Brève histoire de la théologie africaine

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Revue des sciences religieuses
84/2 | 2010
Théologies africaines
Brève histoire de la théologie africaine
Gabriel Tchonang
Éditeur
Faculté de théologie catholique de
Strasbourg
Édition électronique
URL : http://rsr.revues.org/344
DOI : 10.4000/rsr.344
ISSN : 2259-0285
Édition imprimée
Date de publication : 30 juin 2010
Pagination : 175-190
ISSN : 0035-2217
Référence électronique
Gabriel Tchonang, « Brève histoire de la théologie africaine », Revue des sciences religieuses [En ligne],
84/2 | 2010, mis en ligne le 17 novembre 2015, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://
rsr.revues.org/344 ; DOI : 10.4000/rsr.344
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BRÈVE HISTOIRE
DE LA THÉOLOGIE AFRICAINE
L’origine controversée de la théologie africaine, ainsi que la
complexité de ses problématiques nous incitent à la prudence quand il
s’agit de retracer les grands courants qui la constituent. En sus, il
serait prétentieux de restituer en quelques lignes la longue et rude
histoire de cette théologie. Ainsi, nous intitulerons modestement notre
propos : « Brève histoire de la théologie africaine ». Nous nous limiterons à l’Afrique subsaharienne et dans une grande mesure à l’espace
francophone, d’une part, à cause de la pertinence des débats et des
réflexions des auteurs, et de l’autre du fait d’une plus grande influence
des théologiens francophones dans le processus d’Africanisation et
d’inculturation du christianisme en Afrique. Nous ne ferons pas allusion au christianisme proconsulaire qui après cinq siècles d’existence
disparaît avec les invasions barbares du 7e s.
Après le déclin du christianisme de Cyrille, de Clément d’Alexandrie, d’Athanase et de Saint Augustin, pour ne citer que ceux-là, il faut
attendre le 19e siècle pour que les missionnaires arrivent sur les côtes
africaines au sud du Sahara, avec en projet la grande mission d’Évangélisation des peuples Noirs. Cette mission était menée en parallèle et
en concomitance avec l’œuvre de colonisation entreprise au 19e siècle
par les puissances occidentales. Cette concomitance a suscité chez
quelques historiens et théologiens africains le soupçon plus ou moins
justifié d’une étroite collaboration entre les deux projets, soupçon qui
a suscité dans certains groupes des réactions identitaires, allant
jusqu’au rejet du christianisme alors dit occidental, et à l’émergence
des christianismes noirs. Nous n’entrerons pas dans ce débat. Il
s’agira pour nous de dégager les harmoniques d’une théologie africaine encore en construction, et de présenter les fondements de
chacune d’elle.
La théologie africaine depuis ses origines s’est inscrite dans une
dynamique qui a épousé les contours de l’évolution culturelle, socioéconomique et même politique du continent, et bien plus encore, a
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intégré quasi-radicalement les évolutions internes à l’Église et à la
géostratégie planétaire.
L’évolution de la théologie africaine est graduelle et très marquée.
Elle part de la théologie du salut des âmes des infidèles, encore
appelée la théologie de la fondation de la chrétienté ou la théologie de
la création de l’Église locale chez les indigènes, jusqu’à la théologie
de la libération holistique en passant par la théologie de l’adaptation,
de l’incarnation, de la libération historique et de la reconstruction.
Notre propos consiste à présenter très succinctement ces différents
courants théologiques avant d’émettre une réserve finale sur leur
pertinence globale.
I. LA THÉOLOGIE
DU SALUT DES INFIDÈLES OU DE LA FONDATION DE LA
CHRÉTIENTÉ
Cette théologie est la conséquence immédiate de la mission
d’évangélisation entreprise par l’Occident au 19e siècle. Elle s’appuie
sur le grand envoi du Christ : « Allez, de toutes les nations, faites des
disciples. Baptisez-les au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit »
(Mt 28,19-20).
Il s’agit en corollaire de convertir les populations indigènes
d’Afrique au christianisme, et d’implanter des Églises locales qui
soient le reflet de l’Église de Rome, avec sa doctrine, sa liturgie, son
organisation institutionnelle, sous l’arrière-fond culturel occidental.
Les missions sont fondées et la pastorale est essentiellement sacramentelle. Les stratégies d’évangélisation sont élaborées dans le but de
conduire les fidèles à Jésus-Christ et à l’Église. En appui de l’évangélisation, les missionnaires s’attellent à la création de nombreuses
œuvres sociales, des hôpitaux et dispensaires, écoles et universités,
centres d’apprentissage des métiers. Il s’agissait de promouvoir
l’homme africain, sans que nécessairement soient pris en compte les
défis culturels d’un peuple clochardisé par l’Histoire. L’œuvre civilisatrice qui accompagne l’évangélisation portera par ailleurs de
nombreux fruits. Mais cette œuvre sociale et humanitaire liée à la
mission, la réelle émergence d’une spiritualité chrétienne, ainsi que le
sentiment d’appartenir à l’Église universelle, ne suffirent pas à
étouffer les frustrations d’un grand nombre d’intellectuels et fidèles
africains qui ont très tôt considéré que le christianisme occidental était
lié à l’idéologie coloniale et pour certains radicaux, qu’il était une
force d’aliénation culturelle du peuple Noir. C’est donc dans le vaste
mouvement d’émancipation des peuples d’Afrique que va s’inscrire la
théologie africaine, comme le précise Alphonse Ngindu Mushete :
« La théologie africaine se situe très nettement dans le prolongement
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des mouvements d’émancipation et de conquête de l’autonomie culturelle et politique du continent noir 1 ».
