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150 PHILIPPE CAPELLE-DUMONT
Point d’instrumentalisation « citoyenne » de la musique cependant :
adoptant la métaphore de l’harmonie enracinée dans le mythe Ἁρμονία,
lle d’Arès et d’Aphrodite, Platon en déclarait d’emblée la provenance
divine, allant jusqu’à célébrer l’ultime mot de son maître Socrate : « Y
a-t-il en effet plus haute musique que la philosophie (hôs philosophias
men ousês megistês mousikês) ? 4 », et à s’approprier la formule de Thalès
selon laquelle « tout est plein de dieux 5 ».
Si Aristote reconnut à la musique une n en soi, hors des cadres
de l’utile, il refusa de l’arrimer à l’idée d’une quelconque harmonie
céleste 6 : « Ce n’est jamais Zeus lui-même qui chante et joue de la
cithare ». Toutefois, puisque « la musique compte parmi les choses les
plus agréables », pourquoi, poursuivait-il, amusé, le dieu s’en prive-
rait-il 7 ? Une restriction de taille cependant : le grand défaut de la ûte
est qu’elle « empêche de recourir au langage
8
» contrairement à la cithare
qui porte le chant du poème
9
. La leçon était claire : dès lors qu’elle
s’oppose au temps du logos, ou l’interdit, la musique entraînera la
déance du philosophe.
Saint Augustin, dans son De Musica, n’a pas congédié le lexique
de l’harmonie pour relier analogiquement l’âme, le monde et Dieu.
« Science qui apprend à bien moduler
10
» (Livre, I, 1, 2), la musique doit
« bien » ordonner les mouvements. S’il consacre alors tant de lignes à la
question des rythmes, c’est qu’il ne veut pas voir amputée l’économie
temporelle de l’itinéraire qui mène des harmonies d’ici-bas encore maté-
rielles aux harmonies de la vérité affranchies du péché 11.
Boèce, le premier « scolastique », n’abandonnera pas lui non plus
le vocabulaire de l’harmonie pour dire la présence de la musique dans
l’univers, dans l’homme et dans les sons « mélodieux » des instruments.
Et cette approche tripartite constituera un modèle pour les traités de
musique jusqu’au 16e siècle : musica mundana, musica humana et
4. id., Phédon 61a.
5. id., Lois, X, 899b
6. ariStote, Du ciel, II, chap. 9, 290.
7. id., Politique, VIII, 5.
8. id., Politique, chap. 6, 41a, 25
9. On a pu lire ici la référence à la légende selon laquelle Athéna qui avait inventé
la ûte la rejeta après avoir vu dans un miroir les grimaces qu’inigeait à son visage
la nécessité de soufer dans le « chalumeau ». Cf. A. beliS, « Aristote et la musique »
dans Aristoxène de Tarente et Aristote, « Le Traité d’harmonique », Klincksieck, 1986,
chap. 2, p. 53-85.
10. Saint aUgUStin, De Musica, I, 1, 2.
11. « Les harmonies d’ici-bas se hiérarchisent selon leurs principes – les sens,
le jugement, la raison ; et selon cet acheminement il faut monter jusqu’à l’harmonie
tout intellectuelle de la vérité. Et nous serons ainsi détachés du péché lié au corps et
pourrons rejoindre Celui qui a tout créé », De Musica, Livre VI, 13
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