Revue des sciences religieuses 88/2 | 2014 Varia Le temps musical Entre philosophie et théologie Philippe Capelle-Dumont Éditeur Faculté de théologie catholique de Strasbourg Édition électronique URL : http://rsr.revues.org/824 DOI : 10.4000/rsr.824 ISSN : 2259-0285 Édition imprimée Date de publication : 1 avril 2014 Pagination : 149-159 ISSN : 0035-2217 Référence électronique Philippe Capelle-Dumont, « Le temps musical », Revue des sciences religieuses [En ligne], 88/2 | 2014, mis en ligne le 15 septembre 2014, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://rsr.revues.org/824 ; DOI : 10.4000/rsr.824 Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée. © RSR Revue des sciences religieuses 88 n° 2 (2014), p. 149-160. LE TEMPS MUSICAL Entre philosophie et théologie 1 Platon et les Pythagoriciens avant lui ont compris sous le nom de musique la philosophie tout entière. Suivant eux, ce sont les lois de l’harmonie qui maintiennent le monde et toute forme ou idée musicale est proprement l’œuvre de la divinité 2. Cette évocation ancienne de l’historien géographe Strabon (58 av. J.-C. – 16 ap. J.-C.), et l’accord des origines qu’elle y exprime ne sont étonnants que pour nos oreilles déshabituées : musique, philosophie et théologie, dans leurs motifs et leurs modalités expressives propres, ont partitions liées. De Platon à saint Augustin, de Luther à Bach, de Rousseau à Nietzsche et de Mozart à Balthasar, elles habitent toutes trois le temps où les passions méditent, où la pensée vibre et où le divin harmonise. La mise en jeu de l’esthétique musicale, loin de constituer une polarité décorative, participe ainsi depuis toujours et au premier rang, de l’effort d’intelligence du monde que prennent systématiquement en charge le philosophe et le théologien. Une intimité fondatrice Si Platon a introduit dans la plupart de ses Dialogues des considérations musicales, c’est à raison d’une exigence qui concerne le temps de l’éducation et l’art (« technê »), dont elle relève : Pour ces deux éléments de l’âme, le courageux et le philosophique, un dieu, dirai-je, a donné aux hommes deux arts, la musique et la gymnastique. Il ne les a pas moins donnés pour l’âme et le corps si ce n’est par incidence, mais pour ces deux éléments là (le courageux et le philosophique), afin qu’ils s’harmonisent entre eux 3. 1. Version abrégée d’une conférence donnée à l’Université grégorienne de Rome le 8 mai 2013 dans le cadre du cycle de conférences : « Ce qui se donne dans l’œuvre », organisé par l’Institut français de Rome (Ambassade de France près le Saint-Siège). 2. Géographie de Strabon, traduction de Amédée Tardieu, Tome 1, Livre X, chap. 3, §10, 1-3, Hachette, 1867. 3. Platon, République, 411c. 150 Philippe CAPELLE-DUMONT Point d’instrumentalisation « citoyenne » de la musique cependant : adoptant la métaphore de l’harmonie enracinée dans le mythe Ἁρμονία, fille d’Arès et d’Aphrodite, Platon en déclarait d’emblée la provenance divine, allant jusqu’à célébrer l’ultime mot de son maître Socrate : « Y a-t-il en effet plus haute musique que la philosophie (hôs philosophias men ousês megistês mousikês) ? 4 », et à s’approprier la formule de Thalès selon laquelle « tout est plein de dieux 5 ». Si Aristote reconnut à la musique une fin en soi, hors des cadres de l’utile, il refusa de l’arrimer à l’idée d’une quelconque harmonie céleste 6 : « Ce n’est jamais Zeus lui-même qui chante et joue de la cithare ». Toutefois, puisque « la musique compte parmi les choses les plus agréables », pourquoi, poursuivait-il, amusé, le dieu s’en priverait-il 7 ? Une restriction de taille cependant : le grand défaut de la flûte est qu’elle « empêche de recourir au langage 8 » contrairement à la cithare qui porte le chant du poème 9. La leçon était claire : dès lors qu’elle s’oppose au temps du logos, ou l’interdit, la musique entraînera la défiance du philosophe. Saint Augustin, dans son De Musica, n’a pas congédié le lexique de l’harmonie pour relier analogiquement l’âme, le monde et Dieu. « Science qui apprend à bien moduler 10 » (Livre, I, 1, 2), la musique doit « bien » ordonner les mouvements. S’il consacre alors tant de lignes à la question des rythmes, c’est qu’il ne veut pas voir amputée l’économie temporelle de l’itinéraire qui mène des harmonies d’ici-bas encore matérielles aux harmonies de la vérité affranchies du péché 11. Boèce, le premier « scolastique », n’abandonnera pas lui non plus le vocabulaire de l’harmonie pour dire la présence de la musique dans l’univers, dans l’homme et dans les sons « mélodieux » des instruments. Et cette approche tripartite constituera un modèle pour les traités de musique jusqu’au 16e siècle : musica mundana, musica humana et 4. Id., Phédon 61a. 5. Id., Lois, X, 899b 6. Aristote, Du ciel, II, chap. 9, 290. 7. Id., Politique, VIII, 5. 8. Id., Politique, chap. 6, 41a, 25 9. On a pu lire ici la référence à la légende selon laquelle Athéna qui avait inventé la flûte la rejeta après avoir vu dans un miroir les grimaces qu’infligeait à son visage la nécessité de souffler dans le « chalumeau ». Cf. A. Belis, « Aristote et la musique » dans Aristoxène de Tarente et Aristote, « Le Traité d’harmonique », Klincksieck, 1986, chap. 2, p. 53-85. 10. Saint Augustin, De Musica, I, 1, 2. 11. « Les harmonies d’ici-bas se hiérarchisent selon leurs principes – les sens, le jugement, la raison ; et selon cet acheminement il faut monter jusqu’à l’harmonie tout intellectuelle de la vérité. Et nous serons ainsi détachés du péché lié au corps et pourrons rejoindre Celui qui a tout créé », De Musica, Livre VI, 13 LE TEMPS MUSICAL 151 musica instrumentalis. Puisque l’homme prolonge la nature par l’art, disait-il, il est naturel que la musique instrumentale réalise les mêmes lois découvertes dans la nature. Descartes modifiera la donne. L’une de ses toutes premières œuvres, qui fut consacrée à la musique, soit le Compendium Musicae (1618), aura marqué le degré de précocité avec lequel le thème des passions fut transversal à sa méditation. Si « [la musique] a pour fin de plaire et d’exciter en nous diverses passions », c’est parce qu’elle épouse et traduit les mouvements de l’âme. La rupture cartésienne s’exprime nettement en ces lieux : la musique ne saurait puiser sa forme dans la nature, car elle est « un élément d’abord fait par l’art et pour l’art 12 ». Schopenhauer considérait lui aussi que la musique, à la différence des autres arts, ne reproduit rien : expression de toute la volonté qu’est le monde, elle dit l’être des choses dans leur essentielle profondeur et non leur furtive manifestation 13. On comprend d’autant mieux ce mot de Nietzsche – qui avait dans sa jeunesse composé rien de moins qu’un requiem, un oratorio et un miserere ! : « Sans la musique, la vie serait une erreur 14 ». Aussi bien dans le Drame musical grec, où il cite Schopenhauer, que dans Par-delà le bien et le mal (§ 106), où il s’en sépare nettement, Nietzsche exalte la musique comme le vital de la vie en ses pulsions natives. Qu’est-ce à dire ? Relisant les carnets de Nietzsche, de Sartre et de Barthes, F. Noudelmann a fait ressortir un surprenant trait commun ; leur goût du corps-à-corps charnel avec l’instrument faisait advenir un tempo qui échappait au travail intellectuel 15. C’est dans une direction similaire que Michaël Levinas évoque le souvenir de son maître Lazare-Lévy qui « jouait Bach et Chopin sur un Erard assourdi et posait les mains sur le bois du piano pour mieux éteindre la possible vocalité indécente de l’instrument 16 ». La musique instrumentale n’est pas exempte du devoir de discrétion. C’est sans doute par ce biais que peut s’apercevoir l‘intimité des contenus théologiques avec le monde musical. Toux ceux qui s’en sont inquiétés dans des pages de commentaires souvent éloquents, relevant les fortes et délicates inspirations des thèmes christiques dans la construction des œuvres – l’Incarnation, la Passion, la Résurrection, la Crucifixion et 12. René Descartes, Abrégé de la musique, dans Œuvres, (Texte établi par V. Cousin), Levrault, 1824, Tome V, p. 444. 13. Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, Paris, Folio-Gallimard, 2009. 14. Friedrich Nietzsche, Crépuscule des idoles, « Maximes et traits », § 33, Paris, Gallimard. 15. François Noudelmann Le toucher des philosophes, Paris, Gallimard, 2008. 16. Michaël Levinas, « Avant-propos » dans André Gide, Notes sur Chopin, Paris, Gallimard, 2010, p.27. 152 Philippe CAPELLE-DUMONT la mort –, qu’il s’agisse de Beethoven 17, Mozart 18, Bach 19 et Verdi 20 ou encore Britten 21 et Messiaen 22. D’un autre part cependant, nous pouvons établir entre musique, philosophie et théologie une conversation triangulaire sur une base conceptuelle qui concerne la question du temps. Le concept commun de temps La musique est « temps », au point où elle ne se manifeste que dans l’unité de temps ; son « ontologie », contrairement aux œuvres picturales et sculpturales, est d’emblée et nécessairement temporelle. La théologie non moins profondément est « temps » puisqu’elle manifeste son unité en vertu du temps eschatologique de l’accomplissement christique. Quant à la métaphysique, elle est parvenue au 20e siècle à établir l’équation de l’être et du temps. Toutes sont à leur manière dépositaires d’un écho mystérieux à l’ancienne énigme de saint Augustin : « Qu’est-ce que en effet que le temps ? Qui saurait en donner avec aisance et brièveté une explication ?… Si personne ne me pose la question, je le sais ; si quelqu’un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus 23 ». Mais cette énigme distinctive reçoit auprès de la musique quelque lumière si l’on se rappelle que le temps (temnein = couper) exprime d’abord la mesure. Aristote écrivait dans sa Physique que « le temps est le nombre (arithmon) du mouvement 24 ». Et Spinoza, qui n’hésitait pas à soutenir, suivant Descartes, que le « temps » est une production de l’esprit imaginatif, se demandait pourquoi l’être humain voulait cependant le tenir pour quelque chose de « réel ». Mais ce que nous enseigne la musique, c’est non pas le temps, ce sont « les temps », soit : la mesure, la mesure à deux, à trois ou à quatre temps ; elle indique qu’il n’est point de rapport à la durée sans la construction du nombré, de l’intervalle, du divisible. Comment le temps musical, temps des mesures 17. À quand une thèse sur la musique sacrée de Beethoven ? 18. Voir les travaux de Fernando Ortega, notamment Beauté et révélation chez Mozart, Paris, Parole et silence, 1998. 19. Voir Philippe Charru (dir.), Le baroque luthérien de Jean-Sébastien Bach, Paris, Éditions Facultés jésuites du Centre Sèvres, 2007. 20. Cf. David B. Green, The Theology of Handel’s Messiah, Beethoven’s Credo, and Verdi’s Dies Irae : How Listening to Sung Theology Leads to the Contemplation of God, Lewiston, New York, Edwin Mellen Press, 2012. 21. Cf. « War requiem » de Britten, créé en 1962 pour la nouvelle consécration de la cathédrale de Coventry (Angleterre) 22. Cf. Siglind Bruhn, Messiaen’s Language of Mystical Love, New York, Garland, 1998 ; Les visions d’Olivier Messiaen, Paris, L’Harmattan, 2008 23. Saint Augustin, Confessions, XI, 14, 17 24. Aristote, Physique IV, 219. LE TEMPS MUSICAL 153 divisibles est-il aussi bien le temps de la continuité, sinon parfaite du moins recherchée ? À cet égard, Bergson, étonné, écrivait : Quand nous écoutons une mélodie, nous avons la plus pure impression de succession que nous puissions avoir – une impression aussi éloignée que possible de celle de simultanéité – et pourtant c’est la continuité même de la mélodie et l’impossibilité de la décomposer qui fait sur nous cette impression 25 . Husserl voulait récuser l’intuition représentative de l’instant indivisible 26. Une phénoménologie de la musique lui répond-elle ? Pour déployer ces questions difficiles et décisives, nous interrogerons cinq concepts qui opèrent analogiquement dans chacun des trois ordres musical, philosophique et théologique. Répétition La musique est toujours déjà répétition. L’interprète répète avant le concert. Il répète ensuite ce que la partition, par les signes du « Da Capo » ou Dal Signo », exigent. Enfin, l’interprète répètera son morceau de concert en concert. Reste que la musique « répète » plus essentiellement : « (La) répétition (…) manifeste l’identité et la permanence de la forme en la diversité du devenir. Mais il est deux genres bien distincts de répétitions : certaines sont des redites et d’autres des renaissances 27 », disait autrefois l’excellente Gisèle Brelet, philosophe et critique musicale, mettant en relief ce qui se joue là alternativement : soit l’hégémonie du passé, soit l’intégration du passé dans le présent, soit encore le renoncement au passé. Toutefois, on observera en amont que toute musique, avant même de répéter sur partition, répète le matériau dont elle dispose : la physique des sons, les phénomènes de vibration, puis l’écriture du son. La musique répète l’abyssal de la mémoire cosmique. Paul Ricœur pouvait dire : « Pour l’artiste c’est d’abord la matière, le matériau qui commande ; c’est pourquoi il n’y a pas d’Art en général, mais autant d’arts qu’il y a de métiers, réglés chacun sur les exigences d’une matière 28 ». L’infinie pluralité musicale y participe : répétitions des sons, « variations 29, 25. Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 1969, p. 166. 26. Edmund Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, PUF, 2002, §7. 27. Gisèle Lebret, Le Temps musical, t. 2. La Forme musicale, Paris, PUF, 1949, p. 570. 28. Paul Ricœur, « La place de l’œuvre d’art dans la culture », Revue Foi & éducation, (N°38), 1957. 29. …telles les 33 géniales dites « Variations Diabelli » mais auxquelles Beethoven, leur auteur, avait donné le nom de « Transformations » (Veränderungen über einen 154 Philippe CAPELLE-DUMONT reprises de structures d’accords, ainsi du Canon en ré majeur sur basse obstinée de Pachelbel ou du Boléro de Ravel 30. Lecteur attentif de Kierkegaard, Heidegger a vu tout le bénéfice qu’il pourrait tirer de du thème de la répétition contre l’oubli occidental de la question de l’être. « C’est le fait d’avoir été qui fait de la répétition (reprise) une chose nouvelle 31 ». Ainsi les choses se retournent : la répétition ne répète jamais. Le Da Capo pas plus que le Dal Signo n’installent dans la répétition, ils promeuvent une différence temporelle où rien ne saurait être comme avant. On apercevra cependant que dans maintes œuvres musicales contemporaines, la « répétition » vise à s’affranchir de tout telos. Les musiques dites répétitives nées aux États-Unis dans les années 1960, adoptent une technique de composition fondée sur la répétition de très courts motifs mélodiques, harmoniques ou rythmiques, voire sur la répétition d’un son unique. On les a étiquetées comme musiques « postmodernes » ; cette qualification semblerait convenir à une musique pulsionnelle où le temps semble s’abolir au profit du paysage et du spatial 32, ce que le sémioticien et musicologue finlandais Eero Tarasti appelle « le temps spatialisé 33 ». Sans doute faut-il reconnaître que l’on a affaire, dans ces productions de style extrême, non pas à une musique sans temps mais une musique sans durée 34. Mais qu’est-ce qu’une musique sans durée ? Ce débat ouvre sur la difficile question philosophique de la « narrativité » musicale : la musique « raconte »-t-elle 35 ? De nombreux arguments plaident pour une réponse positive, relevant notamment l’enchaîneWalzer von Anton Diabelli), voulant signifier qu’il était possible de métamorphoser, de densifier à même le piano un thème aussi mince, celui du « Vivace » présenté en manière de commande par Diabelli. 30. Pour une typologie de la répétition musicale, on pourra se reporter à JeanPhilippe Guye, « Musique et répétition » dans Bruno Duborgel (éd.), Figures de la répétition, Saint-Étienne, CIEREC, p.133-150. Voir également la riche thèse de Johan Girard, dirigée par Marie-Dominique Popelard, dont l’une des parties a été publiée sous l’intitulé : Répétitions. L’esthétique musicale de Terry Riley, Steve, Reich et Philip Glass, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2010. 31. Sören Kierkegaard La reprise, Flammarion, Paris, 2003, p. 66 32. Concernant le statut philosophique du « postmoderne », voir les thèses solides de Wolfgang Welsch notamment dans son ouvrage Unsere Postmoderne Moderne, Weinheim, Acta Humanioria, 1987. 33. Eero Tarasti, Sémiotique musicale, Limoges, PUL, 1996. 34. C’est ce que suggère Johan Girard (voir n. 30). Jean-François Lyotard, théoricien du postmodernisme s’il en est, a suggéré que la musique répétitive, loin d’abolir le temps, le manifeste à la manière d’un perpétuel « battement » : « (Les musiques répétitives) font oublier ce qui se répète, et elles permettent de ne pas oublier le temps comme battement sur place », Jean-François Lyotard et Jean-Loup Thebaut, Au juste, Paris, Christian Bourgois, 1979, p. 67 35. Bernard Sève, dans son livre joliment intitulé : L’altération musicale (Paris, Seuil, 2002) répond négativement. LE TEMPS MUSICAL 155 ment des « scènes » romanesques ou théâtrales que rendent les disparités sonores et rythmiques. On sait que selon l’axiomatique de P. Ricœur, le « récit » est intrinsèque à l’expérience humaine 36. Pourtant, la musique instrumentale semblerait échapper à la conception narrative du temps : point de « différé » entre ce qu’elle exprime et la manière dont elle l’exprime. La musique ne dispose en effet que d’une seule ligne temporelle, même lorsqu’elle est polyphonique ; avant de supporter la narration, elle vit. La théologie, à sa manière, connait nativement la répétition ; mais elle aussi répète pour ne point répéter jamais. La chose fut déjà dite dans la « deutérose » du Deutéronome ; elle se réalise dans la reprise dogmatique et dans la ritualité liturgique du temps répétitif qui conjugue le temps des transformations et de la transfiguration. Commencement Nous sommes ainsi conduits auprès d’une des caractéristiques communes les plus tranchantes de la musique et de la théologie, qui est l’ « archê » : commencement et principe à la fois. Répétant, la musique ne fait paradoxalement que « commencer ». Répétant, la théologie « dit » elle aussi son commencement : « Bereschit bara Elohim » (Gn, 1,1) et « En arkê en ho Logos » (Jn 1,1). Et la philosophie ? Aristote disait que la musique exprime directement les passions humaines ; qu’elle n’est la représentation de rien, pas même de la joie ou de la mélancolie, étant elle-même joyeuse ou mélancolique 37. Saint Augustin estimait semblablement que la musique ne devait jamais imiter, et stigmatisait les mauvais interprètes, simples imitateurs. C‘est que l’œuvre musicale est au moment de sa réalisation, elle est l’inaugural même, sorti, délié de la chaine causale, étymologiquement « ab-solue 38 ». Non moins, selon le mot de Gérard Granel, « la pensée débute comme la musique : soudaine et toute en elle-même 39 ». 36. « Il existe entre l’activité de raconter une histoire et le caractère temporel de l’existence humaine, une corrélation qui n’est pas purement accidentelle mais représente une forme de nécessité transculturelle » ; plus loin : « Le temps devient humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif », Paul Ricœur, Temps et récit I, Paris, Seuil, 1983, p. 105. 37. Aristote, Politique, 5, 40 a 34 et 39. 38. Comme l’a fait observer B. Sève, l’Incipit musical est « deux fois absolu » : la Cinquième symphonie de Beethoven, c’est l’incipit dans sa brutalité ; ou encore l’accord de do mineur par quoi débute la sonate n° 8, la Pathétique, est un coup sur la table, une secousse fondatrice, sans antériorité. L’incipit musical est non seulement un début mais contrairement à l’incipit littéraire qui peut toujours faire allusion à un passé, il est présent à son présent. 39. Gérard Granel, Études, Paris, Galilée, 1995 p. 3. 