La théologie de la fondation de la chrétienté n’est rien moins que
la transposition du christianisme tel que vécu en Occident dans le
contexte culturel et géographique de l’Afrique subsaharienne. Un
christianisme limité à la sphère des valeurs était pour beaucoup de
missionnaires le plus important pour l’Afrique. La théologie de la
fondation des missions trouve un appui philosophique dans la pensée
de Placide Tempels qui publie en 1944 un ouvrage intitulé La philosophie de bantoue 2, à l’origine d’un débat toujours d’actualité sur
l’essence de la pensée africaine. Des générations de philosophes africains y ont constamment fait recours, soit pour adopter sa méthode
d’investigation rationnelle, soit pour la récuser. Certains le considèrent comme le point de départ de la théologie africaine.
Tempels établit une ontologie négro-africaine qui selon lui repose
sur la force vitale. Cette force vitale structure toute l’existence de
l’être africain. Toute sa quête de plénitude consiste dans le renforcement de sa force vitale. Il en déduit que de cette même force vitale
découlent sa liberté et son éthique. Pour lui, ce dont le « nègre » a le
plus besoin, ce n’est pas de développement économique, mais de la
reconnaissance de sa dignité et de sa valeur humaine, ainsi que du
moyen de faire croître sa force vitale.
Au vu de ces positions, il était devenu évident pour certains théologiens réactionnaires africains que la pratique missionnaire de développement socio-caritatif n’était pas accompagnée et portée par une
théologie du salut holistique, mais était le moyen le plus efficace pour
faciliter la fondation de la chrétienté en Afrique, cette chrétienté
comprise comme un ensemble de valeurs et de systèmes, de pratiques
et de rites, profondément immergés dans la culture occidentale.
La théologie de la fondation de la chrétienté va générer un
ensemble de frustrations liées d’abord à la méconnaissance des
valeurs et de la dignité africaines, ce que Tempels tentera timidement
de mettre en exergue dans son ouvrage cité, mais aussi liées à l’importance médiocre accordée aux questions de développement économique et de promotion humaine. De la première frustration naîtra la
théologie de l’adaptation, de l’incarnation et de l’inculturation, et de
la seconde naîtra la théologie de la reconstruction.
1. MUSHETE, A. NGINDU, les thèmes majeurs de la théologie africaine, L’Harmattan, Paris, 1989, p. 34.
2. Paris, Présence Africaine, 1944.
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II. LA THÉOLOGIE COMPRISE COMME ADAPTATION
La théologie de l’adaptation établit une continuité entre le christianisme et la foi chrétienne. Elle invite les cultures africaines sur le
champ de l’évangélisation. Aux éditions Présence Africaine paraît en
1956 un ouvrage déterminant, collectif rédigé par des prêtres Africains étudiant en Occident, Des prêtres noirs s’interrogent 3. Cet
ouvrage donnera le ton de la théologie de l’adaptation et aura un
retentissement important sur de nombreuses générations de théologiens africains.
Les théologiens de l’adaptation fondent leur intuition sur le
mystère de l’incarnation. Vincent Mulago, l’un des auteurs de l’ouvrage, l’explique : « l’adaptation n’est rien d’autre que cette « incarnation » de l’acte missionnaire dans tout l’humain. […] Le but à obtenir,
c’est que le peuple récemment converti pense et vive le christianisme
avec son âme propre […] l’adaptation n’est rien d’autre que cette
présentation du message chrétien par son aspect le plus en harmonie
avec les aspirations du peuple à gagner au Christ […]. Le Logos en
prenant notre pauvre nature humaine ne l’a pas d’abord dépouillée de
ses propriétés ; en se penchant sur nous, il n’a rien perdu de ce qu’il
était : Dieu parfait, dans une unité parfaite de personnes ; tel est le
mystère de l’incarnation que l’Église n’a jamais cessé d’initier et de
reproduire dans son élan missionnaire 4 ». Comme méthode, ils envisagent de creuser, fouiller, déblayer avec patience le terrain rocailleux
des superstitions, et d’« entreprendre un laborieux pèlerinage aux
sources de la pensée nègre pour y trouver les valeurs préchrétiennes,
pour y découvrir les valeurs de l’âme africaine qui sont compatibles
avec la foi chrétienne. Il faut déceler le « logos spermatikos », qui sont
les restes d’une révélation primitive, qui se rencontrent en tout temps
et en tout cœur humain même païen 5 ».
L’appel à l’adaptation et à l’africanisation du christianisme trouvera un appui au niveau de la plus haute autorité de l’Église en la
personne du pape Paul VI qui, lors de son déplacement en Ouganda
en 1969, s’adressera aux présidents des conférences épiscopales
constituant le Symposium des Conférences Épiscopales d’Afrique et
de Madagascar, (SCEAM), en ces termes : « Vous pouvez et devez
avoir un christianisme africain. Oui, vous avez des valeurs humaines
et des formes caractéristiques de cultures qui peuvent s’élever à une
perfection propre, apte à trouver dans le christianisme une plénitude
3. Paris, Cerf, 1956.
4. V. MULAGO, « Nécessité de l’adaptation missionnaire chez les Bantu du
Congo » in Des prêtres noirs s’interrogent, p. 32-33 passim.
