèse de Lee", du nom de l'ancien Premier ministre de Singapour Lee Kuan
Yew qui jugeait le respect des droits individuels incompatible avec un effort national tendu vers le
décollage économique, l'auteur oppose l'absence d'étude comparative susceptible de corroborer cette
conception. L'invocation des "valeurs asiatiques", supposées donner la prééminence aux notions
d'ordre et de discipline, ne tient pas davantage : elle passe la diversité culturelle du continent asiatique
par pertes et profits, et s'appuie sur une lecture sélective et déformante de Confucius. Quant au
raisonnement selon lequel les populations pauvres opteraient invariablement pour la satisfaction de
leurs besoins économiques aux dépens de leurs droits politiques, il revient à soutenir que la majorité, si
on lui donnait la possibilité de s'exprimer, refuserait la démocratie.
La liberté, condition de la survie
Si la place centrale accordée à la liberté dans le processus de développement résultait d'un
simple choix de valeur, on pourrait considérer qu'Amartya Sen a fait là oeuvre d'humaniste, et non
d'économiste. Or les résultats de ses travaux sur l'origine des famines montrent que la jouissance de
leur liberté est la condition de la survie des individus. Le souvenir obsédant d'une scène vécue au
Bengale au cours de son enfance lui laissait pressentir l'étroitesse de ce lien. Le jeune Amartya jouait
dans le jardin de la demeure familiale quand un homme entra et s'effondra près de lui, poignardé.
Pendant qu'on lui prodiguait des soins, l'homme raconta son histoire. Journalier musulman dans une
région majoritairement peuplée d'Hindous, il n'avait trouvé à s'employer que pour un salaire de misère
chez un voisin des Sen. Pour subvenir aux besoins des siens, il n'avait eu d'autre choix que de braver
les affrontements intercommunautaires incessants avant la partition de l'Inde, et avait été agressé par un
groupe de fanatiques à quelques mètres de son lieu de travail. "Dans son cas, conclut Sen, l'absence de
liberté économique s'était conclue par la mort, survenue un peu plus tard à l'hôpital".
Amartya Sen a vérifié cette intuition à l'occasion d'une étude de la famine qui, en 1943, a fait
trois millions de victimes au Bengale. Il a constaté que la quantité de nourriture disponible dans cette
partie de l'Inde n'était pas particulièrement faible : l'augmentation brutale de la demande de produits
alimentaires, due à l'arrivée dans les villes de troupes britanniques destinées à contrer l'avancée
japonaise, s'est traduite par une hausse des prix telle que les populations rurales n'avaient plus les
moyens de se nourrir. Ces premiers résultats ont été confirmés par l'analyse de la famine de 1974 au
Bangladesh, qui s'est déclenchée alors que les ressources alimentaires disponibles par habitant étaient
supérieures à celles de l'année précédente ; ce sont les inondations de l'été 1974 qui, en privant la main-
d'oeuvre agricole de travail et de revenus, ont été à l'origine du phénomène. Les grandes famines,
explique l'auteur, résultent non d'un manque absolu de nourriture, mais de l'inégale attribution
des droits sur cette nourriture, liée à l'inégale répartition du pouvoir d'achat
.
La démocratie est la seule arme efficace contre la famine. Sen rappelle que ce fléau n'a jamais
frappé un Etat garantissant les libertés politiques de ses citoyens, et évoque à l'appui de sa
démonstration la réaction de quatre pays africains à une diminution des quantités alimentaires
disponibles entre 1979 et 1984. Au cours des périodes 1979-1981 et 1983-1984, le Botswana a dû faire
face à une baisse de sa production agricole de 17% et le Zimbabwe de 38%, tandis que la baisse ne
dépassait pas 11 à 12% au Soudan et en Ethiopie. Mais alors que le Soudan et l'Ethiopie, soumis à des
régimes autoritaires, n'évitaient pas des famines de masse en dépit de leur handicap relativement
moindre, le Botswana et le Zimbabwe y échappaient. L'auteur éclaire les mécanismes de cette
protection par la démocratie : la pression des électeurs contraint les gouvernements à mettre en oeuvre
Amartya Sen, Poverty and Famines : An Essay on Entitlement and Deprivation, Oxford, Clarendon Press, 1981.