Plongée dans l`enfer des filles soldats

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LA LIBERTÉ
HISTOIRE VIVANTE
VENDREDI 26 AVRIL 2013
Plongée dans l’enfer des filles soldats
CONFLITS • Sur les 300 000 enfants soldats enrôlés – souvent de force – sur la planète, environ 40% sont des filles.
Exploitées jour et nuit, elles connaissent un sort encore plus terrible que les garçons. Leur réinsertion est difficile.
PASCAL FLEURY
Soutien suisse
à la prévention
Leur enfer est
encore plus
insupportable
que celui des
garçons: les
filles soldats,
qui n’ont parfois que 8 ou 10 ans quand elles
sont enrôlées dans les forces armées, sont les bonnes à tout faire
de la troupe, de jour comme de
nuit. Selon des estimations de
l’ONU et de diverses ONG, environ 40% des 300 000 enfants soldats impliqués dans des conflits
à travers le monde seraient des
filles. Elles sont utilisées autant
par les forces gouvernementales
que par les groupes paramilitaires, les milices et les rebelles.
Recrutées ou enlevées, parfois «sacrifiées» par des parents
dans la misère, parfois volontaires pour se venger de l’assassinat d’un proche, les jeunes filles
sont formées au maniement
d’armes légères comme les garçons. Elles sont appréciées pour
des missions d’espionnage et
d’infiltration, voire pour des attaques-suicides. Elles sont aussi
chargées des travaux domestiques, de la cuisine, du transport
de l’eau et des provisions.
«Esclaves sexuelles»
Particulièrement
vulnérables, les filles soldats peuvent
être exploitées comme «esclaves
sexuelles». «Les hommes nous
prenaient toute la nuit, ils nous
faisaient du mal», raconte Pélagie, qui avait 15 ans lorsqu’elle a
été enlevée par les rebelle de l’Armée de résistance du Seigneur
(LRA), en République centrafricaine. Evadée, elle témoigne
dans le documentaire «Les enfants du Seigneur», à voir dimanche sur RTS 2.
Même souffrance pour Léa,
15 ans, qui s’est échappée après
deux mois d’enfer: «Tous les
jours c’était la même chose. Ils
tapaient les femmes comme les
enfants.» Environ 500 enfants auraient été kidnappés en 2012 par
les rebelles de Joseph Kony, qui
est sous le coup d’un mandat
d’arrêt de la Cour pénale internaSEMAINE PROCHAINE
DRONES TUEURS
Comment gagner
une guerre sans
morts? Comment
sécuriser un territoire sans y
envoyer des soldats? Certains
stratèges américains pensent
avoir la réponse.
Selon eux, d’ici
trois à cinq ans,
les robots feront
la guerre à la
place des
hommes. Un dossier de «sciencefiction» à
l’enseigne d’Histoire vivante.
La Première
Du lundi au vendredi
de 20 à 21 h
Radio Télévision Suisse
Histoire vivante
Dimanche 21 h 00
Lundi
23 h 05
Face à la persistance de l’exploitation des enfants dans les
conflits armés, l’ONU propose
des stratégies de prévention. Il
s’agit d’une part de criminaliser le recrutement d’enfants
avec la mise en place de
moyens juridiques efficaces.
Des «groupes de protection de
l’enfance dans l’armée» peuvent alors être créés pour faire
connaître les lois. Il en existe
déjà au Soudan. Il importe
d’autre part de mieux sensibiliser les familles et les communautés locales, au travers par
exemple des chefs coutumiers
ou religieux. En Afghanistan,
des anciens ont ainsi pu
conclure des accords avec des
chefs militaires pour qu’ils ne
recrutent pas d’enfants. L’instauration d’une procédure gratuite d’enregistrement des
naissances devrait être également systématisée. Elle contribuerait, à terme, à éviter des
recrutements abusifs.
En Centrafrique, Zainab, 16 ans, avait rejoint un groupe armé dans l’espoir de venger son fiancé tué. Formée au combat, elle a été
violée souvent par les soldats. Accueillie dans un centre de réinsertion, elle rêve d’ouvrir un restaurant. © UNICEF/BRIAN SOKOL/DR
tionale pour crimes de guerre et
crimes contre l’humanité.
Enceintes au combat
Autre cas en République démocratique du Congo, où Jasmine a été forcée de servir
d’«épouse» pour un combattant
d’un groupe rebelle. Recrutée à
12 ans, elle a accouché pendant
sa fuite: «Mon «mari» ne me battait pas trop souvent. Il prenait
parfois d’autres filles à la maison,
mais ne laissait pas d’autres soldats avoir des relations sexuelles
avec moi», a-t-elle confié à Amnesty International.
En Colombie, les filles soldats
ne sont pas mieux loties: «Si une
fille tombe enceinte, elle doit se
faire avorter. C’est le commandant qui décide si on peut garder
le bébé», témoigne Janet, qui
avait 12 ans lorsqu’elle a rejoint
les rangs de la guérilla. Des filles
doivent parfois combattre avec
leur enfant sur le dos.
Difficile réinsertion
Lorsqu’elles réussissent à
s’échapper ou qu’elles sont finalement libérées, les jeunes filles
ont toutes les peines à se réinsérer dans la société. Moins «visibles» que les garçons, elles sont
souvent oubliées des programmes de désarmement, démobilisation et réintégration
(DDR). Selon une étude récente
de la Banque mondiale, la proportion de filles qui suivent les
programmes destinés aux enfants soldats ne dépasse pas 5%.
«En général, les filles dissimulent
leur lien avec les groupes armés»,
souligne Richard Clarke, directeur de l’organisation Child Soldiers International, cité en février
par IRIN, un service du Bureau
de la coordination des affaires
humanitaires de l’ONU.
Dans les sociétés traditionnelles, suivre un programme de
DDR pourrait dévoiler leur passé
et mettre en péril leur avenir.
«Dans les contextes de discrimination sexuelle bien ancrée, et
dans les situations où la «valeur»
d’une fille se définit en termes de
pureté et de matrimonialité, la
stigmatisation attachée à la pratique sexuelle, qu’elle soit réelle
ou imputée, peut entraîner l’exclusion et un appauvrissement
aigu», explique encore le directeur de l’ONG.
Très perturbées, ressentant
de la honte et de la culpabilité,
souffrant parfois du syndrome de
Stockholm (attachement aux ravisseurs), les jeunes filles se sentent en plus rejetées par leur famille et leur communauté.
Revenant analphabètes des combats, avec peut-être un enfant sur
les bras, elles risquent de tomber
dans la prostitution.
Leur espoir peut alors venir
des programmes de resocialisation et de formation professionnelle qui leur sont proposés. Encore faut-il qu’elles osent faire le
pas. Ou qu’elles soient repérées. I
> Voir le documentaire «Les enfants
du Seigneur», dimanche sur RTS 2.
> Lire le dossier didactique
d’Alliance Sud sur le site internet
www.alliancesud.ch/fr/documentation.
Autre moyen de prévention:
proposer des alternatives à la
mobilisation. Les enfants les
plus démunis se laissent parfois enrôler par dépit, pour fuir
la rue ou sous pression de leur
famille indigente qui ne peut
plus les prendre en charge.
L’accord passé au début avril
dernier à Bogota, entre la
cheffe de la diplomatie colombienne, Maria Angela Holguin
Cuellar, et le conseiller fédéral
Didier Burkhalter, va dans ce
sens. La Suisse participera à
un projet visant à «donner des
perspectives» à de jeunes Colombiens, pour éviter qu'ils ne
s’enrôlent dans la guérilla, par
exemple avec la création de
centres de loisirs. Notre pays
soutient déjà diverses initiatives de l’ONU et d’ONG dans
la lutte contre le fléau des enfants soldats. PFY
Au moins vingt pays touchés par le fléau
Entre 2010 et 2012, le recours à des enfants
soldats a encore été observé dans vingt pays,
selon l’organisation Child Soldiers International, qui est le fruit d’une coalition entre les
principales ONG luttant pour la défense des
enfants dans le monde. Selon son dernier
rapport global, daté de 2012, le problème est
particulièrement récurrent en République
centrafricaine, au Tchad, en République démocratique du Congo (RDC), au Myanmar,
aux Philippines, en Somalie, au Soudan et au
Yémen. L’organisation s’inquiète en particulier de voir que dans les conflits récents,
comme en Côte d’Ivoire ou en Libye, les belligérants ont vite eu recours aux enfants.
La problématique vient d’être également
soulevée en Syrie par Human Rights Watch.
L’ONG déplore la présence d’enfants dans les
rangs de l’Armée syrienne libre. Au moins 17
d’entre eux seraient morts au combat. Au
Mali, c’est Amnesty International qui dénonce l’engagement de mineurs par les
groupes armés islamistes et touaregs. Certains enfants auraient moins de 12 ans, selon
des témoignages recueillis par l’ONG.
Pour prévenir l’enrôlement des enfants dans
les forces armées, de nombreuses dispositions ont déjà été introduites dans la législation internationale. L’arsenal juridique comprend en particulier le protocole facultatif à
la Convention relative aux droits de l'enfant
Un enfant soldat accompagne un combattant
de la coalition, en mars dernier à Bangui, en
République centrafricaine. KEYSTONE
concernant l'implication d'enfants dans les
conflits armés. Entré en vigueur en 2002 et ratifié par la plupart des Etats, dont la Suisse, il
arrête à 18 ans l’âge d’enrôlement dans les
forces armées. Quant au Statut de Rome de la
Cour pénale internationale, de 1998, il considère comme un «crime de guerre» la
conscription ou l’enrôlement d’enfants de
moins de 15 ans dans les forces armées.
En septembre dernier, le Conseil de sécurité de l’ONU a encore condamné «fermement» toutes les violations du droit international concernant le recrutement et l’emploi
d’enfants dans les conflits armés.
Pour faire pression sur les belligérants récalcitrants, plusieurs pays ont édicté des lois
plus contraignantes. Les Etats-Unis interdisent ainsi, depuis 2008, la fourniture d’aide
militaire et la vente d’armes aux gouvernements qui continuent d’exploiter des enfants
soldats. Cette condition a poussé certains
Etats, comme le Tchad ou le Soudan du Sud,
à signer des plans d’action avec l’ONU pour la
démobilisation et la réinsertion des enfants
soldats. Mais le Gouvernement américain a
accordé des dérogations afin de préserver ses
intérêts, par exemple au Yémen, en Libye ou
en RDC, ce qui affaiblit la mesure.
A noter qu’en Suisse aussi, les exportations d’armes sont conditionnées à la renonciation, par le pays bénéficiaire, d’utilisation
d’enfants soldats, comme le précise l’Ordonnance fédérale sur le matériel de guerre.
Des promesses aux actes, le chemin peut
être long. Ainsi par exemple, au Tchad, «des
douzaines d’enfants ont été officiellement
enrôlés dans l’Armée nationale en 2012» malgré une interdiction légale, note l’organisation Child Soldiers International, qui craint
que ces mineurs aient pu être engagés au
Mali. L’ONG convient toutefois que le faible
taux d’enregistrement des naissances au
Tchad rend difficile l’application de la législation. La plupart des jeunes recrutés ne possèdent en effet pas d’acte de naissance.
Au Yémen, des milices tribales progouvernementales ont également continué d’utiliser des garçons et des filles dans divers
combats, pour des rôles logistiques et de soutien. Des cas de mariages forcés de mineures
avec des membres de ces milices ont été recensés encore récemment. Même constat en
Somalie et en Centrafrique, où des filles ont
été enlevées par des milices rebelles pour
être utilisées comme esclaves sexuelles pour
les combattants, selon l’ONU.
Des progrès sont toutefois perceptibles ici et
là. L’un des derniers en date remonte au 15
février dernier à Rangoun, au Myanmar.
Dans le cadre d’une cérémonie officielle, les
forces armées ont libéré de leurs obligations
24 enfants, faisant suite à l'engagement pris
par le gouvernement de mettre fin au recrutement d'enfants de moins de 18 ans. Selon
l’Unicef, qui accompagne ce plan d’action
adopté en juin 2012, les libérations d’enfants
soldats devraient désormais pouvoir s’accélérer dans ce pays.
S’adressant aux enfants libérés lors de la
cérémonie à Rangoun, le représentant de
l’Unicef, Bertrand Bainvel, les a rassurés:
«Vous n’avez rien fait de mal. Vous avez seulement été recrutés alors que vous n’avez pas
encore 18 ans. C'est un autre type de courage
que vous devrez avoir maintenant: celui de
satisfaire vos rêves.» PFY
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