5. Ibid, p. 22-23.
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supérieure originale, et donc capable d’avoir une richesse d’expression propre 6 ».
Dès lors, de nombreux théologiens s’engouffrent dans la brèche
ouverte et élaborent des œuvres théologiques qui partent toutes du tri
sélectif des valeurs africaines en positif et en négatif, et s’achèvent par
une exhibition des valeurs positives, présentées comme compatibles
avec la révélation chrétienne, une révélation qui ne fait désormais plus
fi des valeurs ancestrales. La logique du parallélisme antithétique et
synthétique est de mise. Le concordisme devient emblématique de la
méthode théologique de l’adaptation. Ce christianisme qui entre en
dialogue avec les cultures africaines reste encore pour certains auteurs
enveloppé dans, et structuré par la conceptualité philosophique et
métaphysique de la culture occidentale. Dès lors, elle est encore
inapte à rendre compte de l’impératif de libération de l’homme africain, à mettre en lumière la force subversive de l’Évangile contre les
forces de mort qui enserrent l’Afrique. Les questions abordées par
cette théologie sont en marge de la rencontre réelle et radicale de
l’africain avec le message évangélique. Les éléments constitutifs de la
foi chrétienne : la parole, la liturgie et les sacrements ne sont pas
directement visités par l’Africanité, mais toujours par le truchement
du christianisme missionnaire. C’est ainsi que naît la théologie de
l’incarnation.
III. LA THÉOLOGIE DE L’INCARNATION
En 1972, Anselme Tatiana Sanon et Jacob Agossou publient
respectivement leurs travaux de thèse portant sur des questions d’anthropologie et de théologie : Tierce église ma mère ou la conversion
d’une communauté païenne au Christ 7 ; Gbèto et Gbètoto. L’homme
et le Dieu créateur selon les sud-dahoméens. De la dialectique de la
participation vitale à une théologie anthropocentrique 8. Ces deux
travaux lancent les bases de la théologie de l’incarnation, plus connue
aujourd’hui sous le nom de théologie africaine de l’inculturation. En
1974, les évêques d’Afrique et de Madagascar présents au quatrième
synode épiscopal mondial vont dans une commune déclaration 9
6. Paul VI, « Allocution au symposium des évêques d’Afrique et de Madagascar », in Documentation Catholique 1546 (1969), p. 763-765.
7. Paris, Beauchesne, 1972.
8. Paris, Beauchesne, 1972.
9. Cf. « Promouvoir l’Évangélisation dans la coresponsabilité. Déclaration des
évêques d’Afrique et de Madagascar présents au quatrième synode épiscopal
mondial », in Documentation catholique 1664 (1974), p. 995-996.
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récuser la démarche théologique de l’adaptation et promouvoir celle
de l’incarnation. Il s’agit d’une incarnation de l’Église et de la théologie. La culture est considérée comme le terreau de l’incarnation de
l’Évangile et de la pratique sacramentelle, lieu de la refonte du donné
révélé. À la suite des deux auteurs, les évêques sont convaincus que
la Bible, les dogmes et les sacrements peuvent s’incarner dans les
croyances, les valeurs et les pratiques de la culture africaine. Ils
prônent une plus grande rigueur et systématicité dans la démarche
théologique, bien loin de la méthode concordiste. Il ne sera plus question d’une théologie des « pierres d’attente ». Les théologiens africains
devront prendre conscience de l’urgence d’une pluralité théologique
dans une même foi, et travailler à ouvrir l’être africain sur le transcendant avec son identité propre et à le convertir aux exigences de
l’Évangile avec ses propres valeurs. Il doit exister une spécificité
théologique africaine. Ils appellent à une évangélisation de l’Afrique
dans la coresponsabilité, ce qui aura pour but de répandre et d’ancrer
l’Évangile dans tous les secteurs de la vie de l’africain, en lui permettant de trouver des réponses aux grands défis du peuple Africain.
La théologie de l’incarnation a été portée à son plus haut niveau
de spéculation et de systématisation par le théologien congolais Oscar
Bimwenyi Kweshi, qui publie en 1977 sa thèse intitulée Discours
théologique négro-africains. Problèmes de fondements 10, où il
construit une épistémologie théologique proprement africaine, en
analysant et en interprétant rigoureusement le langage religieux africain : mythes, proverbes, prières, contes et chants. Il veut chercher
dans l’univers culturel proprement africain des expressions de foi à
l’unique Christ sauveur. Une nouvelle conceptualité doit émerger du
champ culturel africain, capable de se distinguer de la conceptualité
philosophique aristotélo-thomiste qui a façonné la théologie occidentale. Il s’agit de provoquer une rencontre existentielle et incarnée du
Christ et de la culture africaine dans son ensemble. La force de transfiguration qui émane du Christ ressuscité doit illuminer toute culture,
y compris la culture africaine. Il situe la révélation dessus un double
pôle : le pôle théique et le pôle andrique. Au pôle théique, Dieu dans
son unicité prend l’initiative et communique sa grâce de salut. Au
second pôle, l’homme dans sa particularité et sa singularité accueille
cette grâce. Il l’accueille dans son aire géographique et culturelle,
d’où la nécessaire pluralité des théologies. La médiation épistémologique et spéculative de la métaphysique occidentale n’est donc plus
absolument nécessaire. Dans les mythes, contes et autres médiations
10. Paris, Présence africaine, 1981.
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du discours en Afrique, on peut tout aussi valablement construire des
catégories théologiques. Avec Bimwenyi Kweshi, on est loin de la
légèreté d’un comparatisme béat. C’est l’ère nouvelle de la maturité
théologique. Mais les théologies des « pierres d’attente » et celle de
l’incarnation, élaborées loin des contextes socio-politiques et de l’impérieuse nécessité de libération de peuples asservis par la misère, vont
céder place à un nouveau courant dit de libération historique.
