Quel rôle peuvent jouer les organisations d`intégration

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FORUM INTERNATIONAL SUR LES INTERFACES
ENTRE POLITIQUES ET SCIENCES SOCIALES
UNE PLATE-FORME INNOVANTE POUR RESSERER LES LIENS ENTRE RECHERCHE ET POLITIQUES
Argentine et Uruguay, 20-24 février 2006
SYMPOSIUM DE HAUT NIVEAU
SUR LES
DIMENSIONS SOCIALES DES PROCESSUS D’INTEGRATION REGIONALE
Organisé par l’UNESCO, le MERCOSUR, le GASPP et l’UNU-CRIS
Montevideo (Uruguay), 21-23 février 2006
TABLE RONDE DE REFLEXION
Les dimensions sociales des processus d’intégration régionale :
problématiques émergentes et multilatéralisme régional
Quel rôle peuvent jouer les organisations d'intégration régionale
dans une nouvelle architecture internationale ?
par
Philippe HUGON
Multilatéralisme régional N°3
Les idées et opinions exprimées dans cette publication sont celles de l’auteur et ne reflètent pas
nécessairement les vues de l’UNESCO et n’engagent pas l’Organisation.
Les appellations employées dans cette publication et la présentation des données qui y figurent
n’impliquent de la part de l’UNESCO aucune prise de position quant au statut juridique des pays,
territoires, villes ou zones, ou de leurs autorités, ni quant à leurs frontières ou limites.
Publié en 2006 par l’Organisation des Nations Unies
pour l’éducation, la science et la culture
7, place de Fontenoy, 75352 Paris 07 SP
© UNESCO 2006
Printed in France
(SHS-2006/WS/MR/3)
3
Présentation
Dr Ninou Garabaghi
Spécialiste principal du programme
Secteur des Sciences sociales et humaines
La présente série de publications a été lancée à la faveur de la table ronde « Les
dimensions sociales des processus d’intégration régionale : problématiques émergentes et
multilatéralisme régional » du Forum international sur les interfaces entre politiques et
sciences sociales organisé en Argentine et en Uruguay par l’UNESCO en partenariat avec
les gouvernements d’Argentine et d’Uruguay, les Universités et les villes de Buenos Aires
et de Montevideo et plus particulièrement dans le cadre de la plate-forme de Montevideo
dédiée aux intégrations régionales. La plate-forme consacrée à la thématique
« intégrations régionales » a été constituée d’une constellation d’ateliers traitant de
questions spécifiques et d’un symposium de haut niveau dévolu aux dimensions sociales
des processus d’intégration régionale. Dans le cadre de ce symposium de haut niveau, une
table ronde a été prévue qui ambitionne de mettre en débat des visions prospectives sur
les processus et les politiques d’intégration régionale.
Cette table ronde intitulée « Les dimensions sociales des processus d’intégration
régionale : problématiques émergentes et multilatéralisme régional » qui réunit des
chercheurs, experts et décideurs de différents horizons est organisée sous forme d’une
session de réflexion (brainstorming) sur les défis et opportunités d’un multilatéralisme
régional au regard de la gouvernance mondiale en général et de la gouvernance sociale en
particulier. Mettant à profit la présence de hauts responsables des Organisations
d’intégration régionale, de décideurs politiques et de chercheurs, la table ronde tout
comme la présente série de publications sur le « Multilatéralisme régional » vise à faire
émerger de nouvelles idées et projets porteurs permettant aux communautés humaines
d’assurer une meilleure maîtrise de leur destinée.
Multilatéralisme régional N°3
4
Quel rôle peuvent jouer les organisations d'intégration régionale
dans une nouvelle architecture internationale ?
par
Philippe Hugon1
Introduction
Le système international n'est ni anarchique ni ordonné. Les Etats nations
souverains mettent en place des règles, exercent des hégémonies ou expriment des
rapports de force conduisant à une structuration. Les organisations internationales sont
des lieux de concertation, de négociation et de mise en place de règles. Inversement, il
n'y a pas d'ordonnancement par emboîtement permettant de passer du niveau local au
niveau international par le biais d'Etats nations et impliquant un gouvernement mondial
supérieur aux gouvernements nationaux (Ninou Garabaghi 2005). Il n'existe que des
processus d'équilibrations instables résultant à la fois du respect de règles et d'expression
de rapports de force. D'un côté, les puissances politiques imposent des règles et des ordres
dans des territoires nationaux, régionaux voire mondiaux. De l'autre, des acteurs privés
transnationaux ont des stratégies régionales ou mondiales. L'absence d'anarchie résulte à
la fois de règles, de régimes et de conventions acceptées par les acteurs internationaux et
de pouvoirs structurels exercés par les puissances hégémoniques sous forme de hard
power (puissance matérielle et militaire) et de soft power (persuasion, attractivité des
valeurs, des idées, de la culture et des institutions) (Hugon, Michalet 2005).
Le niveau régional est stratégique dans cette architecture en voie de restructuration
et dans cette régulation internationale. Les espaces régionaux se constituent à la fois par
un régionalisme de jure multinational qui dépasse le cadre des Etats nations et se construit
à partir d'organisations régionales et par une régionalisation de facto transnationale, liée à
des interdépendances dans le domaine social, culturel, politique et économiques, se
réalisant autour d'objectifs communs et conduisant à la constitution de clubs ad hoc. Le
multilatéralisme régional, défini comme "le système de gouvernance mondiale fondé sur
les organisations d'intégration régionale" (Ninou Garabaghi 2005) apparaît ainsi comme
une des formes que prend la régulation mondiale et comme une utopie créatrice pour
progresser dans la gouvernementalité du monde. L'espace régional est une des échelles
adéquates de la régulation de l'économie mondiale.
Ce multilatéralisme régional prend la forme d'accords et de négociations
internationales où interviennent des organisations régionales. Ainsi l'UE parle d'une seule
voix à l'OMC ou met en place un processus spécifique de protection du climat et de lutte
contre les effets de serre. Elle signe des accords commerciaux et de partenariat avec des
1
Professeur émérite, Université Paris X – Nanterre.
Multilatéralisme régional N°3
5
Etats et des organisations régionales (ex Mercorsur, CEDEAO, CEMAC, CARICOM,
SADC dans le cadre des APE). Ce multilatéralisme régional concerne également la
constitution de clubs plus ou moins informels à l’exemple du G8, du G20 ou du G90 au
sein de l'OMC, ou des groupes de pays inclus et exclus du protocole de Kyoto. La
question se pose de voir quel rôle jouent et peuvent jouer le régionalisme et la
régionalisation dans la nouvelle architecture internationale.
