Référence, déférence Une sociologie de la citation @ L'Harmattan, 2007 5-7, rue de l'Ecole polytechnique; 75005 Paris http://www.1ibrairieharmattan.com diffusion.harmattan @wanadoo.fr harmattan [email protected] ISBN: 978-2-296-03996-4 EAN : 9782296039964 Stéphane OLIVESI Référence, déférence Une sociologie de la citation L'HARMATTAN Du même auteur aux éditions L'Harmattan: Histoire politique de la télévision, 1998 (avec une préface d'Erik Neveu). Questions de méthode. Une critique de connaissance de la communication, 2004. pour les sciences La communication selon Bourdieu. Jeu social et enjeu de société, 2005. Chez d'autres éditeurs: La communication au travail. Une critique des nouvelles formes de pouvoir dans les entreprises, PUG, 2006 (Nouvelle édition mise àjour et augmentée - ouvrage traduit en roumain). Sciences de l'information et de la communication. Objets, savoirs, discipline, PUG, 2006 (ouvrage collectif). Introduction à la recherche en SIC, PUG, 2007 (ouvrage collectif). Le présent ouvrage a bénéficié des apports (critiques, suggestions, remarques ...) de plusieurs lecteurs que l'auteur tient à remercier. Ils trouveront au fil d'une relecture, ici ou là, des réponses directes ou indirectes à leurs interpellations initiales. Ce dernier tient également à remercier les collègues anonymes qui lui ont consacré un peu de leur temps pour répondre à ses questions perfides et l'éclairer sur leurs propres pratiques citationnelles. Introduction La routinisation des pratiques de lecture conduit le chercheur vieillissant à ne plus s'intéresser qu'aux petits caractères des bas de page comme si la vérité ne rôdait qu'en ces lieux, dissimulée, rabaissée, honteuse. La lecture obsessionnelle de ces patronymes épinglés telles des médailles, blasons d'une érudition de parvenus, peut s'apparenter à un exercice pervers de savants désabusés qui ne s'intéressent plus qu'aux dessous de la connaissance. Pourtant cette attitude ne révèle pas qu'un simple travers psychologique. Dans ces notes de bas de page réside en effet une véritable vision de l'état du champ de la production scientifique pour peu que l'on appréhende celles-ci sous l'angle des logiques sociales qui les sous-tendent et, indissociablement, de l'attention intentionnée que les agents leur accordent. La mesure très modeste de l'espace occupé par les citations en bas de pagel ne doit donc pas conduire à minimiser leur importance et surtout leur fonctionnalité. Il s'agit au contraire de les saisir comme des pièces centrales pour des productions savantes (articles, thèses, livres, conférences...) qui tirent de leur présence une grande partie de leur signification et de leur valeur. À partir de ces citations se lit l'état d'un champ scientifique, les rapports de domination dont il est le théâtre, les luttes qui se nouent en son sein, la distribution des positions occupées par les agents et, plus important encore, les dynamiques sociales qui conditionnent, stimulent ou entravent la production scientifique, à la condition évidemment de ne pas abstraire celles-ci et de ne pas ignorer leur fonctionnalité pratique. Pour préciser cette thèse et étayer une série d'hypothèses relatives aux logiques citationnelles, l'ouvrage puise ses données à diverses sources en les recoupant. La première et la principale réside dans le I Le lecteur observera que l'on amalgame volontairement « note de bas de page» et « citation », même s'il s'agit évidemment de réalités bien distinctes: les notes de bas de page n'étant pas toutes consacrées aux citations et les citations pouvant être intégrées directement dans le texte. dépouillement systématique de trois volumes d'Actes de congrès de la SFSIC (Société française des sciences de l'information et de la communication) séparés chacun d'approximativement six années (IXe congrès de 1994, XIIe congrès de janvier 2001, XVe congrès de 2006). Ce choix s'explique par des raisons de stratégie de recherche, plus précisément par la volonté d'étayer un certain nombre d'hypothèses que l'on précisera au fil des analyses. Il s'agissait par exemple de travailler sur l'écart temporel entre les congrès qui, selon toute vraisemblance et sous certaines conditions, devait permettre de saisir l'évolution des positions des agents afin de confirmer ou d'infirmer une hypothèse relative à la fréquence des citations selon la position occupée par le citant et par le cité. La deuxième série de données, complémentaire de la précédente, se résume à deux brefs corpus: un corpus d'articles (une dizaine, sélectionnés aléatoirement, dont cinq de la revue