IV LA THÉOLOGIE DE LA LIBERATION HISTORIQUE
Elle s’inspire des théologiens d’Amérique du Sud et présente
l’histoire du peuple de Dieu comme une histoire de libération. La libération seule justifie tout le projet de Dieu pour son peuple. Le peuple
de Dieu est historiquement situé et se définit par rapport à l’événement fondateur de l’exode. Le coryphée de ce courant est Jean-Marc
Ela, théologien et sociologue camerounais, décédé en exil au Canada.
Pour ce théologien, Dieu est venu sauver l’homme tout entier. Il faut
par conséquent mettre un terme à la théologie du salut des âmes qui
« veut conduire les âmes au ciel comme si la terre n’existait pas ».
L’Afrique devra entrer dans une phase urgente de réflexion où les plus
importantes questions seront moins l’avenir de l’âme que l’engagement d’un peuple dans la lutte pour sa libération de la pauvreté, de la
misère des injustices liées aux gestions calamiteuses des politiques
néo-coloniales. En d’autres termes il faut faire une théologie à « ras de
terre 11 ». C’est à partir des problèmes africains qu’il faut prêcher le
salut en Jésus-Christ.
De façon moins iconoclaste, Engelbert Mveng, théologien et
historien camerounais, dit qu’à travers la théologie de la libération, il
est question de « l’accomplissement de la libération totale de l’homme
dans sa rencontre quotidienne avec Dieu 12 ». Il élabore une spiritualité
de la rencontre comme condition de transformation des structures
politiques économiques et sociales. Les Pères du désert sont présentés
comme des modèles, invitant les Églises d’Afrique au combat spirituel et à une existence éthique performative, permettant une plus
grande avancée sur la voie de l’hominisation. Il suggère une pratique
rigoureuse des béatitudes, qui selon lui est garant de la réconciliation
11. Pour un approfondissement des thèses de l’auteur, se référer à ses principaux
ouvrages : Le cri de l’homme africain, Paris, Harmattan, 1980 ; Ma foi d’Africain,
Paris, Karthala, 1985 ; Repenser la théologie africaine. Le Dieu qui libère, Paris,
Karthala, 2003.
12. E. MVENG, (dir), Spiritualité et libération en Afrique, Paris, L’Harmattan,
1987, p. 16.
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et de la libération du cosmos tout entier. La conversion intérieure, fruit
de la rencontre de l’humain et du divin, provoque la dialectique du
détachement et de l’Assomption. Le cadre éthique généré par sa relation à Dieu permettra à l’Africain, comme ce fut le cas pour les Pères
du désert, de se libérer des vices et des péchés (détachement) qui font
ombrage au développement humain pour mieux assumer la transformation de la création (Assomption).
Les Pères du désert ont révolutionné la vie de l’Occident selon
cette dialectique. Ils ont fait du travail un instrument de libération
pour mieux servir Dieu.
Dans la même logique et presque selon le même principe dialectique, Bénézet Bujo va proposer dans ses ouvrages et articles une
théologie morale et éthique qui s’appuie sur les traditions africaines :
culte des ancêtres, organisation communautaire, référence ethnique.
La christologie devrait elle aussi épouser les contours de la vision
traditionnelle du monde. Le Christ « proto-ancêtre » est selon lui le
titre christologique pouvant introduire une réflexion christique tant au
niveau de la pratique ecclésiale sacramentelle qu’au niveau de
l’émancipation des peuples africains et de la libération des structures
socio-politiques oppressantes. Il faut selon lui partir des noms donnés
au Christ par les Africains dans leur vie de foi. C’est parce que le
Christ est perçu comme proto-ancêtre qu’il peut être associé aux luttes
africaines pour le développement politique et économique et peut
inspirer l’organisation des démocraties naissantes et la reconstruction
des états en Afrique 13. Ce faisant, la christologie devrait s’inspirer des
titres africains qui épousent les composantes de l’action et de la Parole
du Christ. Le Christ « proto-ancêtre » lui semble plus en adéquation
avec le projet de libération théologique et socio-politique des sociétés
africaines. Le Christ comme proto-ancêtre réalise la figure religieuse
et l’œuvre sociopolitique de l’ancêtre éponyme. Puisqu’il est vrai
Dieu et vrai homme, il devient le médiateur incontesté entre le divin
et l’humain. Par sa mort et sa résurrection, il transcende et domine les
forces du mal, et accomplit dans sa personne la réconciliation de
l’univers avec Dieu, agrège à lui tous les ancêtres africains, plus précisément ceux connus pour leur exemplarité dans les vertus : la sagesse,
la bonté, la solidarité familiale, la crainte de Dieu et qui ont dans les
limites de leur temps et de leur espace, réalisé l’harmonie de l’univers
13. Pour approfondir la pensée de l’auteur, cf. « Pour une Éthique christocentrique » in NGINDU MUSHETE et alii (ed), combat pour le christianisme africain.
Mélanges en l’honneur du professeur Vincent Mulago, Kinshasa, FCK, (CERA),
1981, 21-31 ; African theology in its social context. Orbis books, Maryknoll, NewYork, 1992 ; African Christian morality at the age of inculturation, Nairobi, 1990.
Voir ici même l’article de B. Bujo, p. 159-174.
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visible et invisible, et introduit par leur force éthique, les lois éternelles et surnaturelles des valeurs dans le monde des vivants. Ces
« saints » ancêtres, selon Bujo, continuent d’exercer une profonde
influence sur le monde des vivants. Ces ancêtres trouvent leur modèle
de leur accomplissement dans le Christ, dans la mesure où il est
« passé dans le monde en faisant le bien » : guérissant les malades,
accomplissant de nombreux miracles, ressuscitant les morts, prêchant
de pardon et la réconciliation. Les Africains doivent s’en inspirer pour
s’engager collectivement dans les luttes de libération des structures
socio-économiques oppressantes, renforcées par la mondialisation
néolibérale, les dictatures militaires corrompues et des pseudo démocraties africaines, et de l’embourgeoisement illicite de la classe dirigeante, de l’inertie et de la passivité des dirigeants d’Églises face à la
surexploitation éhontée des populations toujours plus pauvres.
V. LA THÉOLOGIE DE LA RECONSTRUCTION
Au cours de la sixième assemblée générale de la Conférence des
Églises de toute l’Afrique (CETA) tenue à Lomé en 1987, le théologien protestant kenyan Jesse Mugambi lance pour la première fois le
concept de « reconstruction », compris comme une prise en charge par
les Églises chrétiennes des problématiques socio-politiques et économiques d’une Afrique au ban de l’Histoire. La « reconstruction
globale » de l’Afrique est pour lui un défi théologique majeur 14. Ce
concept a été repris et hissé à son plus haut point de conceptualisation
théologique par le philosophe et théologien congolais Kä Mana,
devenu depuis le coryphée de ce courant.
Kä Mana relève de prime abord les insuffisances caractéristiques
des théologies de l’identité culturelle et de la libération. Il reproche à
la théologie de l’identité culturelle son option passéiste et fixiste, incapable de transformer le présent et d’entrevoir l’avenir. À la théologie
de la libération, il reproche son accent unilatéral lorsqu’il s’agit d’établir les responsabilités dans la crise multisectorielle que traverse
l’Afrique. Elle a eu tendance à incriminer presqu’exclusivement l’Occident, négligeant et feignant d’ignorer de manière presque aberrante
la responsabilité des Africains eux-mêmes. Ces deux courants en définitive ont plus évolué dans les bibliothèques et dans les amphithéâtres
que dans le concret de la lutte des Africains pour la reconstruction de
14. Cf. A. KARAMAGA, J.B CHIPENDA, J. MUGAMBI, C-K OMARI, L’Église
d’Afrique, pour une théologie de la reconstruction, Nairobi, Défis africains, CETA,
1991. J. MUGAMBI, From liberation to reconstruction. African Christian theology
after the Cold War, East African Educational Publishers, Ltd, Nairobi, 1995.
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leur continent. Dans le projet théologique de reconstruction globale
qu’il propose, il s’agit de penser le christianisme comme faisant partie
intégrante de l’Afrique. L’Ère de l’incarnation de la foi dans les
cultures africaines est révolue, de même que celle des pamphlets
contre l’œuvre missionnaire et coloniale. « Aujourd’hui, le christianisme est devenu essentiellement une affaire interne à l’Afrique. Il est
nôtre 15 ».
Il s’attaque à l’imaginaire social négro-africain constitué de six
mythes qui sont des représentations chimériques de la réalité : les
mythes de l’Occident, de l’identité africaine, de l’indépendance, du
pluralisme politique et de la démocratie. Les Africains doivent transformer ces mythes qui hantent leur imaginaire en « problèmes qui
nous font réfléchir, convertir les problèmes qui nous font réfléchir en
énergies qui nous font agir, changer les énergies qui nous font agir en
nouvelle raison de vivre et de mourir, en nouveaux motifs d’espérer et
de croire fondamentalement 16 ». Pour lui, l’horizon de l’Afrique n’est
pas la mort, mais la vie. Il faudra « sortir de l’ère du rêve, de l’illusion
et des cris de révolte pour nous mettre à l’exercice de la pensée lucide,
de l’action sans complexe et de la reconstruction de nos sociétés 17 ».
Le changement de l’imaginaire social doit générer une autocritique de
l’être africain tout en l’introduisant résolument dans la dynamique de
transformation du monde. Ceci inclura une conversion éthique qui
permettra « d’élever les hommes à l’ultime mesure de leur être c’està-dire au projet de Dieu confié à la responsabilité et à la créativité de
l’esprit humain 18 ». Cet imaginaire se construira à partir de la Révélation biblique. Il permettra de contrer les comportements deshumanisants liés à ce qu’il appelle le « complexe de pharaon » ou le
pharaonisme, le « complexe de Mamon » et la « pharisaïte », que l’on
trouve dans la Bible et qui caractérisent en premier chef les sociétés
d’Afrique. Le pharaonisme investit l’espace du pouvoir détenu par
Dieu seul et exploite par des méthodes déshumanisantes un peuple
captif. Le baalisme qui est l’infidélité d’Israël au Dieu de ses Pères, se
traduit à un « système de manipulation de conscience, de l’invisible,
du pouvoir au nom des dictatures qui s’imposent 19 ». Le « complexe
de Mamon » est la divinisation de l’argent qui assujettit l’homme. « La
pharisaïte », qui est le système hypocrite des pharisiens, est selon Kä
15. KÄ MANA, Christ d’Afrique, Enjeux éthiques de la foi africaine en JésusChrist, Paris-Nairobi-Yaoundé-Lomé, Karthala, Ceta-Cle Haho, 1994. p. 8.
