L’urbanisme et la règle au Liban
Rapport préliminaire
Introduction
Lorsque l’on parle de droit, il est souvent de bon ton d’affirmer qu’il n’y a pas de lois au Liban : « Ma fi
qanoun bi lebnan ! ».De même lorsque l’on parle d’urbanisme, il est de courant d’entendre surgir le
mot chaos : « Faouda ».
Pourtant il existe bien une organisation du système de production urbaine, définie par une série de lois
et règlements, avec une administration en charge de veiller à sa bonne application. On peut porter un
jugement positif ou négatif sur le contenu des lois et des règlements, mais on ne peut nier que le
principal mode de production urbaine est d’origine réglementaire. Dans la grande majorité des cas, c’est
en effet la règle d’urbanisme qui, depuis plus d’un demi-siècle, fabrique la ville, et même d’une certaine
façon la non-ville.
C’est ce que démontraavec pertinenceElie el-Achkar en 1998. Dans une publication qui reste encore
aujourd’hui une référence, il affirma que la forme urbaine produite au Liban était profondément liée à la
réglementation, s’opposant au cliché selon lequel la production urbaine était en proie à l’anarchie la
plus totale, sans toutefois nier la réalité des contournements et des infractions
1
.
Le Liban est donc par excellence un territoire d’urbanisme réglementaire : c’est la règle qui fait le projet,
et non le projet qui fait la règle, pour reprendre un adage bien répandu. Il faut dire qu’une telle situation
est habituelle dans les pays qui, comme le Liban, ont érigé la propriété privée en un droit inviolable et
sacré. Le foncier étant la matière première de tout projet d’urbanisme et de construction,
l’aménagement du territoire est devenu un exercice d’équilibriste entre la protection des droits des
propriétaires et le nécessaire devoir d’organiser un territoire dans l’intérêt général.
La propriété foncière et le droit de construire
Le droit de construire étant, au Liban sans doute davantage qu’ailleurs, intimement lié au droit de
propriété, il faut donc veiller à encadrer la liberté de construire de chacun sans y porter une atteinte
excessive, mais il faut aussi veiller à ne pas créer une rupture d’égalité entre les propriétaires en
autorisant l’un à faire ce que l’on interdit à l’autre.
En 2008, Vincent Renard, un chercheur français spécialisé dans les questions foncières, relevait d’une
manière générale :
« En ce qui concerne le rapport à la propriété et au respect du foncier et des règles de droit, j’ai
plutôt le sentiment que le clivage n’est pas tant un clivage droite/gauche qu’un clivage
archaïques/modernes, c’est-à-dire celui qui oppose les défenseurs de la « petite propriété
traditionnelle méritante », respectueux de l’histoire et du parcellaire et les partisans d’une
1
Réglementations et formes urbaines, Elie el-Achkar, 1997…
modernisation du système qui permet de restructurer le foncier, de s’abstraire du cadastre, de
restructurer l’espace. »
2
Le rapport à la propriété foncière dans le mode d’urbanisation du territoire libanais serait donc, si l’on
suit ce raisonnement, celui des « archaïques ». C’est la propriété cadastrale qui structure
incontestablement l’espace au Liban. Chaque propriétaire doit être libre de construire, où que se situe
son bien-fonds, selon les lois et règlements en vigueur.
Si l’Administration décide, pour des considérations d’urbanisme, de rendre le terrain d’un propriétaire
non-constructible, elle devra alors verser une indemnité compensatoire au propriétaire que la loi estime
« lésé » dans pareil cas
3
. Un tel dispositif a pour effet de rendre tout le territoire constructible.
En 2011, Eric Verdeil revient sur la planification tourmentée du Grand Beyrouth sous l’ère réformatrice
de la présidence Chehab dans les années 1960, en relevant les fortes oppositions des propriétaires
fonciers de l’époque se sentant lésées par l’édiction de règles qui leur parurent excessivement
contraignantes. Ces oppositions se sont traduites par des augmentations des droits à bâtir au gré des
plans successivement adoptés, d’abord en 1964, puis en 1970, toujours en vigueur
4
.
