Revue des sciences religieuses 84/2 | 2010 Théologies africaines Brève histoire de la théologie africaine Gabriel Tchonang Éditeur Faculté de théologie catholique de Strasbourg Édition électronique URL : http://rsr.revues.org/344 DOI : 10.4000/rsr.344 ISSN : 2259-0285 Édition imprimée Date de publication : 30 juin 2010 Pagination : 175-190 ISSN : 0035-2217 Référence électronique Gabriel Tchonang, « Brève histoire de la théologie africaine », Revue des sciences religieuses [En ligne], 84/2 | 2010, mis en ligne le 17 novembre 2015, consulté le 30 septembre 2016. URL : http:// rsr.revues.org/344 ; DOI : 10.4000/rsr.344 Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée. © RSR MEP_RSR2010,2:Intérieur 5/03/10 15:54 Page 175 (Noir/Black film) Revue des sciences religieuses 84 n° 2 (2010), p. 175-190 BRÈVE HISTOIRE DE LA THÉOLOGIE AFRICAINE L’origine controversée de la théologie africaine, ainsi que la complexité de ses problématiques nous incitent à la prudence quand il s’agit de retracer les grands courants qui la constituent. En sus, il serait prétentieux de restituer en quelques lignes la longue et rude histoire de cette théologie. Ainsi, nous intitulerons modestement notre propos : « Brève histoire de la théologie africaine ». Nous nous limiterons à l’Afrique subsaharienne et dans une grande mesure à l’espace francophone, d’une part, à cause de la pertinence des débats et des réflexions des auteurs, et de l’autre du fait d’une plus grande influence des théologiens francophones dans le processus d’Africanisation et d’inculturation du christianisme en Afrique. Nous ne ferons pas allusion au christianisme proconsulaire qui après cinq siècles d’existence disparaît avec les invasions barbares du 7e s. Après le déclin du christianisme de Cyrille, de Clément d’Alexandrie, d’Athanase et de Saint Augustin, pour ne citer que ceux-là, il faut attendre le 19e siècle pour que les missionnaires arrivent sur les côtes africaines au sud du Sahara, avec en projet la grande mission d’Évangélisation des peuples Noirs. Cette mission était menée en parallèle et en concomitance avec l’œuvre de colonisation entreprise au 19e siècle par les puissances occidentales. Cette concomitance a suscité chez quelques historiens et théologiens africains le soupçon plus ou moins justifié d’une étroite collaboration entre les deux projets, soupçon qui a suscité dans certains groupes des réactions identitaires, allant jusqu’au rejet du christianisme alors dit occidental, et à l’émergence des christianismes noirs. Nous n’entrerons pas dans ce débat. Il s’agira pour nous de dégager les harmoniques d’une théologie africaine encore en construction, et de présenter les fondements de chacune d’elle. La théologie africaine depuis ses origines s’est inscrite dans une dynamique qui a épousé les contours de l’évolution culturelle, socioéconomique et même politique du continent, et bien plus encore, a MEP_RSR2010,2:Intérieur 5/03/10 176 15:54 Page 176 (Noir/Black film) GABRIEL TCHONANG intégré quasi-radicalement les évolutions internes à l’Église et à la géostratégie planétaire. L’évolution de la théologie africaine est graduelle et très marquée. Elle part de la théologie du salut des âmes des infidèles, encore appelée la théologie de la fondation de la chrétienté ou la théologie de la création de l’Église locale chez les indigènes, jusqu’à la théologie de la libération holistique en passant par la théologie de l’adaptation, de l’incarnation, de la libération historique et de la reconstruction. Notre propos consiste à présenter très succinctement ces différents courants théologiques avant d’émettre une réserve finale sur leur pertinence globale. I. LA THÉOLOGIE DU SALUT DES INFIDÈLES OU DE LA FONDATION DE LA CHRÉTIENTÉ Cette théologie est la conséquence immédiate de la mission d’évangélisation entreprise par l’Occident au 19e siècle. Elle s’appuie sur le grand envoi du Christ : « Allez, de toutes les nations, faites des disciples. Baptisez-les au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit » (Mt 28,19-20). Il s’agit en corollaire de convertir les populations indigènes d’Afrique au christianisme, et d’implanter des Églises locales qui soient le reflet de l’Église de Rome, avec sa doctrine, sa liturgie, son organisation institutionnelle, sous l’arrière-fond culturel occidental. Les missions sont fondées et la pastorale est essentiellement sacramentelle. Les stratégies d’évangélisation sont élaborées dans le but de conduire les fidèles à Jésus-Christ et à l’Église. En appui de l’évangélisation, les missionnaires s’attellent à la création de nombreuses œuvres sociales, des hôpitaux et dispensaires, écoles et universités, centres d’apprentissage des métiers. Il s’agissait de promouvoir l’homme africain, sans que nécessairement soient pris en compte les défis culturels d’un peuple clochardisé par l’Histoire. L’œuvre civilisatrice qui accompagne l’évangélisation portera par ailleurs de nombreux fruits. Mais cette œuvre sociale et humanitaire liée à la mission, la réelle émergence d’une spiritualité chrétienne, ainsi que le sentiment d’appartenir à l’Église universelle, ne suffirent pas à étouffer les frustrations d’un grand nombre d’intellectuels et fidèles africains qui ont très tôt considéré que le christianisme occidental était lié à l’idéologie coloniale et pour certains radicaux, qu’il était une force d’aliénation culturelle du peuple