16. KÄ MANA, L’Afrique va-t-elle mourir ? Essai d’Ethique politique, Paris,
Karthala, 1993, p. 18.
17. Ibid., p. 108.
18. Ibid., p. 177.
19. Ibid., p. 59.
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Mana, un « système de dislocation des êtres. C’est une dislocation qui
signifie : entre ce que je suis, ce que je pense, ce que je dis et ce que
je fais, il n’y a aucun principe de cohérence 20 ».
La philosophie d’Hannah Arendt peut selon Kä Mana permettre
aux Africains de découvrir ce qu’est l’imagination créatrice. Arendt
permet de comprendre que l’humain peut se transcender. L’Africain
sera porté au-delà de lui-même, pourra renouveler sa pensée et son
imaginaire, pour pouvoir surmonter les crises de sa société qui sont
essentiellement d’ordre éthique.
Un autre courant se veut une synthèse globale des méthodes et
procédés théologiques qui jusqu’ici ont caractérisé les recherches
théologiques africaines. C’est le courant théologique dit de la libération prophétique et holistique.
VI. LA THÉOLOGIE NÉGRO-AFRICAINE DE LA LIBÉRATION HOLISTIQUE
Elle est en cours d’élaboration par un jeune philosophe et théologien congolais, Benoît Awasi Mbambi Kungua, professeur de philosophie à l’université Saint-Paul d’Ottawa au Canada et directeur du
Centre de Recherches Pluridisciplinaires sur les Communautés
d’Afrique Noire et des Diasporas (CERCLECAD), qu’il a lui-même
fondé. Se situant sur un registre pluridisciplinaire, il veut restituer aux
sociétés africaines leur consistance déjà profondément entamée par
leur histoire chaotique, liée aux péripéties malheureuses de la traite,
de la colonisation et de la gestion calamiteuse des politiques postcoloniales. Il pourfend avec une rare véhémence la mondialisation néolibérale, et procède avec érudition à la déconstruction des mythes
fondateurs de la technoscience. Il va en guerre contre sa prétention à
l’universalité et à la globalisation. Il est certainement l’un des auteurs
les plus iconoclastes de la dernière génération des théologiens africains. Le caractère pluridiciplinaire de ses analyses théologiques leur
confère une profondeur certaine et une force de conviction qui
impressionne. Mais il est à déplorer que ces analyses ne débouchent
point sur un système théologique construit et stable, et cherche encore
ses intuitions dans les nombreux auteurs qu’il convoque. Il est à
espérer qu’une intuition si originale s’achève un jour dans une architectonique théologique construite et paradigmatique de tout développement ultérieur.
Benoît Awasi déplore l’enlisement de la recherche théologique
africaine depuis une décennie et veut par ses intuitions théologiques
combler les lacunes des courants théologiques antérieurs.
20. Ibid., p. 60.
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L’inaptitude des grandes théories à transformer les sociétés
d’Afrique, les échecs des politiques postcoloniales à lutter contre la
marginalisation de l’Afrique par la mondialisation technocratique,
marchande et néolibérale, conduisent Awasi à cautionner sur le plan
épistémologique les méthodes de « survie », développées par les
sociétés africaines étranglées. Aucune voie de « survie » n’est à
négliger dans le contexte africain actuel. Cette survie se déploie dans
la résistance politique, économique mais plus encore dans la capacité
légendaire de l’âme africaine à entrer en communion avec le divin.
L’âme africaine imprégnée du divin devient pour Benoît Awasi le
dernier bastion majeur et inexpugnable de la résistance contre les
agressions de la postcolonie et de la mondialisation néolibérale. Cette
résistance se traduit dans les communautés négro-africaines par une
propension croissante à la pratique de l’exorcisme et des prières de
délivrance. La multiplication des Églises pentecôtistes et charismatiques et la place donnée à la guérison spirituelle sont pour lui le signe
obvie de la capacité négro-africaine à se construire une destinée spécifique, loin de la prétention globalisatrice de la technoscience et des
forces de mort qui l’assaillent.
La théologie négro-africaine de la libération holistique se veut une
théologie populaire, comme il l’explique : « les théologies de la libération holistique sont le résultat d’un travail de lecture de recomposition de la réalité religieuse, socio-politique et économique par les
couches populaires et sociétés africaines postcoloniales. À ce travail
de réappropriation contextuelle, responsable et libre des schèmes
théologiques du christianisme colonial, les couches populaires
mettent en œuvre leur capacité innée et intarissable à l’indocilité et à
l’indiscipline, contre les prétentions hégémoniques et totalitaires de
l’État moribond et du christianisme colonial en pleine déconfiture.
Les théologies populaires de la libération holistique sont donc une
riposte des couches populaires qui refusent de mourir et décident de
contourner les réseaux et structures occultes, idéologiques et politiques mis en place par l’État postcolonial moribond pour donner la
mort et terroriser les sociétés africaines. À ce titre, les théologies
populaires de la libération holistique se déploient comme des modalités nouvelles et autonomes pour organiser la vie sociale, politique,
spirituelle et thérapeutique dans les sociétés qui sont travaillées par de
nombreuses mutations culturelles, politiques et religieuses en
contexte de mondialisation capitaliste et consumériste 21 ».
21. B. AWASI, Dieu crucifié en Afrique, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 172.
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Pour lui, la théologie chrétienne en Afrique ne trouvera sa pertinence que dans la prise en compte des phénomènes thérapeutiques qui
jalonnent la pratique quotidienne en Afrique. Il donne par conséquent
son assentiment théologique à tous ceux qui se sont assidûment impliqués dans le ministère de guérison et d’exorcisme, dans un sens réel,
comme Meinrad Hebga 22, Mgr Emmanuel Milingo 23, ou symbolique,
comme Mgr Christophe Munzirwa 24, ou Emmanuel Kataliko 25. Ces
derniers sont considérés comme de véritables modèles de théologiens
et pasteurs de la libération holistique. Les christologies négro-africaines de la libération holistique devraient s’inspirer de la mystique
juive de la merkabah et des intuitions spirituelles développées par les
kabalistes juifs. Il existe selon lui des similitudes frappantes entre la
christologie négro-africaine de la libération holistique et la mystique
juive de la merkabah. Les pratiques thérapeutiques des Églises de
réveil dans les sociétés négro-africaines sont proches des « actes
thérapeutiques et théurgiques qui sous-tendent la mystique juive de la
merkabah 26 ». L’analyse et l’interprétation de 1R19, 1-21 relative à
l’expérience du prophète Elie, centrale dans la mystique juive de la
merkabah, conduit Awasi à conclure qu’« aucune rencontre avec le
monde transcendant de Dieu ne reste sans portée socio-politique et
religieuse sous la forme des guérisons, d’exorcismes, et de subjugation des forces de mort 27 ».
CONSIDÉRATIONS CRITIQUES
Bien que ces différents courants théologiques aient leur pertinence, ils pèchent tous par un déficit exégétique du titre christologique de « sauveur » qui mobilise toutes leurs réflexions, ainsi que
l’absence d’une réflexion approfondie sur la Croix et le mystère mort22. Jésuite camerounais aujourd’hui décédé, M. Hegba s’est profondément
impliqué dans le ministère d’exorcisme et de guérison et y a consacré l’essentiel de
son œuvre philosophique et théologique.
23. Evêque émérite de Lusaka en Zambie, excommunié « latae sententiae » en
2006, Mgr Milingo s’est illustré par son ministère phénoménal et spectaculaire de
guérison et d’exorcisme.
24. Evêque de Bukavu, assassiné devant la cathédrale le 29 octobre 1996 pour
avoir dénoncé l’occupation rwandaise.
25. Mort exilé à Rome par les autorités du RCD/Goma. Ces évêques de la résistance sont pour B. AWASI « les pasteurs qui s’impliquent personnellement et ouvertement dans la lutte contre les sorciers et les mauvais esprits qui tuent et mangent les
brebis qui leur ont été confiées par le Seigneur ». Cf. Le Dieu crucifié en Afrique,
p. 206-208.
26. Ibid., p. 289.
27. Ibid., p. 288-289.
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résurrection du Christ 28. Nous pensons fondamentalement qu’aucune
théologie chrétienne du salut ne peut faire l’impasse sur la croix et sur
le mystère mort-résurrection du Christ. C’est autour de ce mystère que
gravite toute l’espérance chrétienne. Il devient pour le chrétien le pôle
par excellence de la grâce divine, et se constitue en modèle pour une
expérience chrétienne en plénitude. Par sa mort et sa résurrection, le
Christ est devenu pour tout homme « le principe de salut » (He 5, 9).
L’ère de la grâce est inaugurée par la mort du Christ sur la Croix. « Les
juifs exigent des miracles et les Grecs cherchent la sagesse ; nous,
nous prêchons un Christ crucifié, scandale pour les juifs et folie pour
les Gentils ». (1Co 1, 23). « Car je n’ai pas jugé que je dusse savoir
parmi vous autre chose que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié »
(1Co 2, 2). J. Moltman renchérit : « La foi atteint son comble dans la
confession de Jésus-Christ Seigneur alors qu’il est maudit, pendu sur
le bois 29 ». Par conséquent, la croix, signe par excellence de contradiction, est pourtant au fondement de la foi chrétienne et de la réflexion
théologique. Moltman poursuit : « La mort de Jésus sur la croix est le
centre de toute théologie chrétienne. Elle n’est pas l’unique thème de
la théologie, mais bien ici sur cette terre comme la porte d’entrée de
ses problèmes comme de ses réponses. Toutes les affirmations chrétiennes sur Dieu, la création, le péché et la mort renvoient au
crucifié » 30.