La première partie de cette contribution analyse la pluridimensionnalité de la
régionalisation et ses enjeux dans la mondialisation en relation avec les biens publics
régionaux.
La seconde partie analyse du point de vue commercial et économique la compatibilité du
régionalisme et du multilatéralisme ; des argumentaires théoriques en faveur du
régionalisme et du multilatéralisme. La contribution présente en conclusion les
régulations régionales et le débat entre multilatéralisme universaliste et multilatéralisme
coopératif.
I Les enjeux de la régionalisation dans la mondialisation et les biens publics
régionaux
1.1 L'architecture internationale
L'architecture internationale actuelle a été mise en place au lendemain de la
seconde guerre mondiale par la création des organisations onusiennes. Les institutions
économiques et financières internationales de Bretton Woods ont été alors crées en
séparant le politique de l’économique, en reposant sur le principe d’égale souveraineté et
sur une réalité d’un monde bipolaire dominé par la puissance hégémonique des Etats
Unis. La population mondiale était, à cette époque, de 2,5 milliards. 45 Etats sur 50
étaient membres de la Banque mondiale. Un demi-siècle plus tard, le monde s’est
profondément transformé du fait de la croissance démographique, de la décolonisation, de
la prolifération du nombre des Etats (plus de 200 membres des Nations unies), d’une
transnationalisation des flux commerciaux et financiers, d’une montée en puissance de
pays émergents (notamment du Brésil, de la Chine et de l’Inde) et d’un processus de
régionalisme multiforme.
Les organisations internationales ont pour principaux interlocuteurs les Etats.
Cette structure qui correspondait au « mercantilisme éclairé » d’après guerre n’est plus en
phase avec un monde multipolaire autour des grandes régions. L’architecture
internationale peut difficilement affronter les problèmes liés au poids des firmes
transnationales, et des opérateurs financiers privés à la globalisation financière, à la
montée d’une société civile internationale et des blocs régionaux monétaires ou
commerciaux. Les institutions internationales n’ont pas ou peu de pouvoir supranational.
Elles sont le reflet d'une" incongruité spatiale" (Palan) entre une économie en voie de
mondialisation et un système politique international reposant sur la souveraineté
nationale. Le système international reste fondé sur le principe de hiérarchie avec un rôle
de leadership des Etats-Unis (ayant le droit de veto au sein des organisations
Multilatéralisme régional N°3
6
internationales) alors que de nouveaux acteurs apparaissent telle la société civile
internationale et que des puissances émergentes veulent faire entendre leur voix.
Trois nouveaux enjeux apparaissent sur la scène internationale. D’un côté, on
observe un déclin relatif de l’espace public et des pouvoirs publics face à la montée du
marché et des pouvoirs privés. De l’autre, on note un « débordement » des États-nations
et une défaillance de l’architecture internationale face à une à une transnationalisation de
nombreuses questions. Enfin, des biens environnementaux ou des patrimoines communs
planétaires font l’objet de rivalité croissante et posent la question de la durabilité et de la
gestion patrimoniale à l’échelle mondiale. Les relations inter gouvernementales sont ainsi
débordées par l’importance du global que ce soit la stabilisation financière, la pollution
atmosphérique, la gestion de l’eau, les risques épidémiologiques ou encore la sécurité et
la lutte contre le terrorisme. Les biens environnementaux tels que le changement
climatique ou la couche d’ozone, les ressources naturelles dont l’eau, ou bien la recherche
scientifique fondamentale sont devenus des problèmes d’envergure régionale et mondiale.
Il n’existe pas d’autorité supranationale ayant la légitimité pour produire et financer ces
biens d’où une production sous optimale de « biens publics mondiaux ». La gouvernance
implique participation, négociation, coordination à partir de projets, partenariat et
consensus.
1. 2 La pluridimensionnalité de la régionalisation
Le processus de régionalisation est multidimensionnel, économique, juridique,
culturel, social et politique. La région se caractérise par des interdépendances, des
référents communs (linguistiques, culturels, religieux), identités communes, des objectifs
partagés (solidarité, sécurité). Le croisement des dimensions permet de différencier le
régionalisme et la régionalisation. Les dimensions culturelles politiques, sociales
renvoient davantage à la gouvernance ou gouvernementalité régionale, à la coopération
régionale, à l'intégration en profondeur.
La régionalisation a une dimension culturelle. Elle regroupe des pays ou des
peuples ayant la même langue, les mêmes valeurs, les mêmes identités, les mêmes
référents culturels. Cette dimension culturelle fonde des aires culturelles et des ensembles
géographiques reposant sur des mêmes cultures au niveau Nord/Nord, et Sud/Sud mais
également Nord/Sud. Les liens linguistiques se font, ainsi, par le biais de d'organisations
Nord/Sud que ce soit l'Organisation internationale de la francophonie(OIF) qui regroupe
25 Etats d'Afrique subsaharienne, le Commonwealth ou la Communauté des pays de
langue portugaise (CPLP).
La régionalisation a une dimension sociale. Il existe des règles sociales qui sont
mises en oeuvre dans des cadres régionaux ou des mécanismes redistributifs à l'instar des
fonds structurels de l'Union européenne. Dès lors qu'une union douanière ou un accord de
libre échange crée des gagnants et des perdants, des mécanismes de compensation et de
redistribution sont nécessaires vis à vis des groupes sociaux perdants. Il existe en
revanche peu de régions ayant le même modèle social.
La régionalisation a une dimension politique. Selon une conception politique ou
diplomatique, l'intégration régionale se traduit par des objectifs de prévention des conflits.