156 Philippe CAPELLE-DUMONT Le penseur qui effectivement « pense » se trouve proche du compositeur musical qui le sait mieux que quiconque : son œuvre ne sera écoutée que si elle est en état continuel de fraîcheur et forme un impétueux flux de nouveauté. André Gide pouvait ainsi écrire : Oui, Chopin, et cela est très important à dire, se laisse conduire et conseiller par les notes ; on dirait qu’il médite sur la puissance expressive de chacune. Il sent que telle note ou double note, tierce ou sixte, change de signification suivant sa position dans la gamme et par une modification inespérée de la basse, soudain lui fait dire autre chose que ce qu’elle disait d’abord. Ajoutant, très inspiré : Chopin au piano avait toujours l’air d’improviser, nous est-il dit ; c’est-àdire qu’il semblait sans cesse découvrir peu à peu sa pensée. Cette sorte d’hésitation charmante, de surprise et de ravissement n’est plus possible si le morceau nous est présent (…) comme un tour déjà parfait, précis, objectif. Je ne vois point d’autre signification à ces titres qu’il lui plut de donner à ces certains de ses morceaux les plus exquis : Impromptus ; [et plus loin :] chaque modulation dans Chopin, jamais banale et prévue, doit réserver, préserver cette fraicheur, cette émotion presque craintive d’une nouveauté jaillissante 40. Le temps musical ne connaît pas le terme en effet ; son eschatologie est son commencement même, un surgissement incessant qui sied à l’acte créateur. Cette intimité musicale de l’ « inaugural » et de l’ « eschaton », instruit le philosophe vite tenté de circonscrire le sens de l’histoire ou de délimiter le temps de l’être par la « chrono-logie », ainsi que le théologien tenté de réduire la genèse créatrice à un « moment » du passé. Retrait et kénose Création musicale ? Plus que tout art, la musique remplit l’âme en s’effaçant, se livre en se retirant à la manière des choses dont le philosophe sait qu’elles se donnent dans le retrait. Le chant vocal, préféré de Thomas d’Aquin, remplit. Mais ce temps du « remplissement », cette provocation à la plénitude a un prix : lorsque l’instrument de musique récuse le vacarme prétentieux, lorsque le piano fermé comme le Pleyel de Chopin épouse discrètement les murmures des temps, alors il nourrit l’âme en se perdant lui-même dans ce qu’il féconde. « Si le grain de blé ne meurt, il ne peut porter de fruit » (Jn 12,24). Aussitôt l’offrande remise, la séquence sonore s’efface mais la musique subsiste, mieux que l’enregistrement qui perdure. Kénose musicale : musique évidée 40. André Gide, Notes sur Chopin, p. 40-41. LE TEMPS MUSICAL 157 qui demeure mystérieusement dans ce à quoi elle fait place. Le temps dirait ce qui périt ? La musique en fait ce qui nourrit. Interprétation Ainsi de l’interprète habité. Sa musique interprète trois fois. Comme tout art, pictural ou architectural, elle interprète le monde en le reconfigurant symboliquement. Mais elle l’interprète spécifiquement à travers celui qui s’en saisit comme surent le faire génialement les Furtwängler et Gardiner. Elle interprète enfin dans l’oreille de l’auditeur : le risque ici est d’enrouler l’interprétation dans le monde du seul interprète. Gide s’agaçait des pianistes qui exécutent les scherzos de Chopin ou les finales de ses sonates en jouant à qui sera le plus rapide. Il disait aussi bien son aversion pour les tentatives convenues de dégager de la « signification » dans la composition musicale 41. Il n’est pas sûr pour autant qu’il faille donner raison à Nietzsche lorsqu’il ne voyait dans l’activité d’interprétation externe de l’œuvre musicale qu’une manière de parler de soi-même. On devrait plutôt considérer que l’interprétation musicale à chacun des plans où elle a lieu, est volens nolens l’expression d’une alliance nouée et modulée entre le monde, le compositeur, l’exécutant et l’auditeur. L’histoire de l’herméneutique philosophique depuis deux siècles, notamment depuis Schleiermacher, Dilthey et Heidegger jusqu’à Gadamer et Ricœur, montre à quel renversement le concept d’interprétation a été soumis : ni simple explication (Erklärung) ou explicitation (Auslegung) ou compréhension (Verständnis), l’interprétation relève essentiellement de la condition ontologique du sujet. Nous ne sommes pas loin ici de la revendication musicale ancienne des grecs ni, paradoxalement, de celle des modernes comme Schopenhauer et Nietzsche pour lesquels la musique et son interprétation traduisent le monde dont elles sont toujours déjà épaisses. Derechef, le musicien révèle à quel point le corps, épais de souffrances et de joies, participe ontologiquement de l’interprétation, donnant en cela une belle indication aux théories philosophiques et théologiques de l’herméneutique. De fait, la théologie est « herméneutique » au titre de la participation humaine à l’événement christique. En élargissant l’ars interpretandi, de noble et antique tradition, elle a compris au 20e siècle tout le bien – sans en mesurer toujours les risques – qu’elle pouvait tirer d’une herméneutique non pas seulement textuelle mais aussi existentielle. Le 41. « Je n’éprouve nul besoin, pour goûter la musique, de la faire passer à travers la littérature ou la peinture, et me préoccupe fort peu de la ‘signification’ d’un morceau », André Gide, Notes sur Chopin, p. 64. 158 Philippe CAPELLE-DUMONT théologien, en effet, se fait interprétant de et dans l’action de l’Esprit imprimée dans l’Écriture, la Tradition, le magistère et l’Église, mais aussi dense de la corporéité mondaine. La réponse et le répons L’interprétation ne se conçoit cependant pas sans la « réponse » et la « responsabilité » qui lui est associée. C’est en raison de la mutation phénoménologique qu’a opérée la pensée philosophique au 20e siècle, tournant délibérément le dos aux philosophies du sujet et de la maîtrise des temps, que le thème de la réponse a pu venir au cœur de la réflexion métaphysique récente 42. Mais on pourrait se demander, en remontant avec précaution dans le jeu des ramifications théoriques, si une telle problématique métaphysique aurait pu voir le jour sans les motifs d’inspiration théologique de l’homme répondant. Dans la Somme de théologie, Thomas d’Aquin exprime toujours, au terme de la « Question », un « Respondeo », qu’il faut traduire doublement : par « je réponds » et « j’en réponds » ; comprenons : je réponds à la question et j’en assume la responsabilité. Or, le Répons « bref » ou « prolixe » de l’office liturgique met en scène la dialectique originaire dont la réponse procède. Dans le chant alterné entre le chantre soliste (ou un groupe de solistes) et le chœur, par l’Antiphonie des deux chœurs, la musique est homogène au contenu du chant inspiré du dialogue divino-humain. Cette forme du « répons » liturgique, qui date des débuts du christianisme, aura permis les développements de la polyphonie jusqu’à nos jours. Elle aura favorisé les extraordinaires Sept Répons des Ténèbres de Francis Poulenc traversé par le désir de la foi, ou bien les différentes versions de l’énigmatique Répons de Pierre Boulez. Mais Gide disait que Chopin avait vu : « Loin de charger de notes son émotion, à la manière de Wagner par exemple, il charge d’émotion chaque note et j’allais dire de responsabilité 43 ». ** * Le temps musical, plus que tout autre sans doute, atteste de l’alliance originaire du monde à même la nouveauté de son événement. Sollicitant la réponse créatrice de l’interprète, il nous tient éloigné de l’écoulement 42. Voir notamment Jean-Louis Chrétien, Répondre. Figures de la responsabilité, Paris, PUF, 2006. 43. Gide, Notes sur Chopin, p. 36 LE TEMPS MUSICAL 159 fatal et ou des directions maîtrisées, il transforme les temps de la joie et de la souffrance en une mémoire libératrice. Il manifeste ainsi ce que saint Augustin, usant de son lexique philosophique et théologal à la fois, appelait le passage de la distensio du temps à l’intentio de l’éternité 44. Pour lui en effet, l’éternité avait épousé le temps. Ces épousailles mystérieuses des origines, la musique, dans son ordre, nous y éveille. Philippe Capelle-Dumont Faculté de Théologie catholique Université de Strasbourg 44. Saint Augustin, Confessions, Livre XI.