Noir. C’est donc dans le vaste mouvement d’émancipation des peuples d’Afrique que va s’inscrire la théologie africaine, comme le précise Alphonse Ngindu Mushete : « La théologie africaine se situe très nettement dans le prolongement MEP_RSR2010,2:Intérieur 5/03/10 15:54 Page 177 (Noir/Black film) BRÈVE HISTOIRE DE LA THÉOLOGIE AFRICAINE 177 des mouvements d’émancipation et de conquête de l’autonomie culturelle et politique du continent noir 1 ». La théologie de la fondation de la chrétienté n’est rien moins que la transposition du christianisme tel que vécu en Occident dans le contexte culturel et géographique de l’Afrique subsaharienne. Un christianisme limité à la sphère des valeurs était pour beaucoup de missionnaires le plus important pour l’Afrique. La théologie de la fondation des missions trouve un appui philosophique dans la pensée de Placide Tempels qui publie en 1944 un ouvrage intitulé La philosophie de bantoue 2, à l’origine d’un débat toujours d’actualité sur l’essence de la pensée africaine. Des générations de philosophes africains y ont constamment fait recours, soit pour adopter sa méthode d’investigation rationnelle, soit pour la récuser. Certains le considèrent comme le point de départ de la théologie africaine. Tempels établit une ontologie négro-africaine qui selon lui repose sur la force vitale. Cette force vitale structure toute l’existence de l’être africain. Toute sa quête de plénitude consiste dans le renforcement de sa force vitale. Il en déduit que de cette même force vitale découlent sa liberté et son éthique. Pour lui, ce dont le « nègre » a le plus besoin, ce n’est pas de développement économique, mais de la reconnaissance de sa dignité et de sa valeur humaine, ainsi que du moyen de faire croître sa force vitale. Au vu de ces positions, il était devenu évident pour certains théologiens réactionnaires africains que la pratique missionnaire de développement socio-caritatif n’était pas accompagnée et portée par une théologie du salut holistique, mais était le moyen le plus efficace pour faciliter la fondation de la chrétienté en Afrique, cette chrétienté comprise comme un ensemble de valeurs et de systèmes, de pratiques et de rites, profondément immergés dans la culture occidentale. La théologie de la fondation de la chrétienté va générer un ensemble de frustrations liées d’abord à la méconnaissance des valeurs et de la dignité africaines, ce que Tempels tentera timidement de mettre en exergue dans son ouvrage cité, mais aussi liées à l’importance médiocre accordée aux questions de développement économique et de promotion humaine. De la première frustration naîtra la théologie de l’adaptation, de l’incarnation et de l’inculturation, et de la seconde naîtra la théologie de la reconstruction. 1. MUSHETE, A. NGINDU, les thèmes majeurs de la théologie africaine, L’Harmattan, Paris, 1989, p. 34. 2. Paris, Présence Africaine, 1944. MEP_RSR2010,2:Intérieur 178 5/03/10 15:54 Page 178 (Noir/Black film) GABRIEL TCHONANG II. LA THÉOLOGIE COMPRISE COMME ADAPTATION La théologie de l’adaptation établit une continuité entre le christianisme et la foi chrétienne. Elle invite les cultures africaines sur le champ de l’évangélisation. Aux éditions Présence Africaine paraît en 1956 un ouvrage déterminant, collectif rédigé par des prêtres Africains étudiant en Occident, Des prêtres noirs s’interrogent 3. Cet ouvrage donnera le ton de la théologie de l’adaptation et aura un retentissement important sur de nombreuses générations de théologiens africains. Les théologiens de l’adaptation fondent leur intuition sur le mystère de l’incarnation. Vincent Mulago, l’un des auteurs de l’ouvrage, l’explique : « l’adaptation n’est rien d’autre que cette « incarnation » de l’acte missionnaire dans tout l’humain. […] Le but à obtenir, c’est que le peuple récemment converti pense et vive le christianisme avec son âme propre […] l’adaptation n’est rien d’autre que cette présentation du message chrétien par son aspect le plus en harmonie avec les aspirations du peuple à gagner au Christ […]. Le Logos en prenant notre pauvre nature humaine ne l’a pas d’abord dépouillée de ses propriétés ; en se penchant sur nous, il n’a rien perdu de ce qu’il était : Dieu parfait, dans une unité parfaite de personnes ; tel est le mystère de l’incarnation que l’Église n’a jamais cessé d’initier et de reproduire dans son élan missionnaire 4 ». Comme méthode, ils envisagent de creuser, fouiller, déblayer avec patience le terrain rocailleux des superstitions, et d’« entreprendre un laborieux pèlerinage aux sources de la pensée nègre pour y trouver les valeurs préchrétiennes, pour y découvrir les valeurs de l’âme africaine qui sont compatibles avec la foi chrétienne. Il faut déceler le « logos spermatikos », qui sont les restes d’une révélation primitive, qui se rencontrent en tout temps et en tout cœur humain même païen 5 ». L’appel à l’adaptation et à l’africanisation du christianisme trouvera un appui au niveau de la plus haute autorité de l’Église en la personne du pape Paul VI qui, lors de son déplacement en Ouganda en 1969, s’adressera aux présidents des conférences épiscopales constituant le Symposium des Conférences Épiscopales d’Afrique et de Madagascar, (SCEAM), en ces termes : « Vous pouvez et devez avoir un christianisme africain. Oui, vous avez des valeurs humaines et des formes caractéristiques de cultures qui peuvent s’élever à une perfection propre, apte à trouver dans le christianisme une plénitude 3. Paris, Cerf, 1956. 