Sociologie du travail et cinq de la Revue française de sociologie) et un corpus de thèse de sciences politiques (une dizaine). On l'aura compris, cette sélection découle du caractère disciplinaire de ces productions et, là encore, se justifie en regard des hypothèses qu'elle permet de tester et qui seront explicitées par la suite. Indiquons simplement que certaines hypothèses initiales relatives aux logiques citationnelles et à la définition des corpus ont été revues et corrigées au fil du travail, non pour être totalement rejetées en raison de leur invalidation, mais parce qu'elles ne pouvaient faire l'objet d'une vérification sans une reformulation visant à en préciser le contenu. La troisième et dernière série de données fonctionne également en complément de la première. Il s'agit d'entretiens, portant sur les logiques citationnelles, qui ont été menés auprès de onze contributeurs ayant participé soit au XVe congrès de 2006, soit au XIIe congrès de 2001. Ces entretiens avaient pour but d'approfondir la compréhension des logiques citationnelles en tentant d'objectiver celles-ci non plus sous l'angle factuel des citations et de leurs déterminants, mais à partir des représentations qui, chez les agents, sont associées au fait de citer. On pourrait par malice mais surtout par honnêteté ajouter une quatrième série de données. C'est la connaissance dérivée de sa propre expérience que mobilise le chercheur et qu'il engage de manière plus ou moins contrôlée dans sa démarche. Cette source de connaissance dépourvue de la belle noblesse d'une méthodologie exposée dans quelques précieux manuels n'en est pas moins importante. Citant mais aussi cité, le chercheur participe au jeu citationnel et, sous certaines conditions, en tire un certain nombre d'informations qui modèlent son - 8- regard et sa propre capacité à problématiser2 l'objet qu'il se propose d'étudier. Ces données émanant de l'expérience interviennent dans le cours du travail de recherche principalement sous deux formes. Agent social, le chercheur « cite », et cette pratique très routinière, constitutive de l'écriture scientifique, le conduit sous certaines conditions à interroger et à prendre pour objet d'étude celle-ci. L'expérience citationnelle s'impose a priori comme une évidence, mais elle se révèle parfois à lui dans une sorte d'étrangeté et d'artificialité liée au caractère déterminé de l'acte de citer qui en fait une réalité bien peu naturelle. Construction symbolique et produit contraint d'un jeu social, l'acte de citer repose sur une structuration d'expérience qui devient ainsi l'objet sur lequel converge le regard du chercheur à partir du moment où celui-ci veut comprendre non seulement comment, en général, les autres agents citent et ce qui le conduit lui-même à citer d'une manière déterminée mais aussi pourquoi, au sein du jeu scientifique, l'acte de citer est si fortement contraint, et les citations revêtent une telle importance stratégique. Pour être plus précis, pour personnaliser davantage le propos, pour esquiver aussi le registre souvent douteux et toujours complaisant de la libre introspection, on indiquera simplement que la propension du chercheur à percevoir ce décalage et, par extension, à identifier le caractère construit et contraint des faits citationnels à partir de son propre vécu pour prendre ensuite l'expérience citationnelle comme objet de problématisation varie selon plusieurs facteurs qui, par hypothèse, se concentrent dans sa socialisation scientifique et dans sa trajectoire.3 Il s'agit en tout cas de prendre l'expérience pour objet des 2 Pour reprendre une terminologie foucaldienne, cf. S. Olivesi, « User et mésuser. Sur les logiques d'appropriation de M. Foucault par les sciences de la communication », Les enjeux de l'information et de la communication. La revue du GRESEC, GRESEC, Grenoble, Novembre 2004, pp. 4-6. 3 Ainsi l'auteur de ces lignes est-il porté à citer des «classiques» plus que des contemporains ou que des chercheurs de son propre champ non pas en raison d'une aveugle nécessité, d'un savant calcul ou d'un obscur désir, mais parce qu'au fil de sa socialisation initiale (études en philosophie et en lettres modernes, puis en science politique), il a intériorisé cette manière de citer comme norme et comme valeur sans jamais parvenir à s'en déprendre totalement. Pour un auteur, le jeu citationnel paraît d'autant plus conventionnel voire artificiel qu'il obéit à des normes qui ne sont pas conformes à celles de sa socialisation initiale. En d'autres termes, la socialisation scientifique fonctionne