Multilatéralisme régional N°3
7
Réaliser une construction régionale conduit toujours à inclure et parfois à réconcilier des
pays mais également à exclure voire à se positionner contre d'autres puissances ou
d'autres ensembles régionaux. La lutte contre le communisme a été un élément fondateur
de l'ASEAN. La construction du Mercosur est liée à la réconciliation entre le Brésil et
l'Argentine comme l'est pour l'Union européenne la réconciliation entre la France et
l'Allemagne. Les objectifs de paix et de sécurité ont pris aujourd'hui au sein des
organisations régionales une importance souvent prépondérante par rapport aux échanges
et au développement économique. Les accords commerciaux régionaux Nord/Sud (ex de
l'ALENA, du processus de Barcelone ou des APE) sont généralement une manière
indirecte de traiter des sujets politiques délicats comme la migration, le pétrole ou la lutte
contre le terrorisme. Les convergences d'intérêts économiques sont une manière de
dépasser les rivalités et antagonismes politiques. L'intégration régionale est une manière
de faciliter le dialogue et de contourner les antagonismes politiques (Palachek, 1992) à la
condition que jouent des mécanismes compensateurs entre les gagnants et les perdants de
l'intégration régionale. L'intégration régionale se traduit par une volonté commune de paix
et de sécurité et par un abandon partiel de la souveraineté dans un espace élargi ou comme
un "pool de souveraineté". Elle apparaît toutefois davantage comme un dépassement du
territoire national que comme un substitut à l'État-nation. L'expérience montre que les
États-nations en voie de désintégration connaissent également un processus de
désintégration régionale.
La régionalisation a, enfin, une dimension économique. Les Accords bilatéraux ou
régionaux s'insèrent dans une pluralité d'accords commerciaux internationaux d'où la
nécessité d'articuler les échelles territoriales (multilatéralisme et pluripartenariat mondial,
régionalisme Nord/Sud, régionalisme Sud/Sud) et de voir comment il en résulte des
processus hybrides.
On peut élaborer des typologies et triangles d'incompatibilité (Deblock, Dorval,
Rioux, 2003) et Kebabdjian, 2004), selon les critères d'autonomie des marchés (1), de
coopération institutionnalisée (2) et de souveraineté des États (3) conduisant à un
régionalisme de "régulation et sanction" (1+2), de "gestion des risques" (1+3) et de
"marchés régulés et échanges organisés" (2+3).
Les processus de régionalisation et de régionalisme ont plusieurs dimensions : de
marché (des biens et des facteurs), d'institutions (règles de droits, codes de conduite,
juridiction, transferts de crédibilité..) et de politiques (transferts souveraineté,
conditionnalités, production et financement des biens publics mondiaux ou régionaux…).
Le tableau n° 1 combine quatre dimensions (marché, institutions, politiques,
interdépendances de facto sur le plan économique, social et culturel) et quatre échelles
territoriales.
Multilatéralisme régional N°3
8
Tableau n° 1 : Pluridimensionnalité de la régionalisation
Mercosur
1.
Marché
(produits,
facteurs)
Multilatéralisme (OMC)
++
Pluripartenariat
+
Régionalisme Nord/Sud
++
Régionalisme Sud/Sud
UE/Sud
ALENA
ASEAN
(10+3)
++
+
++
++
+
+++
++
+
+++
commerce
commerce
(+)
++
-
-
+
+
+
(+)
(+)
2.Institutions (formelles et
informelles, régimes)
Multilatéralisme
(OMC,
différends)
+
Pluripartenariat
Régionalisme Nord/Sud
+
(différends)
Régionalisme Sud/Sud
-
3. Politiques (transferts de
souveraineté, biens publics,
conditionnalités)
Multilatéralisme (OMC)
Pluripartenariat
Régionalisme Nord/Sud
(asymétrie,
conditionnalités, aide)
+
+
Régionalisme Sud/Sud
4. Régionalisation de facto
(intensité
des
flux,
convergences des idées, des
valeurs, polarisation)
Mondialisation
++
Régionalisme Nord/Sud
+++
Régionalisme Sud/Sud
+
++
-
-
-
-
-
+
++
-
-
-
-
++
+++
+
++
+++
(+)
++
++
(+)
Légendes : - (nul) ; + faible ; ++ moyen ; +++ fort.
Sigles : Mercosur ; UE : Union européenne ; PSEM : Pays du Sud et de l'Est de la
Méditerranée ; ACP : Afrique Caraïbes Pacifique ; ALENA : Accord de Libre Echange NordAméricain ; UEMOA : Union Economique et Monétaire Ouest Africaine. TEC : tarif extérieur
commun.
Multilatéralisme régional N°3
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Le curseur des processus d’intégration régionale va du plus institutionnalisé avec
transfert de souveraineté de l’UE jusqu’au régionalisme peu institutionnalisé est asiatique.
Il existe des types hybrides et évolutifs d'intégration régionale, fort éloignés des
typologies évolutionnistes de type B. Balassa (zone de libre échange, union douanière,
marché commun, union économique et intégration), résultant de l'interdépendance entre
ces différents niveaux et de processus plus ou moins réversibles.
1.3 Les biens publics régionaux et mondiaux.
La disjonction entre les souverainetés nationales des Etats et les interdépendances
transnationales au niveau économique, social et culturel pose la question des régimes et
des biens publics régionaux, internationaux et mondiaux. Un régime international est une
construction institutionnelle par des Etats. On peut le définir avec Krasner « comme un
ensemble de principes, de normes, de règles et de procédures de prise de décision autour
desquelles les anticipations des acteurs convergent dans un domaine donné des relations
internationales ». Un régime peut résulter d’un hegemon de puissances exerçant leur
leadership structurel et ayant la capacité d’imposer des règles notamment grâce au hard
power. Il peut résulter d’un leadership directionnel de pays donnant l’exemple ou de
leadership instrumental lié à la capacité technique et organisationnel à jouer sur les
négociations s'appuyant davantage sur le soft power. Un régime peut être mis en place au
niveau international ou régional.
Les biens publics régionaux ou mondiaux font l’objet de définitions plurielles.
Plusieurs argumentaires théoriques peuvent être mobilisés, qui spécifient des biens
« collectifs », « communs », « premiers » ou « publics », mondiaux ou internationaux.
L’économiste privilégiera les biens collectifs non marchands, le politiste les biens publics
liés aux insuffisances de relations intergouvernementales, l’écologiste les biens ou
patrimoines communs, le philosophe les biens premiers. Ces référents théoriques peuvent
servir d’argumentaire tactique dans des négociations internationales où les acteurs ont des
pouvoirs asymétriques. Ainsi le langage utilitariste en terme de défaillances des marchés
sera entendu par les libéraux anglo-saxons alors que les termes de bien public ou d’impôt
mondial entraîneront un rejet d’une vision supposée étatique ou collectiviste. On peut
différencier les argumentaires du champ du jeu des intérêts et des puissances dans des
relations internationales (EPI) et ceux du domaine des conflits des valeurs dans le champ
transnational (Economie politique transnationale ou EPT) (Hugon 2004).
La question est de savoir à quel échelon ces biens publics doivent être efficacement et
équitablement fournis en fonction de leurs coûts de production et de leurs coûts d'usage :
- Des groupes ou clubs hégémoniques peuvent être constitués pour produire des BPM. La
sous-région transnationale est également un fournisseur de biens publics internationaux
(Cooke, Sachs, 2001 ; Hugon, 2003). On peut calculer les effets de création et de
détournement des biens publics régionaux dans le cas d’intégration régionale (Siroën,
2000). Il faut différencier les biens publics à portée régionale et les biens globaux pour
lesquels des clubs régionaux peuvent être créés (Benaroya, 2001).
- Les régimes commerciaux, telles que les unions douanières, les accords de libre-échange
qui introduisent des règles du jeu de nature coopérative peuvent être considérés comme
Multilatéralisme régional N°3
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une forme de biens publics internationaux. Ils se heurtent aux risques de free rider :
externalités tarifaires pour l'union douanière, effets de la clause de la nation la plus
favorisée sur l'efficacité du multilatéralisme (Siroën 2000).
-Comparée au niveau national, la fourniture des biens publics au niveau régional permet
un accès à un marché plus vaste, une plus grande cohérence dans les infrastructures, des
jeux d'économie d'échelle, une meilleure harmonisation et standardisation entre systèmes
juridiques, financiers et monétaires, un plus grand pouvoir de négociation vis-à-vis du
reste du monde. En revanche, elle se heurte aux différences de préférences des Etats, aux
délais de fourniture des biens publics (allongement du processus de décision, aux
répartitions inégales des bienfaits attendus entre les Etats, aux conflits concernant la
répartition des financements).
-Comparée au niveau mondial, la fourniture des biens publics au niveau régional dépend
des effets de création et de détournement des biens publics. En principe, le
multilatéralisme crée des biens publics plus efficients. En pratique, les effets de resquille
y sont plus élevés. Les efficiences des normes mondiales peuvent traduire des hégémonies
de certains Etats ou firmes. La fourniture de biens publics régionaux est ainsi le plus
souvent complémentaire de celle des biens publics mondiaux. Dans certains cas, il peut y
avoir pour des pays fortement ouverts au multilatéralisme détournement de biens publics
et affectation des pays tiers.
La production des biens publics régionaux se heurte aux pratiques de resquille ou
au "dilemme du prisonnier" conduisant à des solutions non-coopératives sous-optimales et
à des comportements moutonniers. Une des manières de régler cette question est
d'accepter le leadership du pays hégémonique. Celui-ci est en position asymétrique vis-àvis des autres pays. Son statut de leader lui permet de préconiser des accords régionaux et
de les faire respecter. Tel est le cas de l'Afrique du Sud au sein de la SACU ou de la
SADC, de la France vis-à-vis des unions monétaires et douanières au sein de la Zone
franc (UEMOA et CEMAC), du Brésil au sein du Mercosur, des Etats Unis au sein de
l'ALENA. A l'inverse, le Japon leader naturel de l'Asie de l'Est ne joue pas ce rôle, tout
comme le Nigeria au sein de la CEDEAO.
Le cas des actions collectives régionales et internationales dans le domaine du climat
On note dans le domaine des conventions climatiques un débat entre les régimes
régionaux tels celui mis en place par l’UE et les régimes internationaux tels la convention,
cadre des Nations Unies contre le changement climatique (CNNUCC de Rio 1992) et le
Protocole de Kyoto de 1997 qui sont des cadres d’action collective visant à éviter
l’anarchie du système international lié à un système décentralisé d’Etats nations aux
pouvoirs asymétriques. Plusieurs perspectives sont envisageables : un leadership
directionnel de l’Europe, la mise en place d’un nouveau régime hégémonique sous le
contrôle américain, une anarchie (Berthaud et al 2004). Une des solutions serait la mise en
place d'un multilatéralisme régional fondé sur une identité des objectifs mais une diversité
des moyens au niveau de grands ensembles régionaux.
Comment rendre conciliables les intérêts divergents des principales régions
internationales ?
Multilatéralisme régional N°3
11
On peut avec Radanne (2004) différencier :
-Les pays et les régions à forte densité démographique, stagnation démographique ayant
épuisé leurs ressources de combustibles fossiles ( Europe sans la Russie, Japon, Nouvelle
Zélande)
-Les pays et les régions fortement industrialisés mais à faible densité démographique
caractérisés par de grandes distances et des climats à forte variation et ayant des modes de
consommation et d’urbanisation « gaspilleurs » d’énergie : Etats-Unis, Canada, Australie.
-L’Europe de l’Est en transition en situation de désindustrialisation pendant les années 90
-L’OPEP et les pays producteurs de combustibles fossiles
-Les pays de l’AOSIS, premières victimes –antarctique, Iles de l’Océan indien et du
pacifique, Bangladesh)
-Les pays les moins avancés subissant les conséquences néfastes des aléas climatiques et
peu consommateurs d’énergie.
-Les pays émergents forts consommateurs potentiels d’énergie et s’opposant à des
mesures limitant leur industrialisation..
Les questions climatiques et énergétiques supposent des actions collectives au niveau
local. Le rôle des collectivités territoriales et notamment des grandes mégapoles est
central.
Des actions régionales sont nécessaires et il importe de différencier les biens
collectifs d’envergure régionale (ex un nuage de pollution touchant plusieurs pays) et les
biens globaux gérés par des clubs (ex d’une gestion par l’Union européenne ou les
signataires du Protocole de Kyoto). Les biens publics additif s comme le climat ou
l’énergie sont les plus difficiles à produire, car les trois comportements négatifs classiques
de la gestion des biens publics s’y manifestent : la « resquille » (« free riding ») :
Pourquoi faire des efforts pour mieux gérer un bien public s’il n’y a pas de sanction de
ces efforts ? ; le « dilemme du prisonnier », lorsque les partenaires d’un jeu ne se font pas
confiance (ou n’ont pas assez d’information sur la stratégie des autres joueurs), il y a un
grand risque que les décisions qu’ils prennent individuellement soient globalement sousoptimales (c’est-à-dire n’atteignent pas l’objectif de production du bien public) ; le
comportement « moutonnier », face à un problème important aucun acteur ne prend
l’initiative pour le résoudre, chacun « contournant » les difficultés.
Les conventions et les traités internationaux (ex des Accords de Kyoto), la mise en place
de nouvelles organisations (ex de l’organisation mondiale de l’environnement) ou de
fiscalités mondiales (ex du rapport Landau) sont ou peuvent être des moyens émergents
de régulation et de gestion des biens communs inter ou transnationaux. La convention de
lutte contre le changement climatique peut conduire à des financements spéciaux : Global
environment Facility, Fonds français pour l’environnement mondial.
II/ Les enjeux du régionalisme dans le multilatéralisme commercial et économique
Le débat entre régionalisme et multilatéralisme concerne également le champ de
l'économie. On observe au sein de l’Union européenne, mais également du régionalisme
Multilatéralisme régional N°3
12
silencieux est asiatique, de l’ALENA, du Mercosur, de l’Union africaine des transferts de
pouvoir vers des organisations régionales. On peut différencier une intégration faible
("shallow integration") des accords de libre-échange Nord/Sud, et en profondeur ("deep
integration") de l'Europe.
2.1 Compatibilité du régionalisme et du multilatéralisme sur le plan économique
Les accords régionaux doivent être notifiés à l’OMC et ils le sont de manière
croissante sous forme d’accords de libre échange ou d’union douanière qui sont des
exceptions au principe de la clause de la nation la plus favorisée et de la réciprocité.
L’OMC adopte pour principe les accords de réciprocité peu compatible avec les anciens
accords régionaux de type Lomé entre l’UE et les ACP (article XXIV). Les traitements
spécifiques et différenciés (TSD) et la non réciprocité ont toutefois été admis au sein de
l’OMC pour les pays en développement.
Les négociations et accords commerciaux au sein de l’OMC concernent dans le
cadre du cycle de Doha et de la prochaine réunion de Hong-Kong en décembre 2005 :
-les produits agricoles (amélioration d’accès aux marchés, réduction des soutiens internes
(boîte orange) ayant des effets de distorsion et réduction des subventions aux
exportations, réduction des tarifs consolidés, absence de droits sur les produits exportés
par les PMA
-les produits non agricoles : réduction et élimination des droits de douane et des crêtes
tarifaires, traitement spécial et différencié pour les PED :
- les services : libéralisation dans le cadre de AGCS. Le Sénégal a fait des offres
d’engagements dans les secteurs de services suivants : professionnels (services
d’architecture, services médicaux et dentaires); de communications (services postaux et
de courriers) de télécommunications ; de distribution (commerce de gros et de détail);
relatifs au tourisme et aux voyages; annexes de transports maritimes et financiers.
- les sujets de Singapour (Investissements, concurrence, marchés publics, suppression des
obstacles aux échanges).
2.2 Le régionalisme et le multilatéralisme commercial au regard des argumentaires
analytiques
Le régionalisme et la régionalisation ne sont pas réductibles aux effets de création
ou de transfert du commerce ou aux gains en termes de bien être. Plusieurs dimensions
apparaissent :
En termes de marché
Un des critères classiques (1) est celui des avantages statiques en termes de bien
être concernant les créations ou les détournements respectifs de flux d'échanges (cf. les
modèles des unions douanières en équilibre partiel ou les modèles d'équilibre général
calculable). L'impact général en terme de bien-être sera d'autant plus positif que : 1) avant
la formation d'une Zone de libre-échange (ZLE), les pays partenaires commerçaient
beaucoup entre eux ; 2) une fois la ZLE en place, les tarifs extérieurs dans les pays
Multilatéralisme régional N°3
13
partenaires sont faibles comparé à la situation antérieure ; 3) les élasticités d'offre et de
demande dans les pays partenaires sont élevées. On peut ajouter : les effets de
concurrence, les économies d'échelle et l'intégration approfondie, actions explicites
menées par les gouvernements pour réduire, à travers la coordination et la coopération,
l'effet de segmentation des marchés dû aux politiques nationales de régulation.
En termes d'institutions
Un autre critère (2) d'ordre institutionnel est devenu celui de la crédibilité et de
l'ancrage ou du verrouillage des politiques. Les accords commerciaux permettent la
prévisibilité des opérateurs ; ils réduisent les risques de réversibilité des politiques
commerciales et favorisent ainsi l'attractivité des capitaux nationaux et étrangers. Les
nouvelles théories institutionnelles du régionalisme mettent l'accent sur les transferts de
souveraineté traduisant une asymétrie des préférences, la crédibilité liée à la dilution des
préférences (en isolant les instances de contrôle et de pouvoir judiciaire des lobbies
nationaux) et à la création institutionnelle (de Melo, 1993). La coopération verticale ou
les accords de libre-échange Nord/Sud avec le rôle de tiers garant de l'Europe permettent
une crédibilité des politiques, elles réduisent les conflits d'intérêt nationaux et les
stratégies de passager clandestin. Les institutions régionales réduisent les incertitudes en
étant stabilisatrices et en permettant des anticipations des agents (Hugon, 2003). Les
intégrations régionales peuvent jouer le rôle de signal et conduire à un transfert de
crédibilité favorable à l'attractivité des capitaux. Ils sont un moyen d'allonger l'horizon
temporel des décideurs. Il faut toutefois prendre en compte la concurrence entre transferts
de crédibilité entre les principales régions du Sud ayant signé des accords avec le Nord.
En termes de construction des avantages compétitifs
Un troisième critère (3) est celui dynamique des rythmes adéquats des réformes, de
la changement des avantages comparatifs et de la protection d'activités vulnérables et
donc de la diversification des systèmes productifs et de la montée en gamme des produits
dans la division du travail. L'expérience historique montre que les pays industrialisés, y
compris ceux d'Asie de l'Est, ont mis en place durant leur première phase
d'industrialisation une protection sélective permettant la formation d'un système industriel
en combinant substitution d'importation et promotion d'exportation. Ce processus est-il
encore valable dans un contexte de globalisation et de stratégies d'ouverture orientée vers
les exportations ? Certains des effets dynamiques les plus importants de la libéralisation
commerciale et de l'intégration économique concernent l'accroissement des transferts de
capitaux étrangers, de technologies et de connaissances. Dans l'ensemble, les pays les
moins avancés sont peu attracteurs d'investissements directs étrangers (IDE) (faiblesse des
infrastructures et des institutions, instabilités, coûts élevés de transaction, faible taille et
croissance des marchés…). L'expérience montre que les effets de zone de libre-échange
sont inférieurs à ceux de l'intégration régionale, que les facteurs déterminants d'attractivité
sont structurels et institutionnels et que du fait des barrières entre pays du Sud les
investisseurs européens ont intérêt à rester en France plutôt qu'à s'installer dans un de ces
pays (effet Hub and spoke).
Multilatéralisme régional N°3
14
En termes réticulaire de la régionalisation
Un quatrième critère (4) (dimension réticulaire de la régionalisation)) est celui des
coûts de transaction, de négociation, de contrôle et d'accès à l'information et des relations
de confiance et de proximité se nouant dans les relations extérieures. De nombreuses
relations commerciales, financières et technologiques Nord/Sud et intra est asiatique
passent par les firmes multinationales et sont internalisées par rapport au marché. Les
relations entre l'Europe et le monde méditerranéen ou les ACP sont caractérisés par
l'appartenance à des réseaux de commerce et de financement qui ont été structurés dans la
longue durée et renvoient à des relations de proximité. Les modèles de gravité posent en
principe que le volume d'échange entre deux pays est fonction de leur potentiel
commercial (PIB, dotation de facteurs, caractéristiques géographiques) et de leur
attraction commerciale. Celle-ci dépend positivement de la proximité géographique,
sociale et culturelle et des arrangements commerciaux préférentiels et négativement des
mesures de protection. Les facteurs de proximité sociale, culturelle, commerciale jouent
un rôle déterminant. Comme le montrent les modèles gravitationnel, le niveau des
échanges intra régionaux ayant mis en place une union douanière et monétaire est
supérieur à ce qu'indiquait le modèle sur la base des forces économiques "naturelles" et de
la seule proximité géographique. Le régionalisme de jure renforce la régionalisation de
facto.( cf. pour le Mercosur Madariaga 2003).
En termes de territorialité
Un cinquième critère (5) (dimension territoriale de la régionalisation Nord/Sud) est
celui de la nouvelle économie géographique de Krugman (1997) ou Venables (2000)
justifiant des Accords Nord/Sud (Catin, 2000). Selon une conception d'économie
géographique, la régionalisation se caractérise par des effets d'agglomération et de
polarisation. D'un côté, il y a réduction des distances et, a priori, réduction du rôle de la
proximité géographique en liaison avec les révolutions technologiques et le poids des
échanges immatériels. Mais, de l'autre, les territoires créent des effets d'agglomération. Il
y a d'autant plus de chance d'observer une polarisation que les coûts de distance sont
faibles et que les économies d'échelle sont fortes. On observe alors une concentration de
la production industrielle là où les marchés sont importants. Il peut en résulter des
processus cumulatifs renforçant les différenciations entre les centres et les périphéries.
Ces effets centripètes peuvent être contrecarrés par des différences de coûts de production
et par des rendements décroissants liés à des encombrements des centres.
Les forces centripètes sont les externalités technologiques et pécuniaires,
l'existence d'un marché du travail et les effets de liaison entre acheteurs et vendeurs. Ils
conduisent à des processus cumulatifs vertueux au centre. Les agglomérations d'activités
dépendent principalement de l'interaction de deux forces découlant : 1. des rendements
d'échelle internes à la firme ; 2. des coûts de transactions. Les forces centrifuges qui
encouragent la dispersion des activités incluent la congestion, la pollution, les autres
externalités négatives. Elles résultent d'une mobilité des facteurs et des coûts élevés de
transport et de transaction.
Multilatéralisme régional N°3
15
Malgré des modèles stylisés, il y a peu de preuves indiquant que les forces
d'agglomération augmentent la divergence de revenus entre pays en voie d'intégration
(Shiff et Winters, 2003). Il parait probable que, suite à l'ouverture du marché, on observe
une polarisation des gains d'efficacité, avec pour conséquence que les pays les plus faibles
et les moins "efficients" perdront certaines de leurs facilités de production et de revenus
au profit d'emplacements plus profitables (plus compétitifs) dans les pays partenaires et
régions avoisinants.
On peut considérer, a priori, qu'en réduisant les barrières commerciales et en
favorisant la mobilité des facteurs, les intégrations régionales favorisent plutôt le jeu des
forces centripètes et les divergences entre les centres et les périphéries. Pour que des
territoires aient entre eux des échanges, il faut des systèmes productifs permettant une
taille de marché et des produits diversifiés (et donc une complémentarité entre des effets
d'agglomération). Mais il faut qu'existent des infrastructures interconnectantes physiques
ou transactionnelles (réseaux) et donc un capital spatial. Les infrastructures conduisent
généralement plutôt à des effets de diffusion ou de contagion de la croissance en réduisant
les coûts de transport, en favorisant les transferts de technologies ou en baissant les coûts
de transaction. Cette diffusion peut se faire par le commerce extérieur (transfert
international de droits de propriété des marchandises), par les investissements directs
(transfert de droits de propriété des entreprises), par les coordinations non marchandes
(internalisation au sein des firmes ou des réseaux "ethniques") ; les dynamiques de
spécialisation territoriale l'emportent alors sur les effets d'agglomération.
En termes d'économie politique
Des argumentaires d'économie politique (6), peuvent être avancés en faveur des
accords Nord/Sud qui visent à gérer les interdépendances et à produire des biens publics
régionaux dans de nombreux domaines: prévention des conflits, coalition pour modifier
les rapports de force internationaux, accroissement du pouvoir de négociation
internationale, crédibilité des politiques économiques. Ces biens publics régionaux sont à
la fois des biens collectifs d'envergure régionale et des biens de clubs régionaux pour
lesquels une action collective régionale est efficiente. Dès lors que l'intégration
économique régionale favorise la sécurité, bien public, un accord régional peut constituer
un optimum de premier rang.
Les Accords Nord/Sud se font entre partenaires inégaux et conduisent à des
avantages inégaux. Les enjeux sont géonomiques, en termes de flux économiques et
sociaux et d'interactions entre des acteurs insérés dans des relations de puissance et de
pouvoir c’est-à-dire ayant des capacités d'influence nette sous forme d'incitation, de
contrainte ou d'hégémonie. On peut mettre à l'épreuve les Accords Nord/Sud au regard de
l'Economie politique internationale et notamment de la théorie des régimes régionaux :
ensemble de principes, de normes, de règles et de processus de décision conduisant à une
convergence des anticipations des acteurs dans un espace régional. Ces régimes façonnent
les relations internationales à partir d'accords institutionnels entre pays disposant de
pouvoirs asymétriques. Ils résolvent le dilemme de l'action collective. On peut parler de
régionalisation périphérique (Kebabdjian, 2004) pour caractériser les liens entre le centre
Multilatéralisme régional N°3
16
européen et les périphéries méditerranéennes. A défaut de régime monétaire, domine un
régime commercial, mode de résolution par des moyens commerciaux de conflits
commerciaux. L'Europe constitue un hegemon exerçant un leadership structurel voire
directionnel par son exemplarité.