4. V. MULAGO, « Nécessité de l’adaptation missionnaire chez les Bantu du Congo » in Des prêtres noirs s’interrogent, p. 32-33 passim. 5. Ibid, p. 22-23. MEP_RSR2010,2:Intérieur 5/03/10 15:54 Page 179 (Noir/Black film) BRÈVE HISTOIRE DE LA THÉOLOGIE AFRICAINE 179 supérieure originale, et donc capable d’avoir une richesse d’expression propre 6 ». Dès lors, de nombreux théologiens s’engouffrent dans la brèche ouverte et élaborent des œuvres théologiques qui partent toutes du tri sélectif des valeurs africaines en positif et en négatif, et s’achèvent par une exhibition des valeurs positives, présentées comme compatibles avec la révélation chrétienne, une révélation qui ne fait désormais plus fi des valeurs ancestrales. La logique du parallélisme antithétique et synthétique est de mise. Le concordisme devient emblématique de la méthode théologique de l’adaptation. Ce christianisme qui entre en dialogue avec les cultures africaines reste encore pour certains auteurs enveloppé dans, et structuré par la conceptualité philosophique et métaphysique de la culture occidentale. Dès lors, elle est encore inapte à rendre compte de l’impératif de libération de l’homme africain, à mettre en lumière la force subversive de l’Évangile contre les forces de mort qui enserrent l’Afrique. Les questions abordées par cette théologie sont en marge de la rencontre réelle et radicale de l’africain avec le message évangélique. Les éléments constitutifs de la foi chrétienne : la parole, la liturgie et les sacrements ne sont pas directement visités par l’Africanité, mais toujours par le truchement du christianisme missionnaire. C’est ainsi que naît la théologie de l’incarnation. III. LA THÉOLOGIE DE L’INCARNATION En 1972, Anselme Tatiana Sanon et Jacob Agossou publient respectivement leurs travaux de thèse portant sur des questions d’anthropologie et de théologie : Tierce église ma mère ou la conversion d’une communauté païenne au Christ 7 ; Gbèto et Gbètoto. L’homme et le Dieu créateur selon les sud-dahoméens. De la dialectique de la participation vitale à une théologie anthropocentrique 8. Ces deux travaux lancent les bases de la théologie de l’incarnation, plus connue aujourd’hui sous le nom de théologie africaine de l’inculturation. En 1974, les évêques d’Afrique et de Madagascar présents au quatrième synode épiscopal mondial vont dans une commune déclaration 9 6. Paul VI, « Allocution au symposium des évêques d’Afrique et de Madagascar », in Documentation Catholique 1546 (1969), p. 763-765. 7. Paris, Beauchesne, 1972. 8. Paris, Beauchesne, 1972. 9. Cf. « Promouvoir l’Évangélisation dans la coresponsabilité. Déclaration des évêques d’Afrique et de Madagascar présents au quatrième synode épiscopal mondial », in Documentation catholique 1664 (1974), p. 995-996. MEP_RSR2010,2:Intérieur 180 5/03/10 15:54 Page 180 (Noir/Black film) GABRIEL TCHONANG récuser la démarche théologique de l’adaptation et promouvoir celle de l’incarnation. Il s’agit d’une incarnation de l’Église et de la théologie. La culture est considérée comme le terreau de l’incarnation de l’Évangile et de la pratique sacramentelle, lieu de la refonte du donné révélé. À la suite des deux auteurs, les évêques sont convaincus que la Bible, les dogmes et les sacrements peuvent s’incarner dans les croyances, les valeurs et les pratiques de la culture africaine. Ils prônent une plus grande rigueur et systématicité dans la démarche théologique, bien loin de la méthode concordiste. Il ne sera plus question d’une théologie des « pierres d’attente ». Les théologiens africains devront prendre conscience de l’urgence d’une pluralité théologique dans une même foi, et travailler à ouvrir l’être africain sur le transcendant avec son identité propre et à le convertir aux exigences de l’Évangile avec ses propres valeurs. Il doit exister une spécificité théologique africaine. Ils appellent à une évangélisation de l’Afrique dans la coresponsabilité, ce qui aura pour but de répandre et d’ancrer l’Évangile dans tous les secteurs de la vie de l’africain, en lui permettant de trouver des réponses aux grands défis du peuple Africain. La théologie de l’incarnation a été portée à son plus haut niveau de spéculation et de systématisation par le théologien congolais Oscar Bimwenyi Kweshi, qui publie en 1977 sa thèse intitulée Discours théologique négro-africains. Problèmes de fondements 10, où il construit une épistémologie théologique proprement africaine, en analysant et en interprétant rigoureusement le langage religieux africain : mythes, proverbes, prières, contes et chants. Il veut chercher dans l’univers culturel proprement africain des expressions de foi à l’unique Christ sauveur. Une nouvelle conceptualité doit émerger du champ culturel africain, capable de se distinguer de la conceptualité philosophique aristotélo-thomiste qui a façonné la théologie occidentale. Il s’agit de provoquer une rencontre existentielle et incarnée du Christ et de la culture africaine dans son ensemble. La force de transfiguration qui émane du Christ ressuscité doit illuminer toute culture, y compris la culture africaine. Il situe la révélation dessus un double pôle : le pôle théique et le pôle andrique. Au pôle théique, Dieu dans son unicité prend l’initiative et communique sa grâce de salut. Au second