comme opérateur de naturalisation des pratiques et d'acculturation àux normes qui les sous-tendent. Elle modèle la perception des contraintes sociales qui structurent les pratiques pour les transformer en des sortes de normes naturelles qui passent aux yeux des agents pour des évidences partagées. La perception de l'étrangeté de sa propre pratique est donc liée au décalage persistant qui résulte de l'application de normes scientifiques intériorisées au fil de sa socialisation qui - 9- analyses et de la traiter comme une source d'informations et comme un ensemble de données à exploiter. Ainsi conçue, l'expérience ne renvoie ni à une réalité existentielle ou ni à un dispositif d'expérimentation, mais au jeu social auquel le chercheur participe en tant que simple élément engagé socialement et psychologiquement. C'est la raison pour laquelle elle se définit comme une condition de possibilité de la connaissance ou, en d'autres termes, un transcendantal pratique.4 Plus en aval, cette connaissance émanant de l'expérience nouée par l'agent intervient par les recoupements de données qu'elle permet d'opérer et, surtout, dans l'engagement d'hypothèses interprétatives relatives aux faits enregistrés qui, sans elle, ne pourraient pas revêtir de significations précises. Elle permet ainsi d'affiner le regard porté sur les données, d'appréhender et de traiter les corpus à partir d'hypothèses qui tirent une grande partie de leur pertinence de celleci. On soul~gnera enfin l'existence d'une tension dialectique permanente entre ces données, émanant de l'expérience, qui encourent toujours le soupçon de réintroduire une part d'arbitraire, ne serait-ce que par le caractère parcellaire et plus aléatoire de leur recueil, et des données parfaitement objectives, mais relativement insignifiantes en elles-mêmes, qui peuvent par exemple être extraites d'un corpus soigneusement délimité. Les choix des corpus précédemment évoqués s'expliquent d'ailleurs par une nécessité externe. Leur exploitation suppose une connaissance minimale des champs scientifiques auxquels ils se rattachent. Pour faire bref, à l'analyse formelle et quantitative des citations d'auteurs doit s'adjoindre une analyse plus qualitative consistant à contextualiser les citations pour en dégager la signification relationnelle. Une citation n'est en effet jamais un acte individuel isolé; elle n'est pas non plus l'expression pure et désintéressée d'un esprit transcendant les petites contingences du monde social. Citer, ce n'est pas simplement mentionner, c'est aussi prendre position relationnellement par l'instauration d'un rapport à ce que l'on cite et pour ce que citer signifie à l'égard de tiers (collègues, pairs, étudiants, etc.). La citation est une action dont la signification ressort ne sont plus en totale adéquation avec les manières de citer propres au champ scientifique dans lequel, par une trajectoire non rectiligne, le chercheur est amené à évoluer. 4 Cf. S. Olivesi, Questions de méthode. Une critique de la connaissance pour les sciences de la communication, L'Harmattan, 2004, ch. 2. - 10- principalement de l'intentionnalité qui la sous- tend. Cette intentionnalité n'est pas à référer à un « acteur stratège» mais à un agent plus ou moins socialisé, connaissant plus ou moins l'état du champ, disposant de ressources variables, qui est amené à agir stratégiquement sans jamais être pleinement maître de la stratégie qu'il met en œuvre et sans savoir si ses coups seront vraiment efficaces.5 Porté par son inscription dans un jeu social contraignant auquel ne participent que ceux qui en acceptent les règles et en reconnaissent l'entière légitimité, il est donc conduit à agir d'une manière intentionnelle, déterminée, stratégique, sans pour autant être le sujet de ses actes. L'objectivation des notes de bas de page suppose par conséquent leur enregistrement, leur dénombrement et son interprétation, mais aussi une capacité à les mettre en situation à la fois par rapport à la structure objective du champ scientifique et selon les visées tactiques sous-jacentes résultant à la fois des positions occupées par les agents et de leur habitus scientifique. La condition pour échapper à la rigueur illusoire du « corpus» et, corrélativement, aux arguties de ceux qui prétendent saisir le réel à partir de références abstraites, sélectionnées avec plus ou moins d'à propos, réside précisément dans ce travail de recoupement de données de natures différentes. L'erreur la plus grossière consisterait en effet à croire que les notes de bas de page, scientifiquement objectivées sous la forme d'un corpus rigoureusement défini, puissent nous livrer la structure du champ de la production scientifique. De nombreux exemples révèlent les biais d'une telle propension à opérer des inductions qui produisent des représentations discordantes, voire fausses. Il suffit pour s'en convaincre immédiatement de signaler que l'absence d'un auteur dans le corpus ne signifie pas que celui-ci soit absent de la structure propre à l'espace relationnel associant les agents. Pour exploiter au mieux les données recueillies sous la forme d'un corpus, il faut donc mobiliser parallèlement une connaissance de l'état du champ de manière à opérer un maximum de recoupement et, ainsi, affiner progressivement la connaissance que l'on peut en tirer. Cette connaissance peut provenir de la mobilisation de travaux de recherche consacrés à la discipline,6 de l'expérience du chercheur au sens 5 Cf. P. Bourdieu, « De la règle aux stratégies» (1985), Choses dites, Minuit, pp. 75-93. 6 On fait référence en particulier aux travaux suivants : - R. Boure, Les origines des sciences de l'information croisés, Presses universitaires du Septentrion, - Il - et la communication. 2002; R. Boure, Regards « SIC: précédemment défini, des entretiens menés auprès des contributeurs aux XIIe et XVe congrès... Évidemment, seul un être omniscient pourrait parvenir à une connaissance pleine et entière, et le chercheur, surtout s'il participe comme agent au champ qu'il prétend objectiver, est particulièrement bien prédisposé pour se méprendre parce qu'il est lui-même, du fait de sa production et de sa situation professionnelle, un être relationnel. Il peut cependant espérer que la soumission de sa production à des tiers (intériorisation a priori du jugement des pairs et soumission a posteriori au jugement d'un public savant) neutralise les écueils et stimule la mise en intelligibilité de son objet (ne serait-ce que par réfutation, anticipée ou effective). l'institutionnalisation d'une discipline», S. Olivesi (dir.), Sciences la communication. Objets, savoirs, discipline, PUG, 2006 ; - H. Cardy, P. Froissart, de la communication. communication et leurs H. Cardy, P. Froissart, « de l'information et de la de l'information et de « Les enseignants-chercheurs en Sciences de l'information et Portrait statistique », Les recherches en information et perspectives. Actes du XII! Congrès national, SFSIC, 2002 ; SIC: cartographie d'une discipline», S. Olivesi (dir.), Sciences communication. Objets, savoirs, disciplines, PUG, 2006 ; - B. Miège, « Les apports à la recherche des sciences communication », Réseaux, Hermès Science, 2000, n° 100. - 12- de l'information et de la Chapitre 1 Prolégomènes à toute « citationnologie» future qui pourra , . se presenter comme sCience Dénombrer des citations constitue un exercice qui appelle diverses précisions sur l'intentionnalité et les finalités qui l'animent. Les canons du genre portent en effet l'empreinte d'un utilitarisme qui ne manque pas de susciter de fortes réserves; celles-ci sont d'autant plus vives que le dénombrement des citations évoque les tentatives et les tentations d'instaurer un mode d'évaluation des chercheurs et de leur production, basé sur la fréquence des citations dont ils font l' objet comme si le fait d'être cité exprimait la qualité d'un travail de recherche et la productivité d'un chercheur. L'application des méthodes quantitatives d'évaluation aux SHS (sciences humaines et sociales) repose ainsi sur le postulat élémentaire selon lequel le nombre de citation serait la mesure de toutes choses. Il revient à méconnaître la nature des logiques citationnelles et, plus grave, à occulter que la citation n'a de signification et de valeur que sociale. Une critique de la scientométrie La mesure de l'activité scientifique s'accompagne d'un discours visant à lui conférer ses lettres de noblesses savantes. On ne manquera pourtant pas de souligner les conséquences pratiques - pour ne pas dire politiques - de ce genre de mesure. Le développement des PRES (Pôles de recherche et d'enseignement supérieur) qui constitue une nouvelle et très importante réforme de l'université après le passage au LMD (licence - master - doctorat), a été précédé d'un vaste travail d'information et de mobilisation des acteurs focalisant l'attention à la fois sur les mauvais classements obtenus par les universités françaises dans le cadre des «critères de Shangaï» 7 et sur les causes de ce phénomène. Ce soudain manque de visibilité à l'échelle internationale découlerait de notes de bas de page trop peu lisibles et catégorisables en raison de la dispersion des lieux de formation et de recherche... Sans entrer dans les rouages d'un processus engageant une réforme de fond des structures universitaires, on ne peut qu'être saisi par l'écart entre le résultat final du processus engagé et la cause initiale évoquée pour le justifier. On retiendra néanmoins deux enseignements: dans ce genre de processus, les SHS sont traitées à la même enseigne que les autres sciences, comme s'il existait une commune mesure et des logiques de fonctionnement identiques, ne serait-ce que sous l'angle des pratiques citationnelles ; le recours aux produits de la scientométrie s'ordonne à une logique d'instrumentalisation étatique qui est la raison même de ce genre de mesure, rejoignant - si l'on veut bien prendre le terme à la lettre - l'essence de la« statistique ». Il faut remonter aux sources de la scientométrie pour éclairer les racines de cet utilitarisme dont on peut supposer qu'il s'explique avant tout par la volonté convergente des pouvoirs publics et d'acteurs du monde de la recherche d'instaurer un mode de contrôle exogène sur un domaine d'activité relativement opaque, censé s'autoréguler. On le décèle aujourd'hui explicitement assumé dans les diverses analyses quantitatives des citations. « La scientométrie, écrivait ainsi un de ses promoteurs français, est la généralisation de ces techniques - à partir non seulement des documents publiés mais aussi des citations reçues par les documents, les brevets, etc.- dans le but d'une gestion de l'activité de recherche scientifique». 8 La posture qui consiste à se démarquer de cette conception utilitariste du savoir se risque à renforcer l'opposition entre « recherche administrative» ou « recherche appliquée » (appréhendée comme non scientifique en raison du conditionnement a priori du travail de recherche par une demande répondant à des intérêts particuliers, fût-ce ceux d'une quelconque administration étatique) et «recherche critique» ou «recherche fondamentale » (valorisée 7 On fait évidemment référence au célèbre classement produit par quelques distingués scientomètres de l'université Jiao Tong de ShangaY qui ne soupçonnaient certainement pas que leurs très savants décomptes viendraient à l'appui d'une importante réforme des structures universitaires françaises. 8 J.-P. Courtial, Introduction à la scientométrie. De la bibliométrie à la veille technologique, Anthropos, 1990, p. 7. - 14- comme scientifique, car basée à la fois sur le principe de neutralité et sur le refus de produire des connaissances répondant des nécessités étrangères au seul jeu scientifique). Elle conduit par conséquent à appréhender la scientométrie non pas comme une méthodologie concurrente ou alternative, comme l'expression d'un positivisme extrême ou d'une technicisation de la recherche, mais comme un ensemble d'outils qui, par leurs origines et leur finalité propre, répondent à des besoins sociaux étrangers à la connaissance l'administration de la recherche n'étant pas une activité scientifique... Créé en 1958 par un entrepreneur privé de science, Eugène Garfield, l'Institute for Scientific Information développait une offre de service spécialisée dans les analyses bibliométriques au moyen de différents outils d'indexation et de recherche. Aux tâtonnements initiaux succéda la phase de lancement du SCI (Science Citation Index) en 1963 qui répertorie les citations par discipline. Pour expliquer le succès de cet outil, P . Wouters soulignait le rôle d'acteurs et d'institutions dont les intérêts convergents dans le cadre d'une conjoncture historique et sociale particulière ont ainsi contribué à l'essor de la scientométrie. En devenant au fil des dernières décennies une spécialité reconnue fédérant une communauté de chercheurs autour de revues spécialisées9 et de sociétés savantes, cette science de la mesure de la science a imposé « une nouvelle vision de la littérature scientifique (...) qui se focalise sur les citations, plutôt que, par exemple, sur le contenu. Avec elle, une représentation de la science comme réseau d'inter-citations et une redéfinition de la conception dominante de ce que sont la qualité et l'influence en matière scientifique se sont imposées ».10 Les origines de cette science, «discipline hybride qui relève à la fois des sciences sociales et de l'expertise bureaucratique» Il, éclairent les raisons de son succès (répondre à la nécessité administrative d'évaluer la recherche) mais aussi les causes des controverses successives qui ont accompagné son développement. Parmi ces causes, certaines relèvent de la simple contestation de l'arbitraire inhérent à l'usage d'un instrument de mesure (le SCI) dont les applications pour évaluer la recherche n'ont jamais bénéficié d'une 9 On fait référence en particulier à la revue Scientometrics. An International Journal for all Quantitative Aspects of the Science of Science, Communication in Science and Science Policy. 10 P. Wouters, « Aux origines de la scientométrie. La naissance du Science Citation Index », Actes de la recherche en sciences sociales, Seuil, 2006, n0164, p. 11. Il Ibid., p. 21. - 15 - reconnaissance totale et d'une légitimité incontestée. Malgré sa très large diffusion, l'importance accordée au « facteur d'impact» comme indicateur de la qualité scientifique des articles scientifiques ne manque pas de susciter quelques réserves. «L'indice le plus utilisé, observait D. Pontille, est le facteur d'impact. Il est publié chaque année après un dépouillement systématique de l'ensemble des articles publiés dans 8000 périodiques scientifiques et techniques en trentecinq langues. La seule base du SCI contient environ 13 millions de références et 150 millions de citations enregistrées. L'ensemble des références et des citations qui sont effectuées au sein de chacun des articles est comptabilisé. Ainsi les publications qui servent de sources au comptage sont uniquement des articles de recherche publiés dans des revues ou bien des notes techniques. Ces articles « citant» ouvrent par contre sur une multitude de références, autant d'entités « citées» : articles, éditoriaux, lettres de la rédaction, livres, rapports, résumées de congrès... Le facteur d'impact mesure la fréquence moyenne de citation, pour une année donnée, des articles parus dans une revue au cours des deux années précédentes. »12 Promu par Garfield dans les revues Nature en 1970 et Science en 1972, cet indicateur basé sur la quantification des citations se présentait d'abord comme un outil d'aide à la sélection des « bonnes» revues par les bibliothécaires et, ensuite, par répercussion, comme un indicateur à la fois pour les chercheurs souhaitant publier leurs articles dans les meilleures revues et pour les responsables éditoriaux des revues scientifiques, souhaitant faire évoluer celles-ci dans le sens d'une plus grande notoriété.13 C'est dire à quels points les usages et les applications possibles de cet outil dans l'aide à la décision ont servi à le valoriser auprès de différentes catégories d'acteurs concernés par l'édition scientifique qui en ont accepté le verdict au point d'en devenir à leur tour des promoteurs volontaires ou involontaires. On objectera peut-être à cette critique qu'à défaut de «facteur d'impact », des critères nettement moins formalisés président à la construction de la notoriété des revues et de la légitimité des chercheurs dans les SHS. Et mieux vaut un système «objectif» de classement que le jeu de l'opinion et de la rumeur puisque, de toute manière, il y a évaluation. Ce serait sous-estimer les effets de 12 D. PontiUe, La signature scientifique. CNRS Editions, 2004, p. 77. 13Ibid., p. 78. Une sociologie - 16- pragmatique de l'attribution, rationalisation que peuvent induire de tels indicateurs qui contribuent à modifier les règles du jeu scientifique. Les pratiques évoluent non pas dans le sens d'une plus grande qualité des travaux de recherche mais d'une recherche d'adéquation de la production aux critères d'évaluation ainsi promus. Citer et être cité, évaluer et être publié s'impose comme des enjeux primordiaux derrière lesquels finit par s'effacer le contenu même de la production scientifique. La scientométrie théorisée par D.J. de SoIla Price14 suppose en premier lieu que la publication écrite soit l'indicateur exclusif de l'activité scientifique, réduisant ainsi cette activité à son produit final. Elle engage une série de postulats pour le moins réducteurs: emprunts à la thermodynamique, recherche de lois mathématiques expliquant le développement de la production scientifique, élaboration d'une sociologie des collèges invisibles de nature à expliquer certains phénomènes par l'occultation paradoxale des facteurs sociaux, etc.15 De là découle sa conception de la citation, indicateur des relations existantes entre auteurs, dont la fréquence exprime le degré d'utilité de l'article. Il n'est pas moins étonnant de constater que le recours à l'outil mathématique pour étayer l'existence de lois citationnelles comparables à celles du monde physique s'accompagne d'un lexique et d'un imaginaire scientiste qui traduisent l'emprise de cette vision formelle sur le monde social.16 L'usage de la scientométrie s'adosse ainsi à des présupposés hétéroclites; ceux-ci constituent une idéologie scientifique 17qui confère à des pratiques, liées à l'administration de la recherche, une sorte de légitimité leur garantissant leur acceptabilité par les scientifiques. La volonté d'instituer une «Science de la science », de faire de simples techniques de comptage la mesure scientifique et la norme de ce que doit être la science en constitue l'expression manifeste. C'est donc moins en tant que Science que sous la forme d'un ensemble de techniques engageant une conception de la science pour le moins discutable qu'il faut appréhender la scientométrie. Au premier rang de ces techniques, figure le comptage des citations en tant qu'indicateur d'activité. «D'un article cité, on peut faire 14 DJ. de Solla Price, Science et Suprascience (1963), Fayard, 1972. 15X. Polanco, « Aux sources de la scientométrie », Solaris, PUR, 1995, n02, pp. 22-42. 16 À titre indicatif, cf. Y. Le Coadic, « La diffusion des articles scientifiques de chimie. Approche mathématique et sociologique », Revue française de sociologie, 1980, XXI, pp.37-48. 17 G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans I 'histoire des sciences de la vie (1977), Librairie philosophique J. Vrin, 1988. - 17 - l'hypothèse: a) qu'il est suffisamment visible pour qu'un chercheur juge nécessaire d'y faire référence; b) qu'il produit un impact sur la production de connaissance »18.Ces deux hypothèses de base peuvent bien passer pour des évidences entendues. Elles n'en soulèvent pas moins de fortes réserves pour peu que l'on confronte celles-ci à la réalité des pratiques citationnelles dans les SHS. D'abord, on suppose que le fait de citer obéit à une logique désintéressée puisque celui qui cite le ferait en raison de l'intérêt intrinsèque de l'article qu'il mentionne. Or, comme nous le montrerons par la suite avec force d'exemples, ce n'est que rarement l'article pour lui-même qui est cité. Sa visibilité, il ne la tient le plus souvent que de la qualité sociale de son auteur. Si l'on se tourne vers la seconde hypothèse, on peut objecter d'abord qu'il est loin d'être certain que tous les articles publiés ont une incidence quelconque sur l'état de la connaissance mais que, par contre, il est certain que tous ont une incidence sociale plus ou moins significative sur les relations et les positions qu'occupent les agents (citants et cités) au sein d'un champ. Réduire ainsi l'impact d'un article scientifique au nombre de citations qu'il.obtient, autrement dit réduire son importance historique et sa qualité scientifique à ce critère purement quantitatif revient à se méprendre totalement sur les déterminants de la citation avec comme risque majeur d'ériger éventuellement en article de référence des articles accessibles, peu innovants, consensuels, dans l'air du temps ou, plus sûrement encore, d'ériger en article de référence ceux qui sont produits par des agents sociaux dominants. On pourrait d'ailleurs reproduire une partie de la critique que P. Bourdieu formulait à l'encontre des présupposés qui sous-tendent le recours aux sondages d'opinion.19 Le comptage des citations suppose à tort que toutes les citations se valent, que tous les chercheurs peuvent être cités et qu'il y a une relative homogénéité des principes et des manières de citer. Mais le risque le plus important réside dans la volonté des promoteurs de ces techniques de faire croire que les problèmes soulevés par le comptage des citations relève de la méthode (au sens technique) et non pas du fond, c'est-à-dire des présupposés de base qui sous-tendent ce type de démarches. 18 M. Callon, J.-P. Courtial, H. Penan, La scientométrie, PUF, 1993, p. 47. 19 P. Bourdieu, « L'opinion Minuit, 1988, p. 222. publique n'existe - 18 - pas» (1973), Questions de sociologie, Les applications saisies par leurs présupposés Le seul comptage des publications et le dénombrement des citations n'épuisent évidemment pas le registre des techniques scientométriques. On trouve dès les débuts de la scientométrie, chez Price, l'idée selon laquelle les citations forment un réseau liant les articles.20 Ce modèle du réseau a ainsi conduit à la mise en œuvre de différents indicateurs relationnels visant à expliciter des liens de différentes natures: appartenance à un même groupe de chercheur (cosignatures et copublications), à une même aire scientifique, rapport de revues à revues selon la fréquence de citations des unes et des autres. .. La méthode des cocitations et celle des cooccurrences de mots21 éclairent le recours au modèle du réseau et les présupposés qui accompagnent son usage en scientométrie. La première (méthode des cocitations) fonctionne sur la base du comptage des fréquences de citations de deux mêmes auteurs au sein des articles. Il est supposé que la récurrence du phénomène (deux auteurs cités de manière récurrente dans différents articles) révèle le lien qu'établissent ceux qui les citent: «Dans un article scientifique sont livrées des informations très précises sur les collaborations entre chercheurs, laboratoires et entreprises, mais aussi sur l'implication relative d'un ensemble d'acteurs dans la réalisation de la recherche présentée. Parmi ces inscriptions, le système de références (le système de citations) des articles scientifiques joue un rôle prépondérant dans la compréhension des mécanismes de traduction en œuvre dans un réseau. (...) Le principe de cocitation est un simple prolongement du principe de citation: la mesure de la fréquence d'apparition conjointe de deux auteurs A et B cités par un même auteur citant C est désignée comme la cocitation de ces auteurs A et B. Chaque article définit donc un ensemble d'auteurs citant et un ensemble d'auteurs co-cités (cités ensemble dans un article). (...) Le traitement statistique (...) doit permettre de construire et de représenter un réseau de traduction d'une problématique scientifique donnée, un réseau de programmes de recherche. (...) De façon générale, les résultats d'une analyse des 20 X. Polanco, op. cit., p. 59. Pour une présentation générale de celles-ci, cf. M. Callon, J.-P. Courtial, H. Penan, op. cit. pp. 63-95. Pour une présentation sous l'angle technique et statistique, cf. T. Lafouge, Y.-F. Le Coadic, C. Michel, Éléments de statistiques et de mathématiques de l'information. Infométrie, bibliométrie, médiamétrie, scientométrie, muséométrie, webométrie, Presses de l'ENSSIB, 2000, pp. 107-111. 21 - 19- cocitations constituent une aide à la décision en matière de stratégie de recherche et développement et de veille technologique. »22 Si l'on peut admettre l'utilité de ce type d'indicateur dans le repérage de certains phénomènes et, surtout, dans des activités de conseils ou d'aide à la décision, on n'entrevoit guère de recours possible à ce type de méthode scientométrique dans le domaine des SHS. Une première raison découle des limites mêmes de l'indicateur qui ne saisit que des couples d'auteurs en établissant une relation simultanément factuelle et abstraite entre les co-cités. L' obj ectivation de tels phénomènes de récurrences et d'associations informelles entre auteurs appelle un travail plus qualitatif de repérage et d'explicitation de la nature des relations sociales qui expliquent ces phénomènes de cocitations. Leur repérage, si l'on se reporte par exemple à un corpus limité tel que celui des congrès de la SFSIC, s'opère sans trop de difficulté pour un œil expérimenté disposant d'une connaissance sociale des relations entre agents au sein du champ. Car l'intérêt de la démarche réside moins dans le constat de fait (tels auteurs sont cités conjointement à plusieurs reprises) que dans l'explicitation de ce type de phénomène. Ce dernier ne renvoie pas à l'existence de communautés spirituelles ou de paradigmes mais à des formes d'associations indissociablement stratégiques et scientifiques entre agents. L'analyse des cocitations introduirait d'ailleurs un biais bien plus trompeur en enregistrant des phénomènes de cocitations dont on ne peut certainement pas induire l'existence de liens intellectuels ou institutionnels entre les co-cités. Dans le cadre des actes du XVe congrès de la SFSIC, on peut ainsi observer que B. Miège et A. Mucchielli sont co-cités à trois reprises (Y. Jeanneret et A. Mucchielli et, par ailleurs, B. Miège et Y. Jeanneret sont co-cités à deux reprises). Induire de ce constat l'existence d'un lien de nature spirituel, stratégique ou scientifique entre auteurs reviendrait donc à se méprendre singulièrement en occultant un fait élémentaire: la fréquence des citations et la possibilité d'être co-cité ne découlent pas du contenu de la production scientifique ou des relations entre agents mais des positions occupées dans le champ par ceux-ci. Les exemples fournis par les promoteurs de ce type de méthode corroborent le propos puisqu'ils conduisent à travailler sur des corpus de très grandes 22 H. Penan, « Analyse Sciences cognitives pp. 125-129. dynamique et sociologie des réseaux de cocitations des sciences, - 20- sous d'articles la dir. de J.-P. scientifiques Courtial, PUF, », 1994,