Plus tôt, en 2002, Charbel Nahas, un économiste libanais érudit en matière d’urbanisme, avait résumé
l’approche sociétale de la propriété foncière et du droit de construire en analysant la situation de la
manière suivante :
« L’acte d’aménagement se heurte de front premièrement à la conviction des citoyens que leurs
droits privés, notamment en matière de constructibilité des biens fonciers, sont absolus et ne
peuvent subir que les lois du marché, et deuxièmement à leur conviction qu’il est du devoir de
l’État d’assurer les infrastructures et les services nécessaires aux constructions qui peuvent être
édifiées sur tout le patrimoine foncier, quelles qu’en soient les utilisations. Ces deux convictions
expriment la situation d’étrangeté de l’État par rapport à la société, voire de contradiction entre
eux. Elles se sont progressivement enracinées au Liban. Comme, par ailleurs, la propriété
foncière est largement répartie parmi les Libanais, que les avoirs fonciers constituent une part
essentielle du patrimoine des ménages et des entreprises et la garantie principale de leur
endettement et que le secteur immobilier occupe une part importante de l’activité économique,
pour toutes ces raisons, les diverses considérations d’aménagement sont venues à apparaître
comme des entraves injustifiées du fait de leur opposition aux intérêts des individus et des
groupes, bien qu’ils consentent à en reconnaître la valeur de principe pour tout ce qui ne touche
pas directement leurs intérêts. »
5
La règlementation en vigueur ne va pas simplement conditionner la forme bâtie, mais elle va également
formater la trame foncière, et par conséquent la structure même des propriétés. En effet, la trame
parcellaire telle qu’elle a été cadastrée à partir des années 1930 ne permettait que rarement d’accueillir
une « urbanisation acceptable » et surtout une constructibilité optimale. Les premiers règlements
d’urbanisme adoptés dès les années 1950 ont ainsi prévues des conditions propres aux dimensions de
2
L'URBANISME ET LE FONCIER. LA DÉCONNEXION ENTRE LE SPATIAL ET LA FINANCE, Vincent Renard et Olivier
Mongin Editions Esprit | Esprit 2008/2 - Février pages 92 à 102
3
Art. 17 du décret-loi 69/83 du 9 septembre 1983 (loi de l’urbanisme)
4
Beyrouth et ses urbanistes, Eric Verdeil, IFPO, 2011, p. 273 et s.
5
Acteurs et procédures, Charbel Nahas, 2002, disponible sur charbelnahas.org
parcelles constructibles et de celles divisibles (superficie minimale, profondeur et largeur de façade), si
bien que des pans entiers de la trame foncière du pays ont été remodelés selon la procédure du
lotissement ou celle du remembrement pour faciliter une urbanisation massive.
C’est ainsi que, sauf rares exceptions, les lois et règlements ont dessiné la ville et façonné les paysages,
en structurant le foncier, formatant le bâti, de manière homogène et généralisée. Dans un tel mode de
production urbain, la question de l’écriture de la règle d’urbanisme est alors fondamentale.
Notion de règle d’urbanisme
Il n’existe pas de définition officielle de la règle d’urbanisme, même si celle-ci a pu faire l’objet, du moins
en France, d’une littérature abondante d’abord de l’ADEF
6
, puis du GRIDAUH
7
, qui peut fournir de
nombreux élément permettant d’en donner une. Nous pourrions ainsi la définir comme une règle de
droit, traduisant un projet politique d’aménagement du territoire (nous pouvons également parler de
planification urbaine), opposable à tout propriétaire souhaitant réaliser un projet de construction ou
d’aménagement. Les permis de construireet de lotiren sont des éléments indissociablespuisqu’ils
permettent le contrôle par l’Administration de la bonne application des règles qu’elle a elle-me
émises.
Nous pouvons la distinguer en deux catégories : la règle qualitative et la règle quantitative.
La règle qualitative est celle définissant principalement les aspects d’ordre esthétique :
matériaux à utiliser pour la construction et les clôtures, couleurs, éléments d’ornementation
(corniches, débords, etc.), création ou préservation de la végétation, etc.