2.3 Le cas des accords commerciaux régionaux entre l'UE et les ACP
Nous prendrons le cas des accords de libre échange Nord/Sud et notamment des
APE régionaux entre l’UE et les ACP. Au sein de l’OMC, l’Union européenne parle
d’une seule voix. Elle met en place des accords de libre échange soit avec des pays (ex
Afrique du Sud, pays du sud et l’est de la méditerranée) soit avec des groupements
régionaux (ex avec le Mercosur ou les ACP). Il y a ainsi insertion du régionalisme et de
régimes commerciaux régionaux avec le multilatéralisme.
Principes fondamentaux de la Coopération UE/SUDS
La Coopération UE-Suds repose sur quelques principes fondamentaux :
Égalité des partenaires et l'appropriation des stratégies de développement : il appartient
aux États ACP de déterminer, en toute souveraineté, les stratégies de développement de
leurs sociétés et de leurs économies ;
Participation : outre l'État en tant que partenaire principal, le partenariat est ouvert à
d'autres acteurs (par exemple la société civile, le secteur privé et les autorités locales) ;
Dialogue et engagements mutuels : les deux parties ont pris des engagements mutuels
(par exemple le respect des droits de l'homme) qui sont contrôlés de manière régulière
dans le cadre d’un dialogue politique global, équilibré et approfondi ;
Différenciation et régionalisation : les relations de coopération varient selon le niveau de
développement du partenaire, de ses besoins, de ses performances et de sa stratégie de
développement à long terme. Un traitement particulier est accordé aux pays les moins
avancés ou vulnérables (États enclavés ou insulaires, petites économies, etc.).
Dans ce contexte, les Accords de partenariat économique APE avec les ACP ou le
partenariat Euro-Med ne sont pas de simples accords de libre échange ayant des effets sur
le commerce et les recettes fiscales. Ils sont des accords de partenariat qui concernent
notamment les flux d’investissement et l’accès aux concours financiers extérieurs. Ils
répondent aux règles de l’OMC mais ils intègrent des degrés d’asymétrie et une période
de transition d’une durée de 12 ans maximum. Ils conduisent à un calendrier de
démantèlement tarifaire qui doit porter, pour respecter la règle de 90% de libéralisation
des échanges, sur 80 % des importations venant de l’Union européenne.
Les APE ou le partenariat Euro-Med constituent des espaces de négociation
mettant en jeu des accès à des financements, des compromis sur les produits sensibles, les
secteurs à hiérarchiser et à libéraliser, sur les échéances à respecter et les processus longs
à mettre en œuvre pour les mises à niveau. Leurs effets dépendront évidemment des
arbitrages dont on ne peut préfigurer la nature. Il existe de très nombreuses incertitudes
quant à l’acceptation au sein de l’OMC de la non réciprocité et du traitement spécial et
différencié et de l’interprétation de la définition de 90% de « l’essentiel des échanges
Multilatéralisme régional N°3
17
commerciaux ».
Les effets comparés des APE avec les autres systèmes préférentiels européens
Pour des PMA, l’alternative à l’APE est l’initiative européenne « Tout sauf les
armes » (TSA) qui n’implique pas la réciprocité, qui n’a pas de limite dans le temps mais
qui peut être dénoncé unilatéralement par l’UE, qui pose le problème de la compatibilité
avec la clause d’habilitation de l’article 24 du GATT et qui n’a pas le statut de Traité
négocié entre plusieurs parties. L’’initiative TSA accorde l’accès en franchise de douane
et sans contingentement aux importations de tous les produits (à l’exception des armes et
des munitions) provenant des PMA. Seuls trois produits n’ont pas été au départ libéralisés
(la banane, le riz et le sucre).
Pour un non PMA, l’absence d’APE signifie, en revanche, le remplacement des
préférences de Lomé par un SPG amélioré. Les SPG sont des systèmes préférentiels dont
les réductions et les exemptions tarifaires et non tarifaires sont moins généreuses que les
règles de Lomé et les règles d’origine plus strictes.
En conclusion, quel rôle peuvent jouer le régionalisme et la régionalisation dans la
régulation mondiale ?
La notion de biens publics régionaux et mondiaux est différemment mobilisée par
les autorités gouvernementales (ex de la France ou de la Suède), les organisations de
solidarité internationale et les organisations internationales. Il existe actuellement une
spécialisation des organisations internationales et régionales dans la prise en charge des
biens publics internationaux (paix : ONU ; santé : OMS ; préservation du patrimoine
culturel : UNESCO ; environnement durable : AME et OME ?), cadre juridique ouvert
pour les échanges commerciaux (OMC) et liberté monétaire et financière (FMI) ;
développement (Banque mondiale) ; respect des droits sociaux (OIT). En revanche, les
liens entre ces organisations sont limités et les rapports de pouvoir sont asymétriques ce
qui conduit à une primauté de fait de la Banque mondiale, du FMI et de l’OMC sur les
autres organisations.
Les modèles de régulation ou de gouvernance mondiale sont multiples à défaut
d’un gouvernement mondial reposant sur un principe démocratique (1 citoyen une voix).
On peut différencier : a) les décisions prises dans des domaines spécialisés par les
organisations internationales (FMI, Banque mondiale, FAO, BIT, ONUDI...), b) les
négociations et les coopérations entre gouvernements, c) les réseaux d’autorités
indépendantes émettant des normes à partir de la légitimité de l’expertise, les droits et les
jurisprudences transnationales (ex. de l’office de règlement des différends au sein de
l’OMC), d) l’autorégulation privée par des arrangements contractuels, des codes et des
normes mis en place par les firmes privées multinationales (Jacquet, Pisani-Ferry,
Tubiana, 2002).
A défaut de gouvernement mondial capable d’imposer des disciplines et des
sanctions, il y a mise en place de différents modèles de gouvernance mondiale, à travers
les négociations des règles internationales, l’élaboration de normes et de valeurs et un
Multilatéralisme régional N°3
18
ensemble de régulations assurées par les acteurs pluriels. Ces modèles expriment plus ou
moins le poids des puissances hégémoniques et des oligopoles privés imposant leurs
normes et leurs valeurs.
Dans un monde interdépendant et inégalitaire, il importe de remettre en question
l’architecture de la gouvernance mondiale ; mettre l’accent sur les processus de décision
politique et sur les procédures permettant de définir et de hiérarchiser les biens qui
constituent un patrimoine commun et sont du domaine du collectif inter ou transnational
trouve une légitimité particulière au niveau régional.
Plutôt que de démanteler les institutions de Bretton Woods, il faut les renforcer et
les démocratiser. Au sein des Nations Unies, il faudrait mettre en place un conseil de
sécurité économique et financière et élargir les membres du conseil de sécurité en donnant
des voix à des représentants des grandes régions. On peut envisager que le FMI se
rapproche d’une Banque centrale mondiale. Les autres organisations internationales
auraient alors une vocation sectorielle. La montée du régionalisme doit conduire
parallèlement à un renforcement des organisations régionales tant sur le plan monétaire
que sur le plan financier, commercial ou environnemental. En revanche, il parait utopique
de penser des systèmes de gouvernements mondiaux. La démocratie, faite de
représentation est construite par des procédures, des délibérations, des expertises et des
opinions qui ne peuvent s’exprimer que dans un cadre institutionnel supposant des inclus
et des exclus. Elle ne peut être aujourd’hui pensée qu’au niveau national ou sous régional.
La régulation au sens fort ne se réduit pas simplement à une réglementation et un
encadrement normatif. Elle suppose la mise en place de compromis socio-politiques
durables, avec des mécanismes de redistribution et de cohésion sociale. Une régulation
mondiale implique une action publique transnationale. Comment trouver des processus de
décision légitimes qui permettent de hiérarchiser ces biens et de prendre en compte
l’hétérogénéité des systèmes de préférences et de valeurs ? Comment définir un espace
public transnational de décision, structure qui engendre un cadre de définition, de
représentation d’un bien ou d’un patrimoine commun et un mode de coordination des
rapports entre les acteurs qui lui correspondent ? Comment faire converger les
anticipations des décideurs sur les risques, les coûts et les bénéfices, malgré les
incertitudes rendant difficile un consensus entre experts, politiques, citoyens et opérateurs
privés ? Les critères d’évaluation et de décision sont multiples : efficience, équité,
précaution, responsabilité… La démocratisation dépasse la légitimité électorale et met en
œuvre des politiques délibératives et un espace public défini, au sens de Habermas,
comme le lieu où les interprétations et les aspirations en question se manifestent et
acquièrent consistance aux yeux de chacun, s’interpénètrent, entrent en synergie ou en
conflit.
La démocratie, faite de représentation et d’arbitrage entre des valeurs parfois
conflictuelles, est construite par des procédures, des délibérations, des expertises et des
opinions exprimées publiquement. Or, pour l’instant, seuls les cadres nationaux
constituent de tels espaces institués de débat et de régulation, et la démocratie
internationale ou mondiale n’a pas d’existence réelle qui s’exprimerait au niveau
universel ou au sein d’organisations internationales : celles-ci fonctionnent selon les
Multilatéralisme régional N°3
19
principes « un Etat = une voix » ou « un $ = une voix » ; et, de leur côté, les diverses
formes d’actions démocratiques participatives (comme les Forums sociaux) et l’apparition
d’une certaine conscience planétaire (certains parlent de « citoyenneté transnationale »)
ont un pouvoir structurel trop limité pour faire mieux que maintenir la position
« radicale » dans le domaine du pensable. Alors que la question de l’inclusion des
citoyens de la planète se pose aujourd’hui avec acuité dans un contexte de mondialisation
économique, les différentes organisations internationales spécialisées peuvent-elles
néanmoins devenir de véritables instances de régulation transnationale ? Il est prioritaire
pour la survie durable de la planète de progresser au-delà de la gouvernance actuelle vers
une régulation transnationale, laquelle constituerait un bien public mondial par
excellence.
La politique de coopération au développement est à côté de la monnaie unique, un enjeu
essentiel dans la construction de l'Union européenne. Le débat central se situe entre un
multilatéralisme universel dans lequel se diluent les accords de libre échange Nord/Sud et
un multilatéralisme coopératif entre grands ensembles régionaux (régionalisme fédérateur
(Garabaghi, 2005) ou régionalisme coopératif assurant la compatibilité d'intérêts
divergents entre États (Lafay, Siroën, 1994). Les relations Nord/ Sud sont alors un enjeu
stratégique pour construire une Europe ayant une autonomie de sa politique diplomatique.
Les relations avec les pays du Sud sont aussi une manière pour l’Europe de se construire
comme entité ou de se diluer.
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School of Economics, Working paper.
Multilatéralisme régional N°3
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Série « Multilatéralisme régional » *
Sous la direction de Ninou Garabaghi
-
Processus et politiques d’intégration régionale à l’œuvre à l’ère de la mondialisation :
multilatéralisme régional et gouvernance mondiale,
par Ninou Garabaghi,
UNESCO, 2005, (Multilatéralisme régional N°1, SHS-2005/WS/MR/1).
-
Construire les régions comme ensembles politiques et sociaux, par Jacques Ténier,
UNESCO, 2006, (Multilatéralisme régional N°2, SHS-2006/WS/MR/2).
-
Quel rôle peuvent jouer les organisations d'intégration régionale dans une nouvelle
architecture internationale, par Philippe Hugon, UNESCO, 2006, (Multilatéralisme
régional N°3, SHS-2006/WS/MR/3).
-
Régionalisme, arrangements institutionnels hybrides et gouvernance à la carte, par
Christian Deblock, UNESCO, 2006, (Multilatéralisme régional N°4, SHS2006/WS/MR/4).
-
L’intégration régionale multisectorielle et le multilateralisme, par Louis Sangaré,
UNESCO, 2006, (Multilatéralisme régional N°5, SHS-2006/WS/MR/5).
A paraître :
-
La dimension juridique du multilateralisme régional, par Mireille Delmas-Marty.
-
La dimension sociale de l’intégration en Amérique du Sud : politiques stratégiques
et options sociales, par Paulo Roberto de Almeida.
Contact :
Dr Ninou Garabaghi, UNESCO
Spécialiste principal du programme
Secteur des Sciences sociales et humaines
Tél. : +33 (0)1 45 68 45 14 / e-mail : [email protected]
*Documents accessibles en ligne : http://unesdoc.unesco.org/ulis/index.html
Multilatéralisme régional N°3
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