pôle, l’homme dans sa particularité et sa singularité accueille cette grâce. Il l’accueille dans son aire géographique et culturelle, d’où la nécessaire pluralité des théologies. La médiation épistémologique et spéculative de la métaphysique occidentale n’est donc plus absolument nécessaire. Dans les mythes, contes et autres médiations 10. Paris, Présence africaine, 1981. MEP_RSR2010,2:Intérieur 5/03/10 15:54 Page 181 (Noir/Black film) BRÈVE HISTOIRE DE LA THÉOLOGIE AFRICAINE 181 du discours en Afrique, on peut tout aussi valablement construire des catégories théologiques. Avec Bimwenyi Kweshi, on est loin de la légèreté d’un comparatisme béat. C’est l’ère nouvelle de la maturité théologique. Mais les théologies des « pierres d’attente » et celle de l’incarnation, élaborées loin des contextes socio-politiques et de l’impérieuse nécessité de libération de peuples asservis par la misère, vont céder place à un nouveau courant dit de libération historique. IV LA THÉOLOGIE DE LA LIBERATION HISTORIQUE Elle s’inspire des théologiens d’Amérique du Sud et présente l’histoire du peuple de Dieu comme une histoire de libération. La libération seule justifie tout le projet de Dieu pour son peuple. Le peuple de Dieu est historiquement situé et se définit par rapport à l’événement fondateur de l’exode. Le coryphée de ce courant est Jean-Marc Ela, théologien et sociologue camerounais, décédé en exil au Canada. Pour ce théologien, Dieu est venu sauver l’homme tout entier. Il faut par conséquent mettre un terme à la théologie du salut des âmes qui « veut conduire les âmes au ciel comme si la terre n’existait pas ». L’Afrique devra entrer dans une phase urgente de réflexion où les plus importantes questions seront moins l’avenir de l’âme que l’engagement d’un peuple dans la lutte pour sa libération de la pauvreté, de la misère des injustices liées aux gestions calamiteuses des politiques néo-coloniales. En d’autres termes il faut faire une théologie à « ras de terre 11 ». C’est à partir des problèmes africains qu’il faut prêcher le salut en Jésus-Christ. De façon moins iconoclaste, Engelbert Mveng, théologien et historien camerounais, dit qu’à travers la théologie de la libération, il est question de « l’accomplissement de la libération totale de l’homme dans sa rencontre quotidienne avec Dieu 12 ». Il élabore une spiritualité de la rencontre comme condition de transformation des structures politiques économiques et sociales. Les Pères du désert sont présentés comme des modèles, invitant les Églises d’Afrique au combat spirituel et à une existence éthique performative, permettant une plus grande avancée sur la voie de l’hominisation. Il suggère une pratique rigoureuse des béatitudes, qui selon lui est garant de la réconciliation 11. Pour un approfondissement des thèses de l’auteur, se référer à ses principaux ouvrages : Le cri de l’homme africain, Paris, Harmattan, 1980 ; Ma foi d’Africain, Paris, Karthala, 1985 ; Repenser la théologie africaine. Le Dieu qui libère, Paris, Karthala, 2003. 12. E. MVENG, (dir), Spiritualité et libération en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1987, p. 16. MEP_RSR2010,2:Intérieur 182 5/03/10 15:54 Page 182 (Noir/Black film) GABRIEL TCHONANG et de la libération du cosmos tout entier. La conversion intérieure, fruit de la rencontre de l’humain et du divin, provoque la dialectique du détachement et de l’Assomption. Le cadre éthique généré par sa relation à Dieu permettra à l’Africain, comme ce fut le cas pour les Pères du désert, de se libérer des vices et des péchés (détachement) qui font ombrage au développement humain pour mieux assumer la transformation de la création (Assomption). Les Pères du désert ont révolutionné la vie de l’Occident selon cette dialectique. Ils ont fait du travail un instrument de libération pour mieux servir Dieu. Dans la même logique et presque selon le même principe dialectique, Bénézet Bujo va proposer dans ses ouvrages et articles une théologie morale et éthique qui s’appuie sur les traditions africaines : culte des ancêtres, organisation communautaire, référence ethnique. La christologie devrait elle aussi épouser les contours de la vision traditionnelle du monde. Le Christ « proto-ancêtre » est selon lui le titre christologique pouvant introduire une réflexion christique tant au niveau de la pratique ecclésiale sacramentelle qu’au niveau de l’émancipation des peuples africains et de la libération des structures socio-politiques oppressantes. Il faut selon lui partir des noms donnés au Christ par les Africains dans leur vie de foi. C’est parce que le Christ est perçu comme proto-ancêtre qu’il peut être associé aux luttes africaines pour le développement politique et économique et peut inspirer l’organisation des démocraties naissantes et la reconstruction des états en Afrique 13. Ce faisant, la christologie devrait s’inspirer des titres africains qui épousent les composantes de l’action et de la Parole du Christ. Le Christ « proto-ancêtre » lui semble plus en adéquation avec le projet de libération théologique et socio-politique des sociétés africaines. Le Christ comme proto-ancêtre réalise la figure religieuse et l’œuvre sociopolitique de l’ancêtre éponyme. Puisqu’il est vrai Dieu et vrai homme, il devient le médiateur incontesté entre le divin et l’humain. Par sa mort et sa résurrection, il transcende et domine les forces du mal, et accomplit dans sa personne la réconciliation de l’univers avec Dieu, agrège à lui tous les ancêtres africains, plus précisément ceux connus pour leur exemplarité dans les vertus : la sagesse, la bonté, la solidarité familiale, la crainte de Dieu et qui ont dans les limites de leur temps et de leur espace, réalisé l’harmonie de l’univers 13. Pour approfondir la pensée de l’auteur, cf. « Pour une Éthique christocentrique » in NGINDU MUSHETE et alii (ed), combat pour le christianisme africain. Mélanges en l’honneur du professeur Vincent Mulago, Kinshasa, FCK, (CERA), 1981, 21-31 ; African theology in its social context. Orbis books, Maryknoll, NewYork, 1992 ; African Christian morality at the age of inculturation, Nairobi, 1990. Voir ici même l’article de B. Bujo, p. 159-174. MEP_RSR2010,2:Intérieur 5/03/10 15:54 Page 183 (Noir/Black film) BRÈVE HISTOIRE DE LA THÉOLOGIE AFRICAINE 183 visible et invisible, et introduit par leur force éthique, les lois éternelles et surnaturelles des valeurs dans le monde des vivants. Ces « saints » ancêtres, selon Bujo, continuent d’exercer une profonde influence sur le monde des vivants. Ces ancêtres trouvent leur modèle de leur accomplissement dans le Christ, dans la mesure où il est « passé dans le monde en faisant le bien » : guérissant les malades, accomplissant de nombreux miracles, ressuscitant les morts, prêchant de pardon et la réconciliation. Les Africains doivent s’en inspirer pour s’engager collectivement dans les luttes de libération des structures socio-économiques oppressantes, renforcées par la mondialisation néolibérale, les dictatures militaires corrompues et des pseudo démocraties africaines, et de l’embourgeoisement illicite de la classe dirigeante, de l’inertie et de la passivité des dirigeants d’Églises face à la surexploitation éhontée des populations toujours plus pauvres. V. LA THÉOLOGIE DE LA RECONSTRUCTION Au cours de la sixième assemblée générale de la Conférence des Églises de toute l’Afrique (CETA) tenue à Lomé en 1987, le théologien protestant kenyan Jesse Mugambi lance pour la première fois le concept de « reconstruction », compris comme une prise en charge par les Églises chrétiennes des problématiques socio-politiques et économiques d’une Afrique au ban de l’Histoire. La « reconstruction globale » de l’Afrique est pour lui un défi théologique majeur 14. Ce concept a été repris et hissé à son plus haut point de conceptualisation théologique par le philosophe et théologien congolais Kä Mana, devenu depuis le coryphée de ce courant. Kä Mana relève de prime abord les insuffisances caractéristiques des théologies de l’identité culturelle et de la libération. Il reproche à la théologie de l’identité culturelle son option passéiste et fixiste, incapable de transformer le présent et d’entrevoir l’avenir. À la théologie de la libération, il reproche son accent unilatéral lorsqu’il s’agit d’établir les responsabilités dans la crise multisectorielle que traverse l’Afrique. Elle a eu tendance à incriminer presqu’exclusivement l’Occident, négligeant et feignant d’ignorer de manière presque aberrante la responsabilité des Africains eux-mêmes. Ces deux courants en définitive ont plus évolué dans les bibliothèques et dans les amphithéâtres que dans le concret de la lutte des Africains pour la reconstruction de 14. Cf. A. KARAMAGA, J.B CHIPENDA, J. MUGAMBI, C-K OMARI, L’Église d’Afrique, pour une théologie de la reconstruction, Nairobi, Défis africains, CETA, 1991. J. MUGAMBI, From liberation to reconstruction. African Christian theology after the Cold War, East African Educational Publishers, Ltd, Nairobi, 1995. MEP_RSR2010,2:Intérieur 184 5/03/10 15:54 Page 184 (Noir/Black film) GABRIEL TCHONANG leur continent. Dans le projet théologique de reconstruction globale qu’il propose, il s’agit de penser le christianisme comme faisant partie intégrante de l’Afrique. L’Ère de l’incarnation de la foi dans les cultures africaines est révolue, de même que celle des pamphlets contre l’œuvre missionnaire et coloniale. « Aujourd’hui, le christianisme est devenu essentiellement une affaire interne à l’Afrique. Il est nôtre 15 ». Il s’attaque à l’imaginaire social négro-africain constitué de six mythes qui sont des représentations chimériques de la réalité : les mythes de l’Occident, de l’identité africaine, de l’indépendance, du pluralisme politique et de la démocratie. Les Africains doivent transformer ces mythes qui hantent leur imaginaire en « problèmes qui nous font réfléchir, convertir les problèmes qui nous font réfléchir en énergies qui nous font agir, changer les énergies qui nous font agir en nouvelle raison de vivre et de mourir, en nouveaux motifs d’espérer et de croire fondamentalement 16 ». Pour lui, l’horizon de l’Afrique n’est pas la mort, mais la vie. Il faudra « sortir de l’ère du rêve, de l’illusion et des cris de révolte pour nous mettre à l’exercice de la pensée lucide, de l’action sans complexe et de la reconstruction de nos sociétés 17 ». Le changement de l’imaginaire social doit générer une autocritique de l’être africain tout en l’introduisant résolument dans la dynamique de transformation du monde. Ceci inclura une conversion éthique qui permettra « d’élever les hommes à l’ultime mesure de leur être c’està-dire au projet de Dieu confié à la responsabilité et à la créativité de l’esprit humain 18 ». Cet imaginaire se construira à partir de la Révélation biblique. Il permettra de contrer les comportements deshumanisants liés à ce qu’il appelle le « complexe de pharaon » ou le pharaonisme, le « complexe de Mamon » et la « pharisaïte », que l’on trouve dans la Bible et qui caractérisent en premier chef les sociétés d’Afrique. Le pharaonisme investit l’espace du pouvoir détenu par Dieu seul et exploite par des méthodes déshumanisantes un peuple captif. Le baalisme qui est l’infidélité d’Israël au Dieu de ses Pères, se traduit à un « système de manipulation de conscience, de l’invisible, du pouvoir au nom des dictatures qui s’imposent 19 ». Le « complexe de Mamon » est la divinisation de l’argent qui assujettit l’homme. « La pharisaïte », qui est le système hypocrite des pharisiens, est selon Kä 15. KÄ MANA, Christ d’Afrique, Enjeux éthiques de la foi africaine en JésusChrist, Paris-Nairobi-Yaoundé-Lomé, Karthala, Ceta-Cle Haho, 1994. p. 8. 16. KÄ MANA, L’Afrique va-t-elle mourir ? Essai d’Ethique politique, Paris, Karthala, 1993, p. 18. 17. Ibid., p. 108. 18. Ibid., p. 177. 19. Ibid., p. 59. MEP_RSR2010,2:Intérieur 5/03/10 15:54 Page 185 (Noir/Black film) BRÈVE HISTOIRE DE LA THÉOLOGIE AFRICAINE 185 Mana, un « système de dislocation des êtres. C’est une dislocation qui signifie : entre ce que je suis, ce que je pense, ce que je dis et ce que je fais, il n’y a aucun principe de cohérence 20 ». La philosophie d’Hannah Arendt peut selon Kä Mana permettre aux Africains de découvrir ce qu’est l’imagination créatrice. Arendt permet de comprendre que l’humain peut se transcender. L’Africain sera porté au-delà de lui-même, pourra renouveler sa pensée et son imaginaire, pour pouvoir surmonter les crises de sa société qui sont essentiellement d’ordre éthique. Un autre courant se veut une synthèse globale des méthodes et procédés théologiques qui jusqu’ici ont caractérisé les recherches théologiques africaines. C’est le courant théologique dit de la libération prophétique et holistique. VI. LA THÉOLOGIE NÉGRO-AFRICAINE DE LA LIBÉRATION HOLISTIQUE Elle est en cours d’élaboration par un jeune philosophe et théologien congolais, Benoît Awasi Mbambi Kungua, professeur de philosophie à l’université Saint-Paul d’Ottawa au Canada et directeur du Centre de Recherches Pluridisciplinaires sur les Communautés d’Afrique Noire et des Diasporas (CERCLECAD), qu’il a lui-même fondé. Se situant sur un registre pluridisciplinaire, il veut restituer aux sociétés africaines leur consistance déjà profondément entamée par leur histoire chaotique, liée aux péripéties malheureuses de la traite, de la colonisation et de la gestion calamiteuse des politiques postcoloniales. Il pourfend avec une rare véhémence la mondialisation néolibérale, et procède avec érudition à la déconstruction des mythes fondateurs de la technoscience. Il va en guerre contre sa prétention à l’universalité et à la globalisation. Il est certainement l’un des auteurs les plus iconoclastes de la dernière génération des théologiens africains. Le caractère pluridiciplinaire de ses analyses théologiques leur confère une profondeur certaine et une force de conviction qui impressionne. Mais il est à déplorer que ces analyses ne débouchent point sur un système théologique construit et stable, et cherche encore ses intuitions dans les nombreux auteurs qu’il convoque. Il est à espérer qu’une intuition si originale s’achève un jour dans une architectonique théologique construite et paradigmatique de tout développement ultérieur. Benoît Awasi déplore l’enlisement de la recherche théologique africaine depuis une décennie et veut par ses intuitions théologiques combler les lacunes des courants théologiques antérieurs. 20. Ibid., p. 60. MEP_RSR2010,2:Intérieur 186 5/03/10 15:54 Page 186 (Noir/Black film) GABRIEL TCHONANG L’inaptitude des grandes théories à transformer les sociétés d’Afrique, les échecs des politiques postcoloniales à lutter contre la marginalisation de l’Afrique par la mondialisation technocratique, marchande et néolibérale, conduisent Awasi à cautionner sur le plan épistémologique les méthodes de « survie », développées par les sociétés africaines étranglées. Aucune voie de « survie » n’est à négliger dans le contexte africain actuel. Cette survie se déploie dans la résistance politique, économique mais plus encore dans la capacité légendaire de l’âme africaine à entrer en communion avec le divin. L’âme africaine imprégnée du divin devient pour Benoît Awasi le dernier bastion majeur et inexpugnable de la résistance contre les agressions de la postcolonie et de la mondialisation néolibérale. Cette résistance se traduit dans les communautés négro-africaines par une propension croissante à la pratique de l’exorcisme et des prières de délivrance. La multiplication des Églises pentecôtistes et charismatiques et la place donnée à la guérison spirituelle sont pour lui le signe obvie de la capacité négro-africaine à se construire une destinée spécifique, loin de la prétention globalisatrice de la technoscience et des forces de mort qui l’assaillent. La théologie négro-africaine de la libération holistique se veut une théologie populaire, comme il l’explique : « les théologies de la libération holistique sont le résultat d’un travail de lecture de recomposition de la réalité religieuse, socio-politique et économique par les couches populaires et sociétés africaines postcoloniales. À ce travail de réappropriation contextuelle, responsable et libre des schèmes théologiques du christianisme colonial, les couches populaires mettent en œuvre leur capacité innée et intarissable à l’indocilité et à l’indiscipline, contre les prétentions hégémoniques et totalitaires de l’État moribond et du christianisme colonial en pleine déconfiture. Les théologies populaires de la libération holistique sont donc une riposte des couches populaires qui refusent de mourir et décident de contourner les réseaux et structures occultes, idéologiques et politiques mis en place par l’État postcolonial moribond pour donner la mort et terroriser les sociétés africaines. À ce titre, les théologies populaires de la libération holistique se déploient comme des modalités nouvelles et autonomes pour organiser la vie sociale, politique, spirituelle et thérapeutique dans les sociétés qui sont travaillées par de nombreuses mutations culturelles, politiques et religieuses en contexte de mondialisation capitaliste et consumériste 21 ». 21. B. AWASI, Dieu crucifié en Afrique, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 172. MEP_RSR2010,2:Intérieur 5/03/10 15:54 Page 187 (Noir/Black film) BRÈVE HISTOIRE DE LA THÉOLOGIE AFRICAINE 187 Pour lui, la théologie chrétienne en Afrique ne trouvera sa pertinence que dans la prise en compte des phénomènes thérapeutiques qui jalonnent la pratique quotidienne en Afrique. Il donne par conséquent son assentiment théologique à tous ceux qui se sont assidûment impliqués dans le ministère de guérison et d’exorcisme, dans un sens réel, comme Meinrad Hebga 22, Mgr Emmanuel Milingo 23, ou symbolique, comme Mgr Christophe Munzirwa 24, ou Emmanuel Kataliko 25. Ces derniers sont considérés comme de véritables modèles de théologiens et pasteurs de la libération holistique. Les christologies négro-africaines de la libération holistique devraient s’inspirer de la mystique juive de la merkabah et des intuitions spirituelles développées par les kabalistes juifs. Il existe selon lui des similitudes frappantes entre la christologie négro-africaine de la libération holistique et la mystique juive de la merkabah. Les pratiques thérapeutiques des Églises de réveil dans les sociétés négro-africaines sont proches des « actes thérapeutiques et théurgiques qui sous-tendent la mystique juive de la merkabah 26 ». L’analyse et l’interprétation de 1R19, 1-21 relative à l’expérience du prophète Elie, centrale dans la mystique juive de la merkabah, conduit Awasi à conclure qu’« aucune rencontre avec le monde transcendant de Dieu ne reste sans portée socio-politique et religieuse sous la forme des guérisons, d’exorcismes, et de subjugation des forces de mort 27 ». CONSIDÉRATIONS CRITIQUES Bien que ces différents courants théologiques aient leur pertinence, ils pèchent tous par un déficit exégétique du titre christologique de « sauveur » qui mobilise toutes leurs réflexions, ainsi que l’absence d’une réflexion approfondie sur la Croix et le mystère mort22. Jésuite camerounais aujourd’hui décédé, M. Hegba s’est profondément impliqué dans le ministère d’exorcisme et de guérison et y a consacré l’essentiel de son œuvre philosophique et théologique. 23. Evêque émérite de Lusaka en Zambie, excommunié « latae sententiae » en 2006, Mgr Milingo s’est illustré par son ministère phénoménal et spectaculaire de guérison et d’exorcisme. 24. Evêque de Bukavu, assassiné devant la cathédrale le 29 octobre 1996 pour avoir dénoncé l’occupation rwandaise. 25. Mort exilé à Rome par les autorités du RCD/Goma. Ces évêques de la résistance sont pour B. AWASI « les pasteurs qui s’impliquent personnellement et ouvertement dans la lutte contre les sorciers et les mauvais esprits qui tuent et mangent les brebis qui leur ont été confiées par le Seigneur ». Cf. Le Dieu crucifié en Afrique, p. 206-208. 26. Ibid., p. 289. 27. Ibid., p. 288-289. MEP_RSR2010,2:Intérieur 188 5/03/10 15:54 Page 188 (Noir/Black film) GABRIEL TCHONANG résurrection du Christ 28. Nous pensons fondamentalement qu’aucune théologie chrétienne du salut ne peut faire l’impasse sur la croix et sur le mystère mort-résurrection du Christ. C’est autour de ce mystère que gravite toute l’espérance chrétienne. Il devient pour le chrétien le pôle par excellence de la grâce divine, et se constitue en modèle pour une expérience chrétienne en plénitude. Par sa mort et sa résurrection, le Christ est devenu pour tout homme « le principe de salut » (He 5, 9). L’ère de la grâce est inaugurée par la mort du Christ sur la Croix. « Les juifs exigent des miracles et les Grecs cherchent la sagesse ; nous, nous prêchons un Christ crucifié, scandale pour les juifs et folie pour les Gentils ». (1Co 1, 23). « Car je n’ai pas jugé que je dusse savoir parmi vous autre chose que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié » (1Co 2, 2). J. Moltman renchérit : « La foi atteint son comble dans la confession de Jésus-Christ Seigneur alors qu’il est maudit, pendu sur le bois 29 ». Par conséquent, la croix, signe par excellence de contradiction, est pourtant au fondement de la foi chrétienne et de la réflexion théologique. Moltman poursuit : « La mort de Jésus sur la croix est le centre de toute théologie chrétienne. Elle n’est pas l’unique thème de la théologie, mais bien ici sur cette terre comme la porte d’entrée de ses problèmes comme de ses réponses. Toutes les affirmations chrétiennes sur Dieu, la création, le péché et la mort renvoient au crucifié » 30. En outre, en concentrant l’essentiel du bonheur chrétien dans le temps, les théologies africaines négligent l’attente d’un salut final, lequel est au cœur de la foi chrétienne. Car, mêmes héritiers du salut (He 1,14) et pleinement justifiés (Rm 5, 1), nous ne sommes sauvés qu’en espérance. « Car c’est en espérance que nous avons été sauvés » (Rm 8, 24). En effet, le salut de Dieu ne se révèlera pleinement qu’au terme de l’histoire (1 P 1, 5). Le salut au sens fort du terme ne se situe que dans l’eschaton, dans la perspective du jour du Seigneur. Le Christ apparaîtra pour nous donner le salut (He 9, 28). Son œuvre de rachat final ira jusqu’à la transformation de nos corps mortels en corps glorieux (Ph 3, 20). Le salut chrétien ne prendra donc son sens véri- 28. Une tentative de réflexion a néanmoins été esquissée dans un mémoire de DEA de théologie en 2006 à Strasbourg par Augustin Yole RAMAZANI, qui introduit le concept de « rencontre » pour signifier l’assomption de la souffrance africaine dans celle du Christ en croix, comme condition de l’engendrement de la vie. La christologie de la rencontre doit être selon lui la clé de voûte de toute réflexion théologique sur la situation africaine. 29. J. MOLTMANN, Le Dieu crucifié. La croix du Christ, fondement et critique de la théologie moderne, Paris, Cerf-Mame, 1974, p. 372. 30. Ibid., p. 371. MEP_RSR2010,2:Intérieur 5/03/10 15:54 Page 189 (Noir/Black film) BRÈVE HISTOIRE DE LA THÉOLOGIE AFRICAINE 189 table qu’à la manifestation glorieuse du Christ, et c’est alors seulement que prendront fin les maladies, les souffrances et la mort. On ne peut donc prétendre à un salut définitif et plénier avant la parousie. Une foi, aussi forte soit-elle, ne saurait nous dispenser du douloureux et rude combat de la vie, car la « création toute entière gémit, comme dans les douleurs de l’enfantement et elle n’est pas seule. Nous aussi qui avons les prémices de l’esprit, nous gémissons dans l’attente de la délivrance de notre corps et de l’adoption des fils de Dieu » (Rm 8, 22-24). De même, il est risqué de prétendre, à partir d’une attitude psychologique positive ou d’une pratique, fût-elle biblique, éradiquer la souffrance, et faire du Christ la panacée aux maux de l’existence. La suite du Christ exige du disciple qu’il imite le Maître. Ceci est d’autant plus vrai qu’une analyse systématique du titre de « sauveur » rapporté à Jésus révèle son lien étroit avec celui de « kurios », « Seigneur », qui ne se comprend qu’en rapport avec l’événement pascal. Dès l’origine, le titre de sauveur n’était pas un des titres essentiels de Jésus. On note qu’à l’exception d’un seul passage de l’épître aux Philippiens, il fait totalement défaut dans les écrits chrétiens les plus anciens 31. C’est relativement tard que ce titre se serait imposé. Pourtant, le titre « kurios » (Seigneur) est devenu très tôt dans le christianisme primitif l’expression de la foi au Christ. Il joua un rôle éminent dans la manière dont les chrétiens se rapportaient à Jésus, et aurait de ce fait éclipsé le titre de « sauveur ». Dans le Nouveau Testament, sôter est employé très souvent en simple complément de celui de kurios (Ph 3,20 ; 2 P 1,11 ; 2, 20). Le titre de « sauveur » était un titre vétérotestamentaire attribué essentiellement à Dieu qui sauve de l’esclavage, des guerres, maladies et souffrances de divers ordres. Cette appellation christologique est donc un titre divin de l’Ancien Testament transféré à Jésus. O. Cullmann voit dans ce transfert la confirmation du fait que le titre de « sauveur » comme tous les titres divins a été attribué à Jésus parce qu’il a été confessé comme Kurios 32. Il ressort de cette analyse que le titre de « sauveur » attribué au Christ ne saurait être isolé et considéré indépendamment du mystère mort–résurrection–glorification du Christ. En s’appliquant à Jésus, le titre de « sauveur » assume et dépasse les limites de l’histoire, et embrasse dans son ensemble le mal que le péché manifeste. Jésus est sauveur, écrit Cullmann, parce qu’il sauvera son peuple du péché. 31. O. CULLMANN, Christologie du Nouveau Testament, Delachaux-Nestlé, 1968, p. 206. 32. Ibid., p. 206. MEP_RSR2010,2:Intérieur 190 5/03/10 15:54 Page 190 (Noir/Black film) GABRIEL TCHONANG Dans l’Ancien Testament, Dieu l’a sauvé des maux immédiats de l’histoire. En Jésus-Christ, par sa mort et sa résurrection, il le délivre du péché et de la mort. Une conception du salut qui se limiterait à une libération terrestre serait partielle et ne rendrait pas à la croix toute sa portée et sa signification, et en même temps, elle priverait l’homme de la plénitude de vie qui ne s’obtient que dans la victoire de la croix, à l’issue de la confrontation avec le mystère même du mal. De ce fait, le salut ne retrouve son sens que s’il transcende l’histoire. Lorsque les théologies africaines accordent une place prépondérante et presque exclusive à l’histoire, elles courent le risque évident d’un réductionnisme qui ne rendrait pas raison à l’espérance chrétienne. Gabriel TCHONANG 33 Strasbourg 33. D’origine camerounaise, G. TCHONANG a soutenu sa thèse en 2006 à Strasbourg. Elle a été publiée sous le titre : L’essor du Pentecôtisme dans le monde. Une conception utilitariste du salut en Jésus-Christ, Paris, L’Harmattan, 2009. G. Tchonang est chargé de cours à la Faculté de Théologie Catholique de Strasbourg.