La règle quantitative est beaucoup plus sensible car elle touche directement à la surface
constructible, et donc à la valorisation du droit de propriété. Nous pouvons relever trois sous-
catégories : les règles quantitatives relatives à la densité constructible,celles à caractère
métrique, ou encore celles à caractère numérique.
o Les règles de densité consistent à définir des coefficients d’exploitation ou d’occupation,
pouvant porter à la fois sur l’emprise au sol ou bien sur la surface de construction
admise en totalité. Leur application dépend intrinsèquement de la contenance réelle du
terrain, ce qui suppose une détermination officielle de leur superficie (au cadastre ou
selon le mesurage d’un topographe assermenté), à laquelle on applique le coefficient
multiplicateur.
o Les règles métriques sont celles fixant des normes de distance minimale à respecter
(depuis la limite parcellaire ou la voirie, entre deux constructions, de vues), de hauteur
totale, de hauteur sous plafond des étages, de gabarit, de saillies, de dimensions
minimales du terrain à bâtir, etc.
o Les règles numériques, qui s’expriment par exemple par un nombre maximal d’étages
constructibles, ou bien un minimum de places de stationnement à créer ou bien
d’arbres à planter.
6
L’urbanisme et la règle, ADEF, 1987 ;
7
Rapport GRIDAUH, 2012 ; L’écriture du PLU, GRIDAUH, 2013
La détermination des règles d’urbanisme, en particulier quantitatives, est quelque chose de délicat car il
s’agit d’autant de restrictions à l’exercice du droit de construire attaché au droit de propriété.
Mais au-delà, la fixation d’une règle de droit en matière d’urbanisme touche une question de fond, liée
au facteur temps. La règle est par essence fixe, absolue, et s’applique jusqu’à ce que l’on en décide
d’une autre, alors que l’urbanisme est évolutif, contextuel et créatif. Il se peut en effet que sitôt fixée,
elle ne soit déjà plus adaptée à la situation de terrain et de ses alentours. De ce point de vue, la règle
d’urbanisme devrait, pour être tant utile qu’efficace, faire l’objet d’une réforme permanente.
Planifier à coups de règles peut se révéler contre-productif, en particulier lorsque certains règlements en
vigueur ont été approuvés depuis plusieurs décennies comme c’est souvent le cas au Liban. Difficile en
effet de trouver, par exemple s’agissant de Beyrouth, un quelconque lien entre un projet politique
d’aménagement et un ensemble de règles dont la plupart ont été définies par un décret de 1954, à une
époque où la capitale libanaise présentait un tout autre visage.Il en est de même pour la règlementation
urbaine du Grand Beyrouth toujours en vigueur depuis un décret de 1970, à une époque où les
territoires concernés consistaient encore principalement en de vastes terres agricoles à urbaniser.
Par ailleurs, il faut être clair sur ce que peut être une règle d’urbanisme définie en application de la
législation d’urbanisme, et bien établir la distinction avec une règle de construction prévue par la
législation de la construction. Cette situation est bien différente de celle en France où toutes les règles
relatives à la construction d’un bâtiment, opposables au demandeur d’un permis de construire, sont
prévues dans le plan local d’urbanisme. Cette dualité de deux législations encadrant l’acte de construire
puise ses origines dans l’historique de la législation urbaine au Liban.
Historique de lalégislationde la construction et de l’urbanisme
Le premier texte organisant véritablement l’aménagement du territoire et créant le permis de construire
était une loi dite « deconstruction », datant de l’année 1940 (décret-loi n°61/LE du 30 août 1940), alors
que le Liban était encore sous mandat français. Cette loicomportait certes un chapitre relatif à
l’urbanisme, mais consistait principalement à ne fixer que des règles de gabarit et de hauteur. Il faut dire
qu’avec les techniques de construction encore artisanales à l’époque (le béton n’avait fait que
timidement son apparition) et la faible pression foncière, il n’était sans doute pas apparu opportun de
définir des règles plus complexes. Ce n’estqu’en 1962 que fut adoptée la première loi d’urbanisme (loi
du 24 septembre 1962),abrogeant le chapitre relatif à l’urbanisme inséré dans la loi de la
construction,laquelle conserva néanmoins toutes les autres dispositions concernant notammentle
permis de construire et plusieurs spécifications techniques propres à la construction, comme le gabarit
ou la hauteur des bâtiments.