En outre, en concentrant l’essentiel du bonheur chrétien dans le
temps, les théologies africaines négligent l’attente d’un salut final,
lequel est au cœur de la foi chrétienne. Car, mêmes héritiers du salut
(He 1,14) et pleinement justifiés (Rm 5, 1), nous ne sommes sauvés
qu’en espérance. « Car c’est en espérance que nous avons été sauvés »
(Rm 8, 24). En effet, le salut de Dieu ne se révèlera pleinement qu’au
terme de l’histoire (1 P 1, 5). Le salut au sens fort du terme ne se situe
que dans l’eschaton, dans la perspective du jour du Seigneur. Le
Christ apparaîtra pour nous donner le salut (He 9, 28). Son œuvre de
rachat final ira jusqu’à la transformation de nos corps mortels en corps
glorieux (Ph 3, 20). Le salut chrétien ne prendra donc son sens véri-
28. Une tentative de réflexion a néanmoins été esquissée dans un mémoire de
DEA de théologie en 2006 à Strasbourg par Augustin Yole RAMAZANI, qui introduit
le concept de « rencontre » pour signifier l’assomption de la souffrance africaine dans
celle du Christ en croix, comme condition de l’engendrement de la vie. La christologie de la rencontre doit être selon lui la clé de voûte de toute réflexion théologique
sur la situation africaine.
29. J. MOLTMANN, Le Dieu crucifié. La croix du Christ, fondement et critique de
la théologie moderne, Paris, Cerf-Mame, 1974, p. 372.
30. Ibid., p. 371.
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table qu’à la manifestation glorieuse du Christ, et c’est alors seulement que prendront fin les maladies, les souffrances et la mort.
On ne peut donc prétendre à un salut définitif et plénier avant la
parousie. Une foi, aussi forte soit-elle, ne saurait nous dispenser du
douloureux et rude combat de la vie, car la « création toute entière
gémit, comme dans les douleurs de l’enfantement et elle n’est pas
seule. Nous aussi qui avons les prémices de l’esprit, nous gémissons
dans l’attente de la délivrance de notre corps et de l’adoption des fils
de Dieu » (Rm 8, 22-24). De même, il est risqué de prétendre, à partir
d’une attitude psychologique positive ou d’une pratique, fût-elle
biblique, éradiquer la souffrance, et faire du Christ la panacée aux
maux de l’existence. La suite du Christ exige du disciple qu’il imite
le Maître.
Ceci est d’autant plus vrai qu’une analyse systématique du titre de
« sauveur » rapporté à Jésus révèle son lien étroit avec celui de
« kurios », « Seigneur », qui ne se comprend qu’en rapport avec l’événement pascal. Dès l’origine, le titre de sauveur n’était pas un des
titres essentiels de Jésus. On note qu’à l’exception d’un seul passage
de l’épître aux Philippiens, il fait totalement défaut dans les écrits
chrétiens les plus anciens 31. C’est relativement tard que ce titre se
serait imposé. Pourtant, le titre « kurios » (Seigneur) est devenu très
tôt dans le christianisme primitif l’expression de la foi au Christ. Il
joua un rôle éminent dans la manière dont les chrétiens se rapportaient
à Jésus, et aurait de ce fait éclipsé le titre de « sauveur ». Dans le
Nouveau Testament, sôter est employé très souvent en simple
complément de celui de kurios (Ph 3,20 ; 2 P 1,11 ; 2, 20).
Le titre de « sauveur » était un titre vétérotestamentaire attribué
essentiellement à Dieu qui sauve de l’esclavage, des guerres, maladies
et souffrances de divers ordres. Cette appellation christologique est
donc un titre divin de l’Ancien Testament transféré à Jésus.
O. Cullmann voit dans ce transfert la confirmation du fait que le titre
de « sauveur » comme tous les titres divins a été attribué à Jésus parce
qu’il a été confessé comme Kurios 32.
Il ressort de cette analyse que le titre de « sauveur » attribué au
Christ ne saurait être isolé et considéré indépendamment du mystère
mort–résurrection–glorification du Christ. En s’appliquant à Jésus, le
titre de « sauveur » assume et dépasse les limites de l’histoire, et
embrasse dans son ensemble le mal que le péché manifeste. Jésus est
sauveur, écrit Cullmann, parce qu’il sauvera son peuple du péché.
31. O. CULLMANN, Christologie du Nouveau Testament, Delachaux-Nestlé, 1968,
p. 206.
32. Ibid., p. 206.
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Dans l’Ancien Testament, Dieu l’a sauvé des maux immédiats de
l’histoire. En Jésus-Christ, par sa mort et sa résurrection, il le délivre
du péché et de la mort. Une conception du salut qui se limiterait à une
libération terrestre serait partielle et ne rendrait pas à la croix toute sa
portée et sa signification, et en même temps, elle priverait l’homme de
la plénitude de vie qui ne s’obtient que dans la victoire de la croix, à
l’issue de la confrontation avec le mystère même du mal. De ce fait,
le salut ne retrouve son sens que s’il transcende l’histoire. Lorsque les
théologies africaines accordent une place prépondérante et presque
exclusive à l’histoire, elles courent le risque évident d’un réductionnisme qui ne rendrait pas raison à l’espérance chrétienne.
Gabriel TCHONANG 33
Strasbourg
33. D’origine camerounaise, G. TCHONANG a soutenu sa thèse en 2006 à Strasbourg. Elle a été publiée sous le titre : L’essor du Pentecôtisme dans le monde. Une
conception utilitariste du salut en Jésus-Christ, Paris, L’Harmattan, 2009.
G. Tchonang est chargé de cours à la Faculté de Théologie Catholique de Strasbourg.
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