L’année 1971 marqua un nouveau tournant, avec la premièrerévision en profondeur de la loi de la
construction (loi n° 59/71 du 13 septembre 1971), tandis celle de l’urbanisme de 1962 resta en vigueur.
A titre relativement anecdotique, la loi de la construction de 1940 comportait unerègle de hauteur de
bâtiment identique pour tout le territoire libanais. Celle-ci était de26 mètres, et correspondaità la
longueur maximale d’une échelle de pompiers. Cette hauteur étant fixée par laloi, les règlements
d’urbanisme établis sous son empire, comme le plan d’urbanismede Beyrouth de 1954 ou celui de sa
grande banlieue en 1970, ne prévoyaientnaturellement pas de règles de hauteur. La révision de la loi en
1971 supprima cetteservitude légale de hauteur, laissant le soin aux plans et règlements d’urbanisme
defixer de telles règles. C’est ainsi que les hauteurs furent brutalement libérées etque l’on vit
l’apparition dans la foulée de premières tours à Beyrouth puis en périphérie
8
. Si des dispositions comme
celles relatives à la hauteur furent supprimées de la loi de la construction, d’autres y furent introduites
comme par exemple celles relatives au stationnement des véhicules.
Les deux législations ont été, à quelques jours d’intervalle, remises à plat en 1983. Ce fut d’abord la loide
de l’urbanisme la première à être abrogée puis remplacée par un décret-loi n° 69 du 9 septembre 1983,
puis la loi de la construction par un décret-loi 148 du 16 septembre 1983.
Le texte relatif à l’urbanisme est toujours en vigueur, tandis que celui relatif à la construction fut de
nouveau abrogé et remplacé par la loi n° 646 du 11 décembre 2004.Il est à noter que seule la législation
de la construction comprend un décret d’application de la loi (décret n° 15874 du 12 décembre 2005),
alors que la législation de l’urbanisme ne comprend qu’un décret-loi, qui a valeur de loi.
Objets respectifs des législations l’urbanisme et de la construction
Nous avons dressé ci-après un tableau des dispositions qui relèvent de la législation de l’urbanisme et
celles qui relèvent de la législation de la construction, selon l’intitulé des chapitres de chacune.Le
schéma du décret d’application de la loi de la construction est identique à celui de la loi de la
construction.
Loi de l’urbanisme
Loi de la construction
1. Le Conseil supérieur de l’urbanisme
2. Plans et règlements d’urbanisme,
domaine d’application – finalité
élaboration effets
3. L’exécution des plans et règlements
d’urbanisme
4. Permis de construire
5. Carrière (abrogé)
6. Le lotissement
7. Dispositions diverses
1. Le permis de construire
2. Spécifications techniques de la
construction
3. Les sanctions
4. Dispositions diverses
Plusieurs observations peuvent être émises.
Premièrement, c’est bien la loi de l’urbanisme qui définit, en ses articles 4 à 17, le cadre juridique dans
lequel doivent être élaborés et approuvés les plans et règlements d’urbanisme qui peuvent être
directeurs ou détaillés (nous évoquerons ultérieurement quel doit être le contenu de chaque type de
plans et règlements d’urbanisme selon la loi). Toutefois, ce n’est pas la loi de l’urbanisme qui apporte
des précisions dans le cas de l’absence de plans et règlements d’urbanisme sur un territoire, mais celle
de la construction, en son article 17, et à l’article 13 de son décret d’application.Ces
dispositionsprévoient également une application transitoire des plans et règlements d’urbanisme
élaborés ou révisés, mais non encore approuvés selon la procédure prévue par la loi de l’urbanisme.
8
Voir Recueil des textes, p